En Tunisie, il n’y a pas de statistiques récentes sur les signalements parvenus aux délégués de l’enfance sur les cas d’inceste, affirme à Nawaat, le Délégué général de l’enfance, Mehyar Hammadi. Les derniers recensements relèvent une dizaine de signalements mais «ils ne reflètent pas l’ampleur des agressions commises sur l’enfant. Certaines ne sont jamais rendues publiques, notamment s’agissant de l’inceste », ajoute-t-il. Dans le sillage du mouvement #MeToo en Tunisie, plusieurs témoignages de victimes d’inceste ont déferlé sur les réseaux sociaux, attestant ainsi de l’ampleur d’un mal enfoui.

L’inceste sous une chape de plomb

Sévissant dans le cercle familial, l’inceste brise difficilement la loi du silence. C’est le cas de Nedra, le personnage principal du nouveau roman de Monia Ben Jemia. Profitant de la sieste de la famille, le grand-père de Nedra abusait d’elle fréquemment. « Culbutes, chatouilles, ce n’est qu’un jeu, un pur hasard les frôlements de son sexe sur le sien ou sur sa bouche. Il n’a même pas besoin de lui demander d’en garder le secret puisque rien n’est intentionnel », écrit l’auteure. Inspiré de son expérience au Centre d’écoute et d’orientation des femmes victimes de violence de l’ATFD, ce récit de Monia Ben Jémia puise dans «les nombreuses histoires parvenues au centre d’écoute sur l’inceste», confie-t-elle à Nawaat.

L’histoire de Marwa, 36 ans, aurait pu être l’une d’elles. Il lui a fallu des années de recul pour se remémorer les premiers gestes déplacés de son père. Son souvenir remonte à ses 4 ans. « Ma mère lui a demandé de me donner un bain. J’ai senti que son regard avait changé, que ses mains me tripotaient le sexe bizarrement. Je ne comprenais pas, j’ai zappé », raconte-t-elle à Nawaat. Vers ses 8 ans, la petite Marwa voyait déjà ses seins commencer à s’arrondir. «A l’époque, je me souviens qu’un jour où j’avais de la fièvre, il est venu me palper les joues pour contrôler ma température puis il a glissé sa main sur mes seins». A l’adolescence, il la surprend à la terrasse du foyer familial, vient s’agripper derrière elle, la saisit de ses deux mains, l’une caressant ses seins et l’autre son sexe. Alors qu’il était lui-même en érection. «Ce jour-là, je l’ai menacé de jeter l’eau de javel en ma possession sur sa figure. Il me répétait qu’il était mon père, qu’il ne faisait qu’exprimer son amour pour moi», se souvient-elle.

Banalisation et déni

Si Marwa a conservé de la rancœur envers son père, elle n’en aura pas gardé envers son frère ainé. Pourtant, elle aura aussi eu des pratiques incestueuses avec lui. «Il est de trois ans mon ainé. On était au début de l’adolescence. On se réfugiait à la cave de notre maison pour jouer et on se caressait au passage. Un jour, ma mère nous a surpris. J’ai dû endurer une raclée monumentale. Mon frère a été épargné», raconte-t-elle. Et de poursuivre : «Je n’en parle pas vraiment. C’est mon frère et je l’aime», lance-t-elle. Sa mère, encore aujourd’hui, opte pour une autre version des faits. « Vous étiez très jeunes, tous les enfants découvrent la sexualité en jouant au médecin et à la patiente, me dit-elle toujours. Pourtant nous n’étions plus aussi jeunes, nous étions des adolescents », rapporte Marwa.

Sa mère a raconté plus tard à sa fille qu’elle a elle-même été abusée sexuellement par son oncle. Or elle refuse encore aujourd’hui de qualifier ce qu’elle a subi d’inceste. «C’était ainsi à notre époque. C’était des attouchements insidieux. On enterrait l’affaire et on n’en parlait plus», explique la mère à sa fille.

Pour Monia Ben Jémia, le déni prévaut autour de l’inceste. Le psychiatre Zied Choubani explique : «Il a fallu du temps pour verbaliser l’inceste dans toutes les sociétés. Consciemment ou inconsciemment, c’est plus simple de ne pas voir ou de refuser de voir les faits que de les enrayer et de risquer de rompre un équilibre familial».

Nedra, l’héroïne du roman « Les siestes du grand-père » soupçonnait sa mère d’avoir deviné les agissements de son propre père. « Cela se passait à quelques pas des tantes réunies, comment ne pas le voir mais c’est tellement sidérant qu’on préfère se taire. Même la victime garde le silence pour préserver sa famille», rebondit Ben Jémia. Ce n’est pas le cas de Marwa qui a rapporté ses agressions à sa mère et sa fratrie. «Ma sœur me disait qu’elle était plus belle que moi, et qu’il n’allait donc pas s’en prendre à moi et l’épargner elle», raconte Marwa. Ces remises en cause de son récit n’étaient pas partagées par sa mère. «Elle m’a dit plus tard qu’elle l’a bien vu, c’est pour ça qu’elle nous interdisait par exemple de porter des robes la nuit, qu’elle faisait en sorte qu’on ne reste pas seules-moi et ma sœur- avec lui. Elle essayait de nous protéger de lui mais n’imaginait pas divorcer. Elle l’aimait malgré tout», raconte-t-elle. Plus tard, sa fratrie se range aussi à ses côtés mais «on me disait qu’ils me croyaient mais ne voulaient plus en entendre parler», poursuit-elle.

L’étendue des dégâts psychologiques

Pendant des années, Marwa croyait qu’elle était fautive, qu’elle n’était pas une bonne fille pour son père. «Au départ, l’enfant ne saisit pas la portée de ce qu’il lui arrive tout en sachant que c’est malsain», explique la pédopsychiatre, Ahlem Belhaj, à Nawaat. Et d’ajouter : « cette prise de conscience des faits dépend de l’âge de l’enfant, la durée des abus, mais aussi du contexte : s’il y a eu menace ou si c’était dans le cadre d’une relation de séduction et d’amour incestueux. Dans tous les cas, l’emprise de l’agresseur est grande. Elle est morale ou physique et anéantit tout consentement ».

Marwa n’a pu mettre des mots sur les faits que jusqu’au jour, vers ses 17 ans, où elle a regardé une émission française sur l’inceste. «Je me suis dit que je n’étais pas la seule à subir ça, que ça s’appelle l’inceste». Entre-temps, elle n’a cessé de culpabiliser. «J’étais l’objet aussi de sévices sexuels de la part d’un prof. Puis, à l’adolescence, les hommes me disaient souvent que je les excitais. Je me disais que j’étais responsable de tout ça puisque je provoquais tous les hommes autour de moi. Au final, je me disais que ce n’était pas vraiment la faute de mon père», se souvient-elle.

Un récit appuyé par Ahlem Belhaj : «très souvent, quand la fille ose en parler, on la culpabilise. On lui impute des conduites inappropriées». Ce sentiment de culpabilité ronge les victimes parce qu’il repose aussi sur une certaine ambivalence, explique Dr Choubani. «L’abus sexuel a toujours une connotation d’interdit. En même temps, il peut être une source de découverte et de plaisir involontaire d’où l’ambivalence», ajoute-t-il. La honte érode la victime et elle refoule. «C’est une amnésie dissociative constatée dans les traumatismes psychiques. L’émotion est tellement forte que le cerveau la refoule pour se défendre», souligne le spécialiste. Ce n’est que plus tard en faisant face à des situations semblables (premières relations sexuelles, émissions sur le sujet, etc.) que le refoulé remonte à la surface chez certaines victimes.

Entre temps, des signaux pourraient alerter les proches. «L’inceste a un impact négatif sur le développent psychologique de l’enfant sur le court, le moyen et le long terme. Ceci se manifeste de différentes manières comme l’instabilité scolaire, la toxicomanie, les dépressions, etc.», souligne Dr Belhaj. D’autres victimes ne présentent pas de symptômes dans l’immédiat mais bien plus tardivement. «Parmi ces séquelles, une détérioration de l’estime de soi, des schémas affectifs non sécurisés, de l’hyper-protection», ajoute Zied Choubani.

Marwa est passée par là. «Au départ, les hommes me dégoutaient. Le simple fait de les approcher me provoquait des vomissements. Puis, je me suis engagée dans des relations toxiques en me disant que je les méritais puisque ma personne attirait ce genre de partenaires». La jeune femme est également hyper-protectrice envers ses nièces, admet-elle.

Elle n’a sollicité l’aide d’un professionnel qu’une seule fois. «Il m’a bourrée de médicaments, je ne suis pas retournée le consulter depuis». Monia Ben Jémia relève en effet une tendance chez les psychiatres à se contenter de soigner les symptômes avec des médicaments sans creuser dans la profondeur du mal. «Or le chemin vers la guérison passe par la capacité à construire son propre récit, à déverrouiller les mots», martèle-t-elle. C’est la voie préconisée également par le psychiatre pour dissiper le sentiment de culpabilité. « Il faut revoir les faits avec son regard d’adulte qui a compris qu’il ne pouvait agir quand il était enfant, qu’il était sous une emprise». Afin de prendre en charge ces traumatismes, une unité appelée « trauma et résilience » a été mise en place à l’hôpital Mongi Slim à la Marsa. «Cette unité prend en charge toutes les formes de violences infligées à l’enfant», fait savoir Ahlem Belhaj.

Quid de la loi et des institutions de l’Etat ?

Pour leur part, les délégués de l’enfance sont chargés d’assurer la sécurité de la victime en cas de signalement d’un cas d’inceste. «L’enfant est placé dans sa famille si celle-ci le soutient ou dans une institution de protection de l’enfance pour le sécuriser », explique le Délégué général de l’enfance. Et de poursuivre : « l’enquête est conférée à l’unité spécialisée dans les violences faites aux enfants. L’enfant passe par la médecine légale pour repérer sur son corps des traces d’abus. L’examen de la victime par un pédopsychiatre est également nécessaire. Le but étant de récolter des preuves pour inculper l’accusé».

En effet, la voie de la rémission de la victime passe aussi par la reconnaissance de la culpabilité de l’agresseur. «Un jour, ma mère, demandant le divorce, a menacé mon père de porter plainte contre lui pour atteintes aux bonnes mœurs. Et alors qu’elle ne lui a donné aucune explication, mon père m’a aussitôt appelée pour m’implorer de ne pas témoigner contre lui. Pour moi, c’était un ouf de soulagement. Enfin, il a reconnu sa culpabilité ! », raconte Marwa. Finalement, en l’absence d’une plainte à son encontre, son père n’a pas été reconnu coupable par la justice tunisienne. Il a pourtant récidivé en agressant sexuellement une autre de ses filles, née d’une deuxième noce, en France. Il a fini par être inculpé suite à la plainte de la mère.

Monia Ben Jemia

Rappelons que la loi relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes de 2017 reconnait clairement l’inceste. Le viol incestueux est puni de la prison à vie. Le délai de prescription concernant l’inceste court à compter de 10 ans à partir de la majorité de la victime. Monia Ben Jémia, juriste, plaide pour l’imprescriptibilité du crime d’inceste en raison de l’amnésie pouvant être très longue de la victime autour des faits.

Afin de prévenir les agressions sexuelles, l’ancienne présidente de l’ATFD préconise de miser sur la sensibilisation des enfants en leur apprenant à préserver leur intimité. Elle souhaite aussi le lancement d’une association chargée de soutenir les victimes d’inceste. En effet, les non-dits autour de la sexualité et des abus entrainent des ravages.

« Briser ce tabou permet de rompre avec un climat incestuel traversant les générations dans une seule famille », souligne Ben Jémia. Déterrer les non-dits contribue aussi à prévenir l’irréversible. Des années plus tard et même en se disant dépouillée du sentiment de culpabilité, Marwa n’arrive toujours pas à se défaire des paroles de son père : «Tu passeras d’un homme à un autre et aucun d’eux ne voudra de toi, me disait-il. J’ai trainé quelque part dans mon subconscient cette idée que je n’ai pas le profil épousable. Et ce n’est pas sans conséquences», soupire-t-elle.