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Visite de l’ancien ministre de la Santé à l’Hôpital Charles Nicolle à Tunis, 12 octobre 2020. Crédit : Ministère de la Santé

Au 14ème siècle, la Tunisie a connu les « Al-Tabib Al-Skolli » qui était une lignée de médecins tunisiens qui enseignaient la médecine à la Zeitouna et exerçaient au « Moristan » fondé par le Roi de Tunis Abou Fares AbdelAziz au profit des pauvres et démunis. Parmi les « Tabibs As-Skoly », certains ont écrit les meilleurs traités de médecine et de pharmacie de leur temps.

Ensuite, au 16ème siècle, on retient la lutte contre le maraboutisme via la création de structures sanitaires comme l’hôpital Aziza Othmana, premier exemple d’hôpital psychiatrique dans le contexte tunisien, initialement logé dans la rue des « Azzafins » (les musiciens), ou les patients recevaient à leur sortie, des sommes d’argent compensant leur durée d’inactivité due à l’hospitalisation et où des musiciens jouaient de la musique pour égayer l’esprit des malades.

Le système de santé tunisien a connu un bouleversement au cours de la colonisation, avec l’introduction de nouveaux concepts médicaux occidentaux, avec une nouvelle façon de faire la médecine ainsi que la création de nouvelles structures sanitaires pour les « indigènes » ainsi que pour la recherche comme l’institut Pasteur. Pendant cette période, la démocratisation de l’accès à la santé n’était pas à l’ordre du jour. Ainsi, les structures de santé n’avaient été développées que dans les régions ayant un intérêt économique pour la France.

Après la 2ème guerre mondiale, la dynamique de libération nationale a permis le développement des systèmes nationaux de santé avec une offre de services publics et mise en place de programmes sanitaires nationaux. Cette ardeur patriotique s’est accompagnée d’une volonté politique d’égalité qui a permis la construction du système de santé tunisien avec le développement de plusieurs petites structures sanitaires de proximité et le développement de nombreux hôpitaux régionaux et de circonscription ainsi que la conception et mise en place de programmes nationaux de prévention et de santé reproductive.

La Tunisie post coloniale avait adopté, comme tous les pays du sud, le modèle biomédical prêché par les pays occidentaux au 19ème siècle et revigoré avec les découvertes scientifiques et les innovations technologiques post 2ème guerre mondiale.

Dans les premières années de l’indépendance, le système de santé s’est donc concentré sur la prise en charge des maladies et la lutte contre les épidémies et s’intéressait peu à la personne dans sa globalité. Ce modèle était marqué par une approche paternaliste et instaurait une relation très verticale entre les soignants et les soignés.

L’usager est un incapable notoire : Il appartient au médecin de décider ce qui est bon pour lui.

Professeur Louis Portes, président du conseil de l’ordre des médecins de France, 1950.

Système de santé inadapté aux changements

Depuis, la situation démographique de la Tunisie a changé. Le recensement général de la population réalisé en 2014 montre un allongement de l’espérance de vie et un accroissement de la population qui est passée de 4,178 millions en 1960 à près de 11 millions. La démographie a également été profondément modifiée avec une proportion de la population âgée de plus de 60 ans qui continue de progresser (11,7%) alors que celle des moins de 15 ans décroit (23,8%). La population qui était rurale et analphabète dans sa très grande majorité à l’indépendance du pays, est devenue à plus des deux tiers urbaine et largement alphabétisée (plus de 4/5).

Ces évolutions ont des conséquences sur les besoins et la demande de soins de santé auxquelles le système de santé n’a pas su s’adapter. Il y répond mal depuis ces vingt dernières années : la crise de fonctionnement affecte la disponibilité, la qualité et la sécurité des prestations. Cette crise est en relation avec un financement très insuffisant et une gestion verticale et centralisée, réduisant à sa plus simple expression l’autonomie des établissements publics de santé établie au milieu des années 90. Parallèlement, le secteur privé a été fortement encouragé. Les cliniques privées s’implantaient en nombre croissant dans les zones avantagées qui étaient toujours les zones urbaines et côtières. Cette politique sanitaire a continué après la révolution de la dignité et de la liberté de 2011. A la détérioration grandissante des structures publiques répond un accroissement du nombre de lits dans le secteur privé qui a même plus que doublé depuis 2011, en restant toujours implanté dans les zones de solvabilité financières.

La protection contre le risque financier de la maladie a été renforcée avec l’unification des caisses conduisant à la création de la CNAM. Cette dernière devait soutenir aussi bien les prestations dans le secteur public que privé. Toutefois, c’est le secteur privé qui en a tiré profit le plus. La crise des caisses sociales, qui a gravement affecté la CNAM, a eu de lourdes conséquences sur le fonctionnement du secteur public et a réduit massivement son attractivité comparativement au secteur privé, non sans conséquences graves en matière d’accès aux soins pour les plus démunis.

Depuis la révolution, malgré les différents changements, nous faisons face actuellement à un cumul de choix politiques inadaptés, aggravant les écarts entre les besoins de la population et la capacité de réponse du secteur de la santé. Ce système de santé inadapté n’arrive plus à faire face aux défis imposés par la transition démographique. Il est dans l’incapacité structurelle de faire face aux crises sanitaires à l‘instar de celle que nous connaissons durant la pandémie de la Covid-19.

Système de santé inefficient

Le système de santé tunisien est resté figé dans le temps en ce qui concerne son secteur public.

En Tunisie, comme ailleurs dans les pays en voie de développement, on observe une prévalence croissante des maladies chroniques comme l’hypertension artérielle et le diabète qui sont actuellement la principale cause de mortalité.

Les maladies non transmissibles sont la cause de plus de 8 décès prématurés sur 10 et contribuent à̀ plus de 63% des dépenses courantes de la santé en 2014.

Aujourd’hui, six (6) hypertendus sur dix (10) ignorent leur situation et seulement un (1) diabétique sur quatre (4) est équilibré.

Tunisia Health Examinatory Survey, 2016).

Cette situation exige une stratégie forte de promotion de la santé et de prévention pour réduire la charge de morbidité, réduire l’incidence des décès prématurés et maitriser les dépenses. Les composantes cruciales que sont la promotion de la santé et la prévention, ne sont pas présentes dans le paquet de services offerts par le secteur privé, et ne bénéficient pas du soutien de la CNAM. Elles sont marginalisées dans un secteur public devenu très hospitalo-centré et orienté sur les soins curatifs. Le budget alloué à la prévention en Tunisie est très marginal selon les comptes nationaux de la santé (2014 et 2017). Les besoins actuels nécessitent des soins de proximité de qualité. Mais les soins de première ligne sont extrêmement affaiblis, les soins de proximités peu développés et les prises en charge à domicile presque inexistantes.

Ils exigent aussi la définition et le respect de parcours de soins pour les maladies chroniques qui donne à la continuité et à la proximité des soins l’importance requise. Ceci ne peut se faire qu’avec la revalorisation de la première ligne de soin et la reconnaissance de son importance dans le système.

Les prestations des Centres de Santé de Base (CSB) ne sont disponibles que durant les matinées et 90% des CSB qui se trouvent dans les gouvernorats dits défavorisés n’assurent des consultations médicales qu’un jour par semaine.

Quant au 3ème niveau, c’est-à-dire les CHUs, la culture de structures pavillonnaires, cloisonnées héritée du siècle dernier continue à prédominer. Elle est appréciée car elle favorise le mandarinat et flatte les égos. Mais elle est catastrophique en termes de parcours des patients, de gestion des ressources humaines et matérielles. Chaque service a son pavillon et dispose des lits comme il l’entend. Ceci se fait très souvent au détriment de l’efficience.

L’ensemble de ces déficiences retarde le recours aux soins et contribue à encombrer les services d’urgence des hôpitaux, qui coupés des autres services de l’hôpital, se transforment à leur tour en un hôpital au sein de l’hôpital disposant d’un bloc opératoire, d’une unité de radiologie, de lits d’hospitalisation. Pis : ce service d’urgence est ensuite scindé en service d’urgences chirurgicales et médicales.

Ces dernières souffrent du manque de spécialistes et d’équipements dans les régions. Les patients se trouvent ainsi obligés de s’adresser aux hôpitaux universitaires avec tout ce que cela implique comme difficultés d’accès pour les patients et de délais prolongés de rendez-vous et d’attente.

Cette situation constitue un vivier pour les différentes formes de corruption. Celle-ci prospère avec  la double appartenance de certaines catégories de professionnels au public et au privé (APC en particulier). Selon une enquête de perception réalisée par l’INS en 2017, le secteur de la santé est le plus exposé à la corruption.

Malgré l’importance reconnue de la santé pour le développement du pays, les financements tardent à suivre. Les dépenses publiques de santé (Budget de l’État et CNAM) ont été estimées dans les Comptes de la santé à 4,4% du PIB en 2014 et étaient même sous la barre de 4% en 2017.  Les dépenses pour la santé par rapport au PIB stagnent autour de 7% depuis une dizaine d’années. Ce qui reste toujours insuffisant puisque pour tous les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) le financement de la santé était au moins à 12% du PIB en 2017. Un écart important persiste entre les besoins et les services effectivement disponibles. Cela provoque une grande tension dans le fonctionnement du système de soin et contribue à son inefficacité et à son inefficience.

Le secteur privé est plutôt florissant mais très inégalement réparti sur le territoire. Il reste financièrement inaccessible pour la grande majorité des Tunisiens. Le secteur public assure les deux tiers des consultations et 90% des hospitalisations, selon un rapport de l’ATDDS. Malgré cela, le paquet de services y est limité à cause du rationnement et des pénuries imputables aux contraintes budgétaires, liées à l’utilisation inadéquate des ressources et à la contribution plafonnée, insuffisante et payée au compte-gouttes par une CNAM subissant de plein fouet la crise des caisses sociales.

Le cumul des insuffisances d’une part et l’augmentation de la demande en relation avec des décisions politiques successives d’octroi de nouvelles gratuités d’accès aux soins sans contrepartie financière pour les services en charge de les assurer d’autre part, ont gravement fragilisé le secteur public du système de santé. La mauvaise régulation et les abus en relation avec les régimes de double appartenance publique et privé (APC et APR) ainsi que la marginalisation de la première ligne de santé ont gravement affecté le potentiel de réponse du secteur public de la santé réduisant son efficacité. Le tout a gravement affaibli la capacité du pays à faire face à l’urgence sanitaire de la pandémie de la Covid-19.

Le régime d’assurance maladie, fragmenté, complexe est inéquitable et génère de la corruption. Il existe des inégalités marquées dans l’accès aux soins de santé : les dernières études rapportent que près de 2 millions de Tunisiens ne sont ni couverts par la Caisse Nationale d’Assurance Maladie (CNAM) ni par l’Assistance Médicale Gratuite (AMG). Par conséquent, ils ne disposent d’aucune couverture sociale pour la santé.

L’accès aux services de santé diffère selon le régime de protection : les bénéficiaires de la gratuité des soins et des tarifs réduits ont droit uniquement aux structures sanitaires publiques sous financées et mal gérées, tandis que les assurés sociaux ont le choix entre trois filières leur donnant accès soit aux prestataires publics soit à ceux du secteur privé,

relève le rapport élaboré par l’Association Tunisienne de la Défense de Droit à la Santé (ATDDS) paru en octobre 2016.

Les affiliés des filières privées représentaient un peu plus du quart (27%) de l’ensemble des affiliés de la CNAM en 2010, ils sont passés à près de la moitié (44%) en 2017. En termes de dépenses, l’iniquité et flagrante dans la mesure où pour 100 dinars dépensés par la CNAM, 70 le sont pour les affiliés des filières privées et 30 pour les affiliés de la filière publique (2014).

Dans ces conditions, l’hôpital public se transforme en hôpital au rabais pour les plus démunis alors que les couches sociales moyennes migrent de plus en plus vers le secteur privé. Ce faisant, ils rejoignent les riches mais non sans sacrifices financiers et risque d’appauvrissement. Ces choix provoquent le maintien voir l’augmentation des dépenses directes de la poche des ménages, sans aucune possibilité de remboursement. Les dépenses directes représentent près de 40% des dépenses courantes pour la santé (2017). Un niveau très élevé de dépenses qui engendre des renoncements aux soins et provoque des endettements parfois insurmontables. De ce fait, chaque année, plus de 100 mille personnes basculent dans la pauvreté pour cause de dépenses catastrophiques pour la santé. L’accès universel à des soins de santé de qualité devient ainsi une chimère !

Absence d’une vision globale ancrée sur le droit constitutionnel à la santé

La centralisation excessive et la mauvaise gouvernance accentuent la rigidité bureaucratique du système de santé, affectent la collaboration intersectorielle et réduisent les capacités de l’État à protéger la santé de la population en à mieux répondre à ses attentes.

La promotion de la santé ne peut pas se faire dans le cadre d’approches cloisonnées. Il est important de questionner les industries polluantes et nocives pour la santé, mais également d’honorer les engagements de la Tunisie en mettant en application les conventions de protection de l’environnement qui ont été signées ainsi que la convention internationale contre le tabagisme.

Finalement, rappelons que la déclaration universelle des droits de l’homme reconnait dans son article 20 la santé comme droit humain. L’OMS définit la santé comme « un état de bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmité ». L’article 38 de la constitution tunisienne garantit le droit à la santé. Il dispose :

La santé est un droit pour chaque citoyen ; l’État assure à tout citoyen la prévention et les soins de santé et fournit les moyens nécessaires pour garantir la sécurité et la qualité des services de santé. L’État garantit la gratuité des soins pour les personnes sans soutien et à faible revenu. Il garantit à une couverture sociale comme prévu par la loi.

L’État est donc tenu d’assurer un accès équitable aux services de santé à tous les Tunisiens. En Tunisie, l’initiative du Dialogue sociétal pour la recherche de solutions pour le système de santé a été pensée et mise en place selon une démarche démocratique et participative. Cette démarche a abouti à un projet de politique nationale de santé qui propose des voies d’action pragmatiques et adaptées au contexte tunisien qu’il faudra mettre en route rapidement pour sauver la santé des tunisiens.