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Par Abdellatif Baltagi,

Nous assistons depuis quelques mois en Tunisie, médusés, à la montée rapide d’un parti politique Ennadha qui polarise la scène politique tunisienne et intrigue. Ce parti prétend être un parti politique et non religieux et se présente avec un statut conforme aux exigences de la loi tunisienne sur les partis.

Ce parti n’est pas sorti de l’ombre, son idéologie est connue, son passé est connu mais il est possible aujourd’hui de mieux comprendre son mode opératoire depuis sa légalisation.

Quel constat peut-on faire ?

Le premier constat est que ce parti plus que d’autres a un amour immodéré pour le pouvoir; certes l’aspiration à gouverner un pays est le propre de tout organisation politique mais en ce qui concerne ce parti cette aspiration est une vraie obsession à en juger par certains faits :

  • Le choix de la religion comme thème mobilisateur des masses n’est pas un hasard; il donne à ce parti, dans un pays où le sentiment religieux est développé une avance certaine par rapport à ses adversaires;
  • Le recours quasi permanent à la ruse; ainsi, d’un côté ce parti affirme qu’il est pour la neutralité des lieux du culte alors que de l’autre un de ses pères fondateurs se répand dans les mosquées (et même dans les cimetières) pour tenir des prêches qui sont en réalité de la propagande politique; par ailleurs, ce parti affirme face à ses détracteurs qu’il ne cherche pas à s’approprier la religion alors que les imams qui se réclament de lui se présentent comme les bons interprètes du texte sacré
  • Certains sympathisants de ce parti recourent à l’intimidation de leurs adversaires politiques en brandissant l’arme de l’anathème ou en recourant pour les plus extrémistes à l’agression physique ou à la menace de mort sans être dénoncés;
  • Ce parti utilise certes comme d’autres, l’argent comme moyen pour élargir son audience mais refuse de discuter de la moralisation du financement des partis; il n’est pas le seul à refuser ce débat mais son refus montre que pour lui le respect de la morale ne s’applique qu’aux individus et pas aux partis
  • Ce parti arrête tout débat politique s’il pressent qu’il peut tourner en sa défaveur il a quitté récemment la commission des réformes politiques car elle comptait aborder des sujets qui lui déplaisent (le Pacte national et le financement des partis);
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  • Ce parti ne veut pas que soit soulevée la nécessaire séparation de la religion et de la politique car cela risque de mettre en péril son fonds de commerce alors que Erdogan l’homme politique turc qu’ Ennadha réclame comme modèle a réaffirmé après sa dernière victoire électorale qu’il est respectueux du caractère laïc de l’Etat turc. 

Le deuxième constat est le recours au culte du chef pour obtenir l’allégeance des militants, faire taire toute contestation interne et pour d’autre part galvaniser les sympathisants.

Les techniques pour ce faire sont les mêmes que ceux qu’utilisent des partis à caractère hégémonique :

  • -l’utilisation du registre passionnel plutôt que rationnel : le chef aime Allah, ses adeptes l’aiment, il aime en retour ses adeptes;
  • – le recours aux zélateurs qui chantent les louanges du chef : cette technique qui a prévalu 50 ans durant en Tunisie a produit une dégradation des mœurs politiques et un RCD que beaucoup dénoncent aujourd’hui à juste titre; on peut se demander même si le RCD n’est pas en train de renaître de ses cendres  sous  une  version    théocratique  et  avec    les  mêmes  zélateurs  qui    ont  toujours  constituer le parti de l’ombre en Tunisie 

Le troisième constat est que ce parti n’a nullement l’intention de soigner le dédoublement de la personnalité qui le caractérise Il continue à tenir le même double discours qui lui est constitutif :

  • D’un côté attachement de la base à une interprétation littéraliste de texte sacré application de la charia (dixit Jebali) et prêches politiques des imams islamistes dans les mosquées, stigmatisant, les droits des femmes, l’enseignement laïc
  • De l’autre discours à usage externe.de certains chefs. d’Ennahdha en faveur de la démocratie et du renforcement des acquis des femmes, tels que prévus par le Code du statut personnel [CSP].
  • Certains observateurs affirment que ce parti est loin d’être homogène. Il possède une aile dure et une aile plus modérée qui, si elle l’emporte, pourrait laisser sur la touche la première; ces observateurs sont trop optimistes car l’aile modérée est l’otage de l’aile dure; dans une phase de conquête du pouvoir il est connu que l’union de tous les militants est sacrée. Par ailleurs il s’agit d’un parti populiste qui a besoin de ménager sa base et un des indicateurs qui le montrent est le silence d’Ennahdha sur le comportement violent et répété des extrémistes qui se revendiquent de sa mouvance et qui s’attaquent aux libertés individuelles au risque même de créer des déchirements graves au sein de la société tunisienne et de ternir l’image d’une Tunisie tolérante qui lui a toujours valu la sympathie du monde entier.  

    Le deuxième indicateur du comportement incohérent des chefs d’Ennahdha est qu’ils n’ont entrepris aucun travail pédagogique pour convertir leur base aux valeurs démocratiques auxquelles ils déclarent adhérer.

     

    Le troisième indicateur est l’ambigüité des déclarations des chefs d’Ennahdha qui laissent à ceux qui les écoutent une grande liberté d’interprétation car pour eux il ne s’agit pas de s’aliéner personne ni leur base ni la société tunisienne.

    Le quatrième constat est que ce parti qui veut se préparer au pouvoir annonce son respect des enjeux géostratégiques au travers de visites dans différents capitales occidentales. A noter que cette démarche est payante puisque un responsable politique d’un pays bien connu des tunisiens a déclaré publiquement qu’il a été trompé sur le compte d’Ennhadha. D’autres partis tunisiens qui ont une faible chance d’arriver au pouvoir n’ont évidemment pas reçu de la part de ce ministre une telle sollicitude..

    Le cinquième constat est que l’économie est la dernière préoccupation de ce parti , des allusions au modèle suédois, une vision peu rassurante de l’avenir du tourisme tunisien , une remise en cause des investissements étrangers qui procurent des centaines de milliers d’emploi à la Tunisie et l’intention de recourir aux financements islamiques dont on connait les limites tiennent lieu de programme économique

    Que conclure ? 

     Le travail pédagogique pour un apprentissage de la démocratie a à peine commencé  en  Tunisie ;  il  doit  être  fait  d’abord  par  les  partis  politiques  mais  également  par  la  société au  respect  scrupuleux  de  la  loi  sur  les  partis  qui  interdit  le  recours  à  la  religion  en  politique pratique  pour savoir s’il s’agit  bien d’un parti démocratiquement acceptable.   

    Les  militants  de  l’aile  modérée  d’Ennahdha  aspirent    probablement  sincèrement  à  être considérés  comme  des islamo‐démocrates (à l’instar des chrétiens‐démocrates)  mais  jusqu’ici  ils  ne  se  sont  pas  clairement  manifesté  et    il  faut  qu’ils  sachent,  par  ailleurs,  qu’ils  ont encore un  chemin long et difficile à faire à en juger par l’histoire  occidentale (on n’a pas fait d’un chrétien un chrétien démocrate en un clin d’œil) La  société  tunisienne  tout  en  restant  vigilante  dans  la    défense  de  ses  libertés  doit  maintenir  le  dialogue  avec  ces  militants    afin  que  le  rapport  de  force  au  sein  de  ce  parti bascule en faveur de la démocratie. 

    Si  tous  ces  efforts  ne  sont  pas  engagés  rapidement  les  lendemains  risquent  de  déchanter. 

    Abdellatif Baltagi

    Citoyen tunisien