Il serait difficile de désamorcer la contraction de Li(f/v)e. En prendre plutôt prétexte le serait moins. Et le moins que ce film de montage puisse offrir à Ismaël, cinéaste jouant au vidéaste traversant, c’est de prendre faits et événements par leurs contre-allées. La traversée sous le signe de laquelle s’inscrirait volontiers la démarche de création d’Ismaël, n’est pas seulement une traversée du présent. Complicité clandestine entre les espaces et les temps, c’est aussi une traversée fantasmée des frontières. Peut-être s’agit-il, soufflées sur les écrans et les dispositifs de vision, de migrations à contre-courant, réinjectant dans les flux du visuel ce dont le sensible s’est fait déposséder. Mais à ces bougés feront écho d’autres traversées, de genres et de médiums, de la vidéo à la photo, où se tricotent l’intime et le politique en leurs fractures. Et de différents régimes d’images aussi, agitées en leurs souches par les remous du doc comme de la fiction. Les images d’Ismaël procèdent souvent d’un montage qui procède d’elles, sans qu’on puisse les différencier. Et ce dans une démarche très tôt décidée, qui doit presque tout aux décrochages du voir.

On ne saurait pourtant dire comment, mais il y a chez Ismaël une lucidité du décrochage et une propension à faire jouer les images à contre-emploi. Entre les deux, de la variation des matériaux aux frictions de montage, l’expérimentation ne tourne pas rond. À chaque geste, en effet, son jeu et ses règles. Il y a eu, en 2010, le rapport aux images d’archives dans Selfportrait01, à la trame VHS du home-movie rembobiné au rythme d’une mémoire qui flanche. Deux ans après, il y a eu Archive01, les images fabriquées sous forme d’une vidéo porno, mais qui l’est si peu, d’un ex-prisonnier politique. Mais il y a aussi les deux volets de Fragments of self-phone-destruction qui composent une collection foisonnante de quelques centaines de fragments de corps croisés entre 2017 et 2019 : le premier, rivé à l’épais pigment du présent ; et puis, à peine différent, le second qui remonte la même voie dans une traversée qui relie les quatre coins du monde, via le filtre en contrebande de stases et de mouvements. Maintenant, viennent à l’écran de Li(f/v)e d’autres images, opératoires : prises par drone, captures satellitaires depuis une autre planète, photogrammes d’un film. La facilité voudrait que le dispositif adopté à chaque fois vaille, différemment, pour la démarche entière. Mais le film est bien plus que cela.

Face aux images de Li(f/v)e, c’est en fait une étrange impression qui s’accole aux rétines. Sur l’écran d’une interface moins cendrée que le territoire qu’elle ratisse, une caméra numérique s’active à reconnaitre des silhouettes luminescentes en mouvement. On est à l’est de Bagdad, un jour de 2007 : ces premières images du film sont des séquences d’une opération militaire, assistée par des satellites et filmée depuis un hélicoptère d’attaque américain. Les cibles ? Ce sont un journaliste de Reuters accompagné de son chauffeur, ses contacts et quelques personnes venus à leurs secours, tous aussitôt réduits à la poussière par erreur. Portant au regard des détails dans une ouate généralisée, le réel de l’image se plie à nouveau à d’autres échelles. L’alliage de la caméra avec la voix off commentant l’opération s’étend, dans une attention jamais prise en défaut, vers un couplage de l’œil et de la baïonnette de l’hélicoptère. L’extension est celle de l’acte de filmer dans celui de tuer. Sous le poids de ces prédateurs que sont les pointeurs thermiques, rien ne peut échapper à l’ubiquité du visuel. Néanmoins, s’il ne reste plus que l’horizon négatif, verrouillé, de ces écrans, les ressources du montage ont-elles la possibilité de faire encore se lever le regard ? Il faudrait, pour cela, en appeler peut-être à un cinéma de l’œil-prothèse.

Que faire de ce type d’images, au-delà de leur statut de preuves désormais accablantes? Sans doute se trompera-t-on en prenant pour une perception infaillible ce qui relève ici d’une approximation. Mais il y a fort à parier que Li(f/v)e répond par une hypothèse de montage à cet usage déréalisant des dispositifs de vision, comme pour dire que, dans l’écart infinitésimal de la vie à la mort, la perception du réel se joue davantage dans le détour par d’autres images. En effet, le court-métrage s’organise autour de plans-pivots en variation continue, vers lesquels le montage ne cesse de revenir, où s’invitent à intervalles, tels des contrepoints isolés à l’écran, des mots qui s’impriment vers le haut du cadre. Sans doute Ismaël pousse-t-il d’un cran le montage de ces images opératoires sans toutefois creuser l’usage dont elles font l’objet ou auquel elles se prêtent dans la logique qu’orchestrent les dispositifs de surveillance ou de reconnaissance. S’il laisse entier le suspens sur les ressources de cette logique, il n’abandonne qu’à moitié sa parenté avec d’autres biotopes optiques. Peut-être qu’il fait fi d’une recette qu’il rechigne à resservir à ceux qui la goûtent. Une chose est sûre : au-delà de la cohérence de son cap, le montage de Li(f/v)e affûte le souci de disposer les images à une perception que les écrans ne cessent de dérober.

Or à s’en tenir là, on manquerait l’essentiel. L’arc que tend ce montage entre les différents régimes d’images de Li(f/v)e, n’est pas qu’un fil plastique. Entre captures, échographies, extraits de Blowup et images de Mars, se joue sans doute quelque chose d’un jeu d’échelles: une fois agrandie, l’image devient plus abstraite. Mais voit-on les choses telles qu’elles sont réellement ? Leçon antonionienne : travaillée de l’intérieur, l’image couve et ouvre à la fois une scène qui lui est autant invisible qu’étrangère, et bien plus intime qu’on n’ose l’imaginer. Si un renvoi est ici à l’œuvre qui relance le jeu quasi-vicieux des écrans, entre court-circuit et pullulement débridé, la fonction de l’écran dans Li(f/v)e n’est plus cantonnée à celle d’une surface de capture. Au-delà du plan, l’indistinction presque atmosphérique de cet écran opère comme un site où se déroule le conflit asymétrique du visuel contre ses propres ressorts.

Et c’est là que le film fait remonter les traces d’une faillibilité perceptive propre aux technologies de pointe qui font tourner la réflexivité des écrans à plein régime. L’efficacité du montage n’est pas d’énoncer ce biotope privilégié, mais de le faire sourdre et d’en faire en quelque sorte un principe de contre-emploi.

Voilà pourquoi, face au flux du visuel, l’expérimentation chez Ismaël porte à son point d’ébullition la logique prothétique venant disputer à la réalité des images le monopole du réel.

Images de fait déviées au gré de faits. Gestes autant déviants de fait pour laisser la brèche béante. Et supports qui maintiennent le non-réconcilié. S’il reste plus ou moins à distance des autres travaux vidéo d’Ismaël, Li(f/v)e se laisse traverser par leurs effets. Le contrepoint qu’introduisent ces essais dans une vue d’ensemble tiendra à une persistance rétinienne que le montage met à chaque fois en péril, au profit d’une persistance mentale ramenant dans ce court-métrage, au risque d’une ouverture du sens, un peu de proximité glissante avec le phagocytage du réel dans le court-métrage. Sous différentes guises, quitte à désaccorder les intervalles, cette négociation fait tout l’intérêt de Li(f/v)e et sa cohérence avec les autres propositions : infléchir les images sous l’œil-prothèse, telle une corde qui se tend entre les extrêmes. Maintenir l’œil ouvert au milieu des usages des images, c’est ce que peut le montage. Ce qui est déjà une façon de toujours réinventer de l’écart et de la distance nécessaires.