Cela ne se chuchote plus, cela se dit : le cinéma de Jilani Saâdi ne cesse d’enfoncer le même clou, là où d’autres cinéastes se complaisent à enfoncer hystériquement les portes ouvertes. Et il y a de bonnes raisons pour dire d’Insurrection, sous ses contours de fable picaresque, qu’il pousse au noir une zone grise dont la représentation délirante n’en fait qu’à sa tête contre un « système » qui ne l’est pas moins. Mais il y a une raison qui s’impose ici plus qu’ailleurs, à l’image de ses héros dont le désir est chevillé à une ambivalence qui exige la revanche : que son scénario ait bénéficié en 2018 de l’aide institutionnelle à la production, le suspense est de savoir si Saâdi fera profiter son film de cette perche, en renonçant à son habituelle économie de moyens pour relever la tête, ou s’il en prendra prétexte pour aggraver au contraire son cas. Une chose est peut-être sûre : pour maintenir la physionomie d’un cinéma non hystérique en dehors de l’usine à consensus nationale, tout coup de pied serait le bienvenu, particulièrement ceux de Saâdi, car bien ajustés.

Il y aurait pourtant de bonnes raisons de craindre qu’Insurrection ne parvienne sinon à faire table rase de son sacerdoce, du moins à balayer un cahier des charges connu. Livrer le personnage à l’inconnu, le projeter sur une trajectoire incertaine, est un geste constant depuis 2011 avec Où est papa ? et les deux Bidoun. Ce geste a pour nom : lâchage. Sur l’autoroute reliant Bizerte à Tunis, un vieux tétraplégique affaissé en chaise roulante se fait violemment abandonner et dévaliser par son rejeton. Nous voilà, d’entrée de jeu, en présence du corps encombrant du Père qui, jusque-là, a ourdi la filmographie du cinéaste. Et les éléments que Saâdi distillera par la suite accréditeront cette idée qu’il serait sur le point de céder aux sirènes de la recette. Le schéma est connu : un personnage bascule de haut, pour qu’un second glisse dans le vide et que la rencontre avec un troisième soit significative.

Juchée sur ses talons hauts, Baya en robe de soirée est larguée en pleine rue par son compagnon. Mosmar le malfrat, lui, se fait poignarder par un adversaire. Oueld Jannet, que son ex interdit de voir sa petite fille, prend la poudre d’escampette en travesti. On ne saurait trop insister chez le cinéaste sur la récurrence de ces figures d’éclopés du principe de réalité, traînant un arrière-goût d’abjection ou de violence. Si Saâdi tire souvent ses distributions du répertoire de la flétrissure sociale, Insurrection ne semble pas déroger à la règle pour faire jouer la gamme des possibles de la marginalité.

Ouvertement revanchard, le scénario n’en secoue pas moins le prétexte d’une émeute repassé aux couleurs périphériques de la capitale, en proie à une agitation entre policiers et insurgés. À l’intérieur de cette espèce de huis clos à ciel ouvert, Saâdi fait graviter ces trois personnages sans pedigree que les circonstances catapultent dans diverses directions, le temps d’une nuit qui finira par les réunir autour du vieux tétraplégique. Et c’est le hasard qui exige ce dont il semble être le corollaire, une intervention in-extremis qui fera à chaque fois échapper les protagonistes au pire : Baya aux menaces de la rue, Mosmar à la horde invisible qui le traque, Oueld Jannet aux homophobes qui le pourchassent. C’est sur ce canevas que se greffe  l’arrangement du contexte. N’en sera exacerbé ici que l’ambivalence des ressorts dramatiques, déjà à l’œuvre dans les premiers films mais qui, sans faire oublier la marche forcée du récit, se voulait au moins depuis Bidoun 3 porteuse d’un horizon de mise en scène qui décentre le point de vue plutôt qu’elle ne le rassure. On ne sait pas toutefois si Saâdi entre en tournage avec des réflexes sous l’aisselle, ou s’il les dépose aux vestiaires avant de les recueillir comme idées de mise en scène.

Le malentendu est pourtant là. Il ne s’agirait pas tant, dans Insurrection, d’en remettre une couche à la représentation de la marginalité que d’y inscrire plutôt son contre-champ. En prise avec ce que la réalité politique offre de la collision entre un social en surchauffe et une pandémie qui en fait sauter les verrous, le procès de fabrication du film s’allie au contexte du moment pour faire du scénario une caisse de résonance, exorcisant les démons tenaces d’une société en perte de repères et d’une population au bord du précipice, susceptible de basculer à tout moment dans l’inconnu. Car, quand tout le monde est logé à la même enseigne, il faut  bander son arc et viser l’angle mort dans la représentation des rapports de force. Et c’est là qu’entre flics et manifestants par exemple, le film fait intervenir le comique de situation de la façon la moins attendue qui soit, dans la fourgonnette des deux policiers, mais aussi au sit-in des insurgés. Comme si, au-delà des imprévisibles combinaisons, ne comptait au fond que les potentialités du décrochage, les délires en partage. Presqu’immédiatement, on fait le lien : en marges et en contrechamp, la gravité s’alourdit d’élan foutraque, et Saâdi sort de sa manche une rage secouée d’excès.

Il y a alors là du bon et du moins bon. Il y a qu’en l’absence d’œillères sinon transparentes, Saâdi tripote avec audace un contexte qui aiguise les paroles comme des couteaux, en des dialogues se recommandant par un langage bien ordurier. Mais il y a aussi les limites d’une greffe sur les trombines du moment qui ne prend pas forcément. Cet aspect, le moins certain du film, donne une idée de ce qu’il aurait pu donner si ses lignes étaient moins saillantes, et son absurde plus rédimé par la liberté de ton. Mais peut-être qu’on ne ferait là que déplacer le malentendu. Car cette seconde qualité, moins voulue que la première, vient d’une désinvolture à déchirer les capitons de l’académisme : le film n’a pas plus peur du raté que honte de son esthétique de proscrit. Les couilles redorées en bronze, Saâdi l’assume, décomplexé, en filmant comme on enfourche un cheval de manège. Sans renoncer à l’esprit de base d’une économie de moyens, sa liberté refuse de se sentir coupable. C’est l’une de ses vertus. Franc, le décrochage est solide au poste.

Ce décrochage qui se joue entre deux espaces de références, le politique et le social, est d’autant plus efficace qu’il commande une tension similaire au sein de l’économie de la mise en scène. En profondeur, Insurrection ne fait pas autre chose avec sa caméra portée, en débit quasi-alterné avec les images de drone. On n’insistera pas sur la l’importance que revêt, chez le cinéaste, le nouveau statut des images, ni sur sa manière de réinvestir les usages des outils de surveillance visuelle. Entre le suivi rapproché de la cohorte de dépossédés et les vues aériennes et impersonnelles qui surplombent tout, se creuse l’écart auquel Saâdi nous a habitué entre les instances de narration et de point de vue, amorcé avec Khorma et systématisée depuis Tendresse du loup. En un sens, tout se joue entre ces deux extrêmes. Et c’est pour distendre davantage cet écart qu’il se détourne des gonds réalistes de la fiction en investissant un mode de représentation fantasmagorique, sans hésiter à y jeter des ingrédients et effets à la Méliès pour mettre en crise les niveaux de réalité. On y retrouve des impuretés, détachées sur fond de teinte jaunie qui colore les bas-fonds mal éclairés de la ville comme ses quartiers chics désertés, mais aussi l’étrange lucidité nocturne qui incarne une altérité aux prises avec la domination. L’espace-temps aux possibles flottants se réserve à cette insomnie persistante qui imprègne le tissu de la ville et que les incorrections et indigestions formelles invitent à cueillir des yeux.

Mais avec cette audace, c’est l’autre côté de la médaille qui apparaît dans la difficulté, chez le cinéaste, d’abandonner ses tours familiers. Certes, Insurrection ne déplace pas sensiblement les coordonnées de sa filmographie. Saâdi reste un cinéaste obstiné, qui au fond ne fait que malaxer la même pâte sociale. On ne saurait nier que le délire monte ici d’un cran, jetant dans la représentation du politique des gimmicks qui appuient parfois un brin trop, dans une sorte d’annexion d’un registre sur l’autre. L’ennui, c’est que cette volonté brave et grave de jouer d’un violon aux cordes mal accordées, émousse l’effet d’étrangeté qu’elle suscite là où elle ne fait que confirmer en creux les tics symptomatiques d’une manière de faire qui s’affirme sans pour autant se renouveler. On quitte cette fiction de Saâdi le rictus allongé, le cœur léger, mais un peu mitigé entre l’heureux défoulement abâtardi de l’entreprise et la simplification plutôt nerveuse à laquelle la démarche de Saâdi semble de moins en moins résister. Serait-il temps de lui taper dans le dos ?