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Crédit : Nawaat, Décembre 2017

De nouveau, une femme –magistrate cette fois- se retrouve au centre des dérives éthiques et politiques que le pays collectionne depuis 2011, pour cause de désordres et de non-respect des droits essentiels de la personne. Avec tous les autres aspects d’une crise complexe et multiforme, les Tunisiennes et les Tunisiens expérimentent, une fois de plus, l’adage qui fait des femmes le maillon le plus fragile des sociétés, celles sur qui toute crise concentre le sel de ses cruautés. Depuis 2011, plusieurs femmes sont publiquement victimes du conservatisme patriarcal et des préjugés sociaux. Les scandales autour de la jeune Amina Sboui harcelée pour une photo dénudée et un slogan féministe (mon corps m’appartient), de Myriam Ben Mohamed, violée par des policiers en tournée, d’Emna Chergui, accusée de blasphème pour un jeu de mots et d’images sont les affaires les plus emblématiques exposant les ravages de notre système moral, les avaries d’un système politique vermoulu.

Faut-il voir dans ces dérives un des retournements regrettables d’une liberté d’expression, chèrement acquise ? Disons que le symptôme est à double tranchant. Les réseaux sociaux offrent tellement de possibilités d’exposer, d’informer, de communiquer comme ils permettent d’épier, de pister, de tricher et de traquer tout en se cachant… Il n’y a pas de liberté sans responsabilité, sans droit, sans transparence et surtout sans justice et sanctions légales.

Il n’est pas question de renoncer à un étage fondamental des libertés individuelles, toujours menacées, ni de regretter la dictature franchement policière de la période de Ben Ali. Pendant des décennies, le pays a été gouverné à coup de pratiques banalisant l’atteinte à la vie privée et l’usage de viles méthodes pour faire chanter les voix qui osent s’exprimer et neutraliser les personnalités indésirables. Il s’agit encore moins de nier les fondements socio-culturels qui sculptent l’hypocrisie sociale et façonnent en profondeur les rapports de domination, exploités à merci par les instances d’administration et de gestion. Même si les espaces publics ont connu une forme de libération par des habitudes d’occupation et de protestations depuis décembre 2010, l’école, le quartier, les magasins, la circulation automobile, l’aéroport, le commissariat de police, le tribunal, la municipalité, le bureau de poste, la douane, le dispensaire, l’hôpital, le stade, l’entreprise, la prison restent des zones de non-droit, des espaces livrés au bon vouloir des supérieurs et permettant des dérives pouvant découler des appétits de pouvoir exacerbés par la crise d’autorité environnante. La vie privée que l’on sait marquée par le politique reste un terrain d’intervention arbitraire et de lutte déloyale entre ceux qui détiennent le pouvoir et les autres. Ce que l’on appelle «el fassed» est un mélange inextricable de corruption, de passe-droits, de rapports de force et d’abus de pouvoir, variant selon les situations, les protagonistes, la nature des relations et les bénéfices attendus de chaque acte de pouvoir. Au bout de douze ans de non-réforme des lois, du Code pénal, de l’administration, de la police, de la magistrature, de la douane, des médias… le manque de responsabilité des gouvernants, l’absence de courage des décideurs et autres titulaires de parcelles de décision ont contribué à faire advenir un « pouvoir d’exception » qui sert aujourd’hui de paravent officiel à des mesures de plus en plus vexatoires et discriminatoires et à des dispositions absolutistes.

Comment défendre la société tunisienne contre le bon vouloir de ses dirigeants ? Comment se dresser contre l’incurie des personnes qui devraient veiller à sa sécurité et garantir l’ordre et la justice ? Comment se prémunir contre les injures et/ou prévenir les exactions qui se multiplient envers les citoyens et les citoyennes, celles-ci faisant partie des plus vulnérables? Une irresponsabilité soutenue plane sur le pays creusant le manque de confiance envers des institutions habituées à ne pas rendre des comptes aux contribuables. Les structures professionnelles sont rongées par le secret et le corporatisme. Entre les organisations, les institutions et le pouvoir, le tissu s’étiole au fur et à mesure des manœuvres arbitraires que le pays subit depuis des mois. Avant l’« état d’exception » instauré le 25 juillet 2021, citoyens et citoyennes avaient expérimenté la mécanique de l’impunité qui a succédé à la tyrannie franche des pouvoirs publics. Depuis l’avènement du régime des décrets présidentiels, l’horizon se rétrécit avec la confusion des sources du pouvoir intensifiant le sentiment d’insécurité. Est-on en train de subir un plan mijoté ou bien assiste-t-on à une autre façon d’inculquer aux individus une peur plus tenace de la tyrannie ordinaire ?

La gestion de la crise du Covid-19 avait montré le degré d’affaiblissement de l’Etat tunisien, soumis à des forces occultes qui exploitent l’incurie des responsables, la poursuivant sous plusieurs formes. Une nouvelle loi de la jungle serait-elle en train de se concocter depuis, cachée par les écrans des envolées présidentielles moralistes et menaçantes et profitant de son isolement voulu et, hélas, fatal ?

La situation devient de plus en plus inacceptable. Les maillons faibles dont les femmes font partie payent les frais d’une banalisation de la violence ordinaire et – soi-disant – légitime de l’Etat. Ce qui se passe dans le monde du sport, de l’éducation, des diplômes trahit une lente déliquescence des règles morales. Il n’y a pas d’Etat sans respect des citoyens et citoyennes.  Aucun vote ne peut suffire à instaurer la liberté. Aucune Constitution ne peut garantir la dignité. Aucun décret ne peut assurer sensation de paix et de confiance à une population conduite par des méthodes floues, des textes désincarnés et des dirigeants sans visages ni paroles.

Il y en a marre de voir les libertés bafouées, les vies traquées, les droits non respectés et les règles de gouvernement illisibles et non expliquées. Nous avons besoin de savoir qui fait quoi. Qui rédige les communiqués ? Qui signe les textes ? Qui fait les questionnaires ? Qui dépouille les réponses ? Qui dresse les statistiques ? Qui constitue les dossiers ? Qui déclare les poursuites ? Qui choisit les responsables ? Qui nomme les commissions ? Qui règle les accords ? Qui tranche les problèmes ? Qui dispose des ressources ? Qui répartit les richesses ? Qui garde les frontières ? Qui décide de nos existences ? Qui paie les pots cassés et qui parvient à s’en tirer ?