Par Hichem Jouaber*

L’histoire des civilisations nous montre que les changements les plus importants sont ceux qui sont générés suite à une rupture franche. Les progrès continus ou ce que l’on nomme généralement « l’approche Kaizen » est possible mais ses effets s’inscrivent dans une progression lente souvent incompatible avec l’urgence du moment.

Une stratégie de rupture a pour objectifs de créer une nouvelle façon de faire, de trouver un nouveau terrain de jeu aussi peu concurrentiel et conventionnel que possible.

Contrairement à la pensée stratégique conventionnelle basée sur le dominant leader et les suiveurs (Cf. Porter) où l’enjeu réside dans la conservation des acquis et des avantages concurrentiels, une stratégie de rupture se base sur une volonté de changement et de déséquilibre vers l’avant quitte à modifier radicalement l’organisation et les pratiques habituelles.

Afin d’illustrer mes propos, prenons un exemple volontairement choisi loin du domaine de l’économie et de la stratégie industrielle mais qui illustre parfaitement ce qu’est la stratégie de rupture. Il s’agit de la discipline olympique du saut en hauteur. La technique pour sauter, telle que pratiquée jusqu’à 1968, consiste à réaliser un saut dit « saut en ciseau » ou l’athlète saute en élevant la première jambe, et quand il est passé, il élève l’autre, en retombant.

Cette technique jadis utilisée par tous les athlètes a permis une progression lente du record mondial qui a mis 56 ans pour passer de 2m en 1912 à 2,29m en 1968.

En 1968, un athlète du nom de Fosbury a appliqué une stratégie de rupture dans la technique du saut et a inventé le « Fosbury flop » ou le « rouleau dorsal ». Le sauteur prend une prise d’élan courbe pour arriver parallèle à la barre. Il prend son impulsion avec le pied le plus éloigné de la barre tout en élevant la jambe libre. La rotation a lieu naturellement et l’athlète se retrouve dos à la barre. Il enroule ensuite celle ci et retombe sur l’aire de réception sur les épaules.

Cette technique, complètement différente, a marqué une rupture stratégique de la discipline et lui a permis d’atteindre le record de 2,45m en 1993. Elle est aujourd’hui pratiquée par 100% des sauteurs … en attendant qu’un autre athlète conçoive et réalise une autre technique de rupture pour la discipline.

Ce préambule n’a pour but que d’illustrer les propos qui suivent concernant la stratégie de rupture que j’imagine pour la Tunisie post-révolution afin de lui permettre d’attirer les investisseurs directs étrangers (IDE). Il est à noter que j’ai eu le plaisir et l’honneur d’exposer cette vision récemment lors du séminaire organisé par le Ministère du Transport et de l’Equipement en collaboration avec l’association Tounes 2020. Vous pouvez consulter le site de cette association pour télécharger la présentation sous format pdf si vous le souhaitez.

Depuis des années, la stratégie de la Tunisie en matière d’attraction des IDE a été une stratégie de suiveur sans aucune recherche de différentiation. C’est ainsi que nous avons imité le Maroc, la Turquie, la Chine et les autres pays pour appliquer les mêmes recettes pour attirer les IDE (statut des entreprises exportatrices, incitation fiscale et douanière, aide à installation, réduction des charges salariales, …).

Comme ces pays, nous avons aussi misé sur l’attraction des industries à bas coût de main d’œuvre, à faible valeur ajoutée et à faible intensité capitalistique. Cette politique de suiveur a certes donné des résultats mais elle est et reste tributaire de l’impossibilité de fixer ces industrie sur le territoire, de l’émergence de nouvelles zones d’activité moins chère ailleurs comme en Malaisie et en Inde (cf. mes articles précédents sur la stratégie de développement durable parus dans ce journal).

Il est nécessaire aujourd’hui, si l’on veut gagner, de changer radicalement de politique et de chercher à se différentier des autres offres en appliquant une réelle stratégie de rupture. Le déséquilibre en avant que nous devons viser est celui qui mise sur l’augmentation de la valeur ajoutée sur place. Nous devons prospecter et attirer les IDE à haute intensité capitalistique. Nous devons absolument miser sur nos compétences de haut niveau disponibles et à construire.

Nos décideurs doivent comprendre que les entreprises exportatrices qui s’installeront en Tunisie ne viendront pas pour les mêmes raisons qui les poussent à s’installer en Chine en Malaisie ou bien au Maroc. S’ils vont en Chine pour des raisons de coût et de volume, ils viendront en Tunisie pour la part de la valeur ajoutée qu’ils seront capables de faire sur place et pour leur besoins de garantir une flexibilité maximale et une supply chain réactive et courte. Toute action de prospection, d’aide et d’incitation doit automatiquement découler de cette stratégie.

Pour mieux caractériser la stratégie de rupture que je préconise pour la Tunisie, il serait opportun de se positionner un instant du coté d’une entreprise industrielle étrangère à forte intensité capitalistique et à forte valeur ajoutée et d’essayer d’identifier quels sont les critères qu’elle considère importants pour décider de la localisation d’une unité de production dans un pays plutôt que dans un autre. C’est en analysant ces critères de sélection et en essayant d’évaluer la position de la Tunisie par rapport à ces mêmes critères que l’on sera à même d’y répondre et d’augmenter ainsi l’attraction de la Tunisie pour ces investisseurs.

Mon expérience personnelle en tant que consultant en stratégie industrielle auprès de nombreux groupes internationaux et auprès de nombreux gouvernements, en particulier celui de la Pologne dans le cadre de son programme de privatisation et d’ouverture économique, ainsi que le rôle que je joue aujourd’hui au sein d’une multinationale industrielle me permettent de dresser 6 critères majeurs qui rentrent en compte dans l’arbre de décision stratégique relative au choix d’une localisation pour une industrie capitalistique.

Dans la suite de cet article, je vais décrire ces critères et donner ma vision sur ce que devrait faire la Tunisie pour les satisfaire.

La proximité du marché apparaît en tête de liste des critères de choix de localisation pour une industrie exportatrice et à forte valeur ajoutée générée.

Il est à noter que ce critère est devenu essentiel pour de nombreuses industries, dans la mesure où le business model repose de plus en plus sur la réactivité, le raccourcissement des délais et l’augmentation du taux de service. Le juste à temps est devenu une composante essentielle du modèle industriel à forte valeur ajoutée car il permet à l’entreprise de minimiser les besoins de fond de roulement en finançant le minimum de stocks et d’encours surtout dans la période où le cash est devenu roi et où l’argent est cher.

Le Tunisie doit jouer sa carte de proximité de l’un des plus gros marchés mondiaux (l’Europe). La Tunisie est à 24 heures de bateau de Marseille alors qu’un porte-conteneurs mettra entre 7 et 9 semaines pour venir de Shanghai à Marseille. Si un délai d’acheminement de 9 semaines peut être acceptable pour le textile, les jouets ou les chaussures, il n’est absolument pas compatible avec les attentes du marché quand il s’agit de composants et de sous-ensemble électroniques, de produits pharmaceutiques, d’automobiles ou d’électronique grand public,. Ce qui doit nous conduire à être extrêmement sélectifs pour attirer les bonnes industries et éviter ainsi de partir tous azimuts et encore moins de dilapider les faibles moyens que l’on sera en mesure de mettre en place pour les inciter à venir en Tunisie.

L’environnement général du pays hôte est de plus au plus au cœur des critères de choix.

Ce critère traduit la garantie que cherche à obtenir une entreprise de ce type pour s’assurer des conditions nécessaires à la continuité de son activité au long court, pour protéger ses biens et pour pouvoir évoluer dans un contexte sain pour ces affaires.

Il s’agit pour la Tunisie d’apporter des gages de stabilité et de démocratie, de démontrer que les risques de conflits internes ou externes sont minimes, d’obtenir auprès des organismes d’assurance et de protection contre les risques de bonnes notes de stabilité.

Ce critère englobe également les volets relatifs à la protection de la propriété intellectuelle, à l’existence de dispositifs opérants de lutte contre la contrefaçon, au strict respect de l’éthique des affaires ainsi que le respect des conventions garantissant l’application du droit des affaires et de recours aux juridictions nationales et internationales en cas de besoin.

Il couvre également les aspects liés à l’existence et à l’application de dispositifs juridiques relatives au droit du travail et au respect des normes environnementales.

La Tunisie dispose d’une bonne partie de cet arsenal juridique et réglementaire, un vrai travail de mise en place est nécessaire en particulier en ce qui concerne la protection de la propriété intellectuelle, la lutte contre la contrefaçon, la protection internationales des brevets et la lutte contre la corruption.

L’assainissement du climat des affaires est une nécessité absolue ; sans elle aucune industrie qui compte et qui nous intéresse ne prendra le risque de venir s’implanter chez nous. Ce n’est qu’en prenant des engagements dans ce sens que la confiance des investisseurs visés pourra être établie.

L’Infrastructure Industrielle et Logistique est l’épine dorsale sur laquelle repose tout développement de l’attraction des IDE à forte Valeur Ajoutée.

Il est d’une évidence absolue que si nous souhaitons attirer des IDE de ce calibre, il va falloir doter la Tunisie d’une infrastructure digne de ce nom. Le terme Infrastructure n’englobe pas uniquement les zones industrielles aménagées ici ou là. Ceci englobe la mise en place de zones logistiques à proximité des principaux noeuds de transport dotés des moyens modernes de stockage et de manutention.

L’infrastructure, c’est également des ports aménagés capables d’absorber les flux et où le transit des marchandises à l’entrée et à la sortie est extrêmement fluide et efficace.

C’est aussi des autoroutes pour permettre la circulation des biens en toute vitesse et en toute sécurité. C’est également des aéroports et des plateformes de fret aérien. C’est aussi des transporteurs routiers et des chemins de fer restructurés, massifiés et respectant les normes internationales. L’infrastructure couvre également la télécommunication et la circulation des informations entre l’entreprise, ses fournisseurs et ses clients.

L’infrastructure Industrielle et Logistique de la Tunisie souffre actuellement de graves manquements et d’un déséquilibre régional qui nuit à notre potentiel non seulement d’attraction des IDE mais également au développement de notre industrie nationale.
Un plan d’envergure doit être entrepris dès maintenant pour pallier à ce manque. Parmi les idées que l’on peut suggérer, figurent en particulier :

La densification du réseau d’autoroute pour permettre de relier les grandes villes de l’ouest, du sud, de centre, de l’est et du nord avec un port maritime de marchandise à moins de 3 heures de route.

L’agrandissement des ports de marchandise de Rades, Sfax, Gabès et Zarzis, des zones de fret correspondantes et la mise en place de lignes quotidiennes de transport maritime entre un port du nord, un port du centre et un port du sud vers les principaux ports européens (Marseille, Dunkerque, Anvers, Amsterdam).

La mise en place de zones logistiques aménagées à proximité des autoroutes pour permettre la construction de plateformes privées pour le stockage et le cross-docking.

La transformation de tout ou partie de l’aéroport d’Ennfida en plateforme de transport de fret aérien et le doter de l’infrastructure nécessaire. L’idéal sur ce point serait de convaincre un opérateur mondial de type DHL ou Fedex par exemple d’en faire un hub international pour son activité internationale servant de lien entre le moyen orient, l’Afrique, l’Europe et les Amériques, (une sorte de hub pour la route sud-sud pour le fret aérien mondial). Ceci passera certainement par la nécessité d’ouvrir le ciel tunisien ce qui me semble également bénéfique pour le tourisme même si la compagnie aérienne nationale risque d’en pâtir lourdement.

Concernant le transport routier, il s’agit de restructurer ce secteur, très morcelé aujourd’hui, pour faire émerger de grands acteurs nationaux et internationaux. La mise en place d’une charte qualité pour le transport qui combine le service, la sécurité, l’environnement et les conditions de travail des routiers est une condition sine qua none pour redresser ce secteur important.

L’étendu du bassin d’emploi en nombre et en qualité est un critère de sélection de forte importance pour les entreprises.

Le capital de toute industrie à forte technicité et à forte valeur ajoutée est sans aucune mesure son capital intellectuel et humain. Ceci pousse les entreprises que nous visons à vérifier, avant de s’installer, la disponibilité des ingénieurs, des techniciens et des ouvriers à la fois en qualité et en nombre. Elles s’assurent également de la capacité du système de formation et d’éducation à fournir ces talents.

Une évaluation sociale du bassin est généralement menée. Elle vise à s’assurer de la capacité des ressources disponibles à s’adapter et à épouser la culture de l’entreprise et ses standards de fonctionnement et de gouvernance.

Pour la Tunisie, qui dispose d’un capital humain reconnu, le développement de notre attraction sur ce point particulier réside dans le renforcement des liens entre le système de formation et les entreprises ainsi qu’entre l’entreprise et les organismes de recherche et de développement. Une formation professionnelle de qualité pourra sans aucun doute apporter le complément de formation pour les diplômés chômeurs, nécessaire pour augmenter leur employabilité immédiate.

De toute évidence le développement et l’incitation à la mobilité professionnelle constituent pour le tunisien une évolution importante à opérer rapidement.

La capacité de l’entreprise à s’approvisionner en local constitue une composante importante du business model des entreprises à forte valeur ajoutée.

Comme expliqué plus haut, une des composantes du business model des entreprises qui nous intéressent est justement le juste à temps et le raccourcissement de la supply chain. De ce fait le potentiel de développement des fournisseurs locaux constitue un réel atout. Ces entreprises procèdent généralement à une évaluation sérieuse de ce potentiel et scrutent les fournisseurs disponibles, présents et à venir, pour vérifier la qualité de leur produits et services, leur organisation et leur capacité industrielle et techniques.

Il est à noter que dans plusieurs situations (automobile par exemple), obligent leurs fournisseurs de premier rang à venir s’installer à proximité pour optimiser la chaîne industrielle. Ce qui est sans aucun doute un autre effet bénéfique de l’attraction des IDE que nous recherchons.

Le développent de notre réseau de PME pouvant servir de fournisseurs à ces IDE passe par l’amélioration de leur qualité, la mise en place des standards de production et d’application des normes internationales de certification et d’homologation.

Les critères économiques liés aux coûts d’installation et de production sont certes importants pour ces industries, mais ils sont loin d’être parmi les premiers considérés

Toute entreprise a besoin de réduire ses coûts et générer des bénéfices pour assurer son développement propre ainsi que pour concrétiser le retour sur investissement de ses actionnaires. Il est donc logique que le choix intègre une analyse sur les coûts complets, les taxes et les incitations d’aides diverses qu’elle peut en bénéficier.

La Tunisie a déjà mis en place des incitations importantes pour attirer les IDE et qui semblent fonctionner. Cependant, j’invite les gouvernants à être plus incitatifs pour attirer les entreprises leader que nous visons, quitte à mettre en place des incitations spécifiques et à dérouler une approche volontariste et agressive de haut niveau. L’exemple marocain pour convaincre un constructeur automobile d’installer une importante usine de montage destinée essentiellement à l’exportation est un exemple à méditer.

Le fait d’attirer une entreprise locomotive dans son domaine, se traduira obligatoirement par l’attraction de leurs fournisseurs et inscrira ainsi la Tunisie dans un vertueux cercle du développement durable.

C’est en répondant à ces critères par des projets et des mesures effectives et en le faisant savoir dans le milieu des affaires que la Tunisie pourra, grâce à une stratégie de différentiation et de rupture, se positionner comme une place de choix pour les industries que nous souhaitons attirer.

J’exprime mes vœux pour que cette approche trouve un écho auprès du gouvernement provisoire et de s’en inspirer pour préparer le terrain. J’invite aussi les partis de gouvernement à inscrire dans leur programme économique futur une telle approche et une telle ambition pour notre Tunisie retrouvée.

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* Hichem Jouaber est Ingénieur de l’Ecole Nationale des Ponts&Chaussées (’87), titulaire d’un DEA d’intelligence artificielle de l’Université Paris VI (’87) et d’une maîtrise de mécaniques appliquées de l’Université de Tunis (’83).
Actuellement directeur du système de production et de la supply chain du groupe Valeo et précédemment vice-président de Gemini Consulting au sein de la practice Stratégie & Organisation Industrielle