En dépit de certaines différences contextuelles, les systèmes d’assurances maladie des différents pays, se ressemblent par leur architecture et par leur vocation.
Universalismes contradictoires ?
En effet, tous les systèmes, des plus libéraux comme le système américains aux plus administrés comme le système anglais, revendiquent une vocation ou du moins un idéal universaliste. Il s’agit effectivement de systèmes qui tendent à la fois à couvrir tous les individus de la société et à couvrir tous les risques. Quand le premier universalisme semble justifiable d’un point de vue philosophique, politique et même économique vue l’effet d’externalité de la santé(*), le deuxième universalisme a pour conséquence de mutualiser les dépenses de santé aussi bien pour les simples rhumes que pour la maladie d’Alzheimer ou le cancer. Ces deux universalismes, en plus d’être de valeurs inégales se trouvent être contradictoires : aujourd’hui en Tunisie, des patients indigents continuent à recevoir des traitements anticancéreux qui détruisent leur reins et leur moelle car ils ne sont pas pris en charge par la CNAM alors que d’autres compatriotes se font rembourser des consultations médicales et des médicaments pour des affections bénignes.
Cet universalisme, a priori louable, se heurte de plus en plus à des contraintes économiques expliquées par le vieillissement de la population, par la crise économique et financière structurelle que vie le système capitaliste mondialisé et enfin par la crise de valeur que voit l’humanisme des lumières se muer en individualisme contraire à toute idée d’assurance sociale(*).
La Tunisie à l’heure des choix
La Tunisie a hérité son système d’assurances sociales et particulièrement d’assurance maladie du protectorat français. Elle a ainsi hérité d’un système chimérique (mixte) entre le système Bevrdgien(*) et le système Bismarckien(*). Le premier étant un système d’assurance financé par l’impôt donc par toute la population ce qui justifie sa vocation de profiter à tous (universaliste). Le deuxième, est un système financé par la force de travail (ponction sur les salaires et les pensions) et qui profite exclusivement aux travailleurs.
En effet, la France ayant fait le choix, incohérent ou utopiste, de reposer le financement de son système d’assurances sociales exclusivement sur la force de travail mais d’en faire profiter toute la population, nous a légué un système structurellement déficitaire.
A l’aube de l’indépendance ou lors de la réforme de 2004[1], l’Etat a toujours fait le choix d’assoir sa légitimité en élargissant toujours plus la couverture de l’assurance maladie tout en maintenant le financement exclusif par la force de travail, creusant ainsi l’abysse entre les recettes et les dépenses de la CNAM. Ainsi, en 2011, environ 2 800 000 adhérents à la CNAM (qui payent leurs cotisations), financent les dépenses de santé (celles prises en charge par la CNAM) de 85 % de la population Tunisienne soit plus 8 500 000 de couverts[2].
Changeons de paradigmes
Des hommes politiques, des économistes et des professionnels de la santé qui jouent les oiseaux de mauvaise augure ne cessent depuis deux ans de prédire la chute de notre système d’assurance maladie et par une manipulation subtile professent l’austérité et la croisade contre les prix des biens et services de santé comme l’unique solution au déficit de la CNAM.
Au retard de diagnostic, s’ajoute alors une erreur de prescription que le pharmacien que je suis se permet de relever.
Renforcer le financement
Comme décrit plutôt dans l’article, notre système ne souffre pas d’un déficit chronique mais d’un déficit structurel, inscrit dans ses gènes. Faire reposer les dépenses d’assurance maladie de tout un peuple sur les travailleurs seuls, surtout dans un pays qui fait face à un chômage lui aussi structurel, crée un déséquilibre qu’il convient de corriger le plutôt possible. Il est temps d’élargir les sources de financement de la CNAM en mettant en place par exemple une parafiscalité dédiée (on peut envisager l’ajout d’un demi-point ou d’un point de TVA ou une taxe spécifique sur certains produits de grande consommation). Ceci ne remettra nullement en cause le principe de mutualisation du financement de la CNAM puisque les plus riches, qui consomment plus, seront toujours plus taxés. Ainsi, nous aurons enfin un système équilibré et viable grâce à la responsabilisation et l’implication de tous.
Rationaliser les dépenses : vers un contrôle médicalisée des dépenses de santé
Il ne suffit pas d’élargir les sources de financement, il est impératif d’utiliser les deniers publiques à bonne escient. Après des décennies de contrôle strictement économique des dépenses de santé (caractérisée par l’administration des prix, le retard d’enregistrement et de remboursement des médicaments innovants, …), il est temps de faire le saut épistémologique et passer à la maitrise médicalisée. Ceci permettra de fixer les prix et de rembourser les biens et produits de santé en se basant sur une logique pharmaco économique et non purement économique. Ainsi les médicaments, par exemple, seront évalués en fonction de l’amélioration de service médical rendu, amélioration estimée in concreto relativement aux thérapeutiques existantes. Les prescription et les dispensations se feront selon des recommandations adoptées à l’échelle nationale, y déroger signifie que le médicament ne sera pas remboursé.
N’ayons pas peur non plus de mieux allouer les ressources. L’une des expériences les plus traumatisantes pour le jeune résident que je fus, était de voir dans une même chambre d’hospitalisation un patient couvert par la CNAM recevoir une chimiothérapie prescrite selon les recommandations internationales les plus récentes et des indigents traités selon les protocoles des années 70s. Depuis, j’ai beaucoup de scrupules à réclamer à la CNAM le remboursement des consultations et médicaments pour traiter ma laryngite !
Une des solutions qui s’impose, c’est la mise en place d’un statut « médicaments de conseil » pour certaines molécules et présentations qui pourraient être directement initiées par le pharmacien d’officine, épargnant ainsi à la communauté le remboursement de consultations et médicaments pour des pathologie bénignes. Les économies réalisées permettrons de mieux prendre en charge les pathologies lourdes. Outre l’avantage indéniable pour la CNAM, un tel statut – comparable au statut Over The Counter (OTC) en Europe et Etats Unis- insufflera une nouvelle dynamique à l’industrie pharmaceutique et à l’exercice officinal (qui sera scientifiquement valorisé et mieux rémunéré). Ceci permettra également de décharger les médecins de première ligne de se décharger des affections bénignes pour se consacrer à leur rôle, cardinal, dans la prise en charge des maladie chroniques (diabète et hypertension).
Une autre caractéristique de la politique tunisienne de maitrise des dépenses de santé, c’est qu’elle s’organise en croisade contre le médicament, tenu pour seul responsable du déficit abyssal de la sécurité sociale. Il en a résulté une pression effrénée sur les prix des médicaments, un retard de l’accès à l’innovation pharmaceutique, une hésitation à reconnaitre et rembourser les nouvelles entités chimiques et produits de biotechnologie, une érosion continue de la marge du pharmacien d’officine, …
Etonnant de voir autant d’acharnement contre un produit qui ne représente que 17 % des dépenses nationales de santé[3]. Si besoin il y a de réduire les dépenses, il serait plus efficace d’aller chercher l’argent là où il se trouve, c’est-à-dire en agissant sur le 83 % qui restent et qui correspondent à des actes médicaux, à des explorations radiologiques, biologiques et chirurgicales abusives et grassement rémunérées. La Tunisie se situe aujourd’hui à la limite basse de la part du médicament dans les dépenses de santé, la fourchette pour les pays en transition allant de 15 à 30 %[4]. Baisser encore plus cette part fera de la Tunisie un pays sous- médiqué.
Condamnés à nous adapter
A l’heure où la Tunisie écrit sa constitution et fait les choix stratégiques qui vont conditionner l’avenir de générations de nos compatriotes, un regard nouveau et courageux devra être porté sur l’acquis social qu’est la CNAM. A défaut nous risquons de le perdre.
(*) effet d’externalité de la santé
Les économistes désignent par « externalité » ou « effet externe » le fait que l’activité de production ou de consommation d’un agent affecte le bien-être d’un autre sans qu’aucun des deux reçoive ou paye une compensation pour cet effet. Dans le cadre de la santé, un exemple édifiant est celui du vaccin. Se faire vacciner contre la grippe permet non seulement de se protéger contre la maladie mais aussi d’éviter de contaminer les autres.
(*) assurance sociale
L’assurance sociale est une forme d’assurance entre individus, imposée par l’État, pour les protéger par mutualisation des risques contre des coûts financiers liés à la maladie, la vieillesse, etc. Dans la plupart des pays, elle porte le nom de sécurité sociale
Les assurances sociales en Tunisie, sont l’assurance retraite (assurée par la CNSS et la CNRPS), l’assurance accidents de travail et l’assurance maladie (gérée par la CNAM).(*) système Bevrdgien
Dans les systèmes dits beveridgiens (du nom de Lord Beveridge, père du modèle britannique), les droits (à une protection sociale de base) sont universels et accordés à l’individu. Le financement est assuré par les impôts et les prestations s’adressent à toute la population.
(*) système Bismarckien
Dans les systèmes bismarckiens (sur le modèle du système allemand institué par le chancelier Bismarck), ils sont accordés à celui qui travaille et, par “droits dérivés seulement”, à sa femme et à ses enfants. Le financement est donc assuré par prélèvement sur les salaires et les pensions (retraites) et les prestations s’adressent aux travailleurs et leur ayants droit.
[1] Loi 71-2004 du 2 aout 2004, portant istitution d’un régime d’assurance maladie
[2] Site de la CNAM consultable sur : http://www.cnam.nat.tn
[3] Site de la CNAM consultable sur : http://www.cnam.nat.tn
[4] Communication orale du Pr. Amor Toumi, XVe journées pharmaceutiques Tunisienne
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