Même s’il a l’air d’un anachorète, sa timidité ne semble pas avoir déteint sur son gabarit. On dirait un Bud Spencer, hauteur et épaules à angles en moins. Signe qui ne trompe pas : son visage désarme les envies de rasoir. D’un sarcasme en coin, Ala Eddine Slim se décrit tel un « spermatozoïde qui a bien grossi ». C’est son côté pile. Côté face : un bloc de muscles. Et dans le genre batailleur, il est davantage boxe thaïlandaise que samouraï. Mais entre ses tatouages en lettrines qui aiguisent la curiosité et son poitrail de baroudeur potelé, on ne sait plus où donner de la tête. Devant l’express serré qu’il vient de commander, l’auteur de The Last of us se tortille en riant. Une fois à l’aise, c’est, de la tête aux pieds, un petit monstre dont le graal serait le cynisme, et qui se montre capable de lâcher à l’occasion des mots poétiques comme s’il dégoupillait des grenades.
Gentil, mais loin d’être benêt, notre gaillard cultive malgré tout un côté mystérieux. Inutile de chercher à faire le tour de sa vie. S’il n’est pas quelqu’un à se dédire, il rechigne à divulguer ses banderilles au cœur. « Ne me cherche pas ! Je n’avale pas mes histoires pour les recracher ensuite », prévient Ala Eddine, en tirant par moments sur ses cigarettes. « Je suis une boîte noire ». Mais s’il lui arrive de tendre l’oreille aux questions sur sa vie privée, il est peu probable qu’il y donne suite sans bouger un début de poil de sourcil. « J’ai vécu des séparations douloureuses, j’ai connu des trucs qui me plombent la mémoire. Mais je garde tout ça pour moi. Peut-être qu’un jour, j’en ferais un film », ajoute-il sans tout à fait se livrer. On sait au moins deux choses de lui. Ce qu’il déteste le plus au monde ? « La flicaille de merde, tous les flics. Des charognards ». Incarcéré en 2015 pendant presque un mois pour consommation de cannabis, il reste à fleur de peau sur cet épisode. Deux autres questions plus tard suffiront au cinéaste pour avouer, avec un naturel non affété, qu’il ne renonce à rien de ce qu’il aime le plus au monde : les femmes. « Je les aime comme pas possible ! Elles sont adorables, chiantes parfois, mais superbes. Avec elles, ça palpite de vie. Mais sur une autre planète ». On ne lui enlèvera pas ça.
Pour l’instant, ce natif de Sousse revient d’une autre planète et s’en ira bientôt vers une autre, avec Tlamess sous le bras. Son nom, depuis quelques années, tourne plus vite qu’une boule à facettes. A Cannes, au FID, à New York. Dans quelques semaines, la Viennale lui consacrera une rétrospective. Il n’en est pas peu fier, mais n’en fait pas non plus tout un plat. Ala Eddine garde la tête sur les épaules. « Je ne suis pas d’une grande subtilité lorsque je parle de mes films. Et pour tout dire, je m’en fiche un peu ». C’est dit. Pourtant, quand il assène de telles phrases dissuasives, il a toujours « l’imaginaire » au bout des lèvres. En période de hasard objectif, ce mot lui fait vivre mille vies. « C’est vraiment le moteur de ma démarche, à la fois pour égailler des certitudes et pour dire qu’il y a toujours d’autres territoires à habiter ou à conquérir ». À l’écran, il divise dans les grandes largeurs. Attentif aux corps qui chutent avant de se perdre, l’homme intense l’est aussi aux événements atmosphériques quand ils se mêlent de fiction. Sa « planète cinéma », dont plus personne ne songera à lui contester la liberté, ne renonce pas aux affinités choisies pour les fidélités d’origine. Les rencontres solitaires, la métaphysique matérielle sont ses biotopes aux caractéristiques interchangeables. C’est l’interminable marche de The Stadium, l’improbable déterritorialisation dans The Last of us, les noces de la double fuite dans Tlamess. Pourtant, il admet que les équations de cette trilogie comportent par endroits des inconnues qui lui échappent, le verbe demeure son ennemi, à moins de signer avec lui des armistices. « Franchement, les dialogues me posent problème, mais j’essaie de ne pas être là-dedans. Je préfère éviter. Je ponds des scénarios sans dialogues. C’est plus simple. Plus excitant aussi, je trouve ».L’audace qu’on verse à son compte pousse jusqu’à l’abattement des cloisons : la fêlure silencieuse habite la chair d’Ala Eddine autant que ses images.
Si le désir de cette fêlure remonte à loin, l’homme de 37 ans ne porte pas pour autant en bandoulière un parcours hors norme. En substance : il a grandi avec deux frères – l’un décédé en 2007 et l’autre futur ingénieur –, un père commerçant puis comptable, et une mère au foyer, gérante sur le tard d’une entreprise familiale pendant quelques années. De sa scolarité ordinaire, avec un penchant prononcé pour le basket, il n’a pas le souvenir dégoulinant. Et dans une autre vie, il se serait bien vu avocat ou médecin. Il en parle comme s’il racontait sa vie à demi, sans oublier d’en rire à bas bruit. « Même si ces métiers m’impressionnaient à l’époque, je ne me voyais pas faire ça toute ma vie. Aujourd’hui, ça me fait marrer, c’était vraiment bête comme idée ». Après un bac sciences, il intègre l’Institut Supérieur des Arts Multimédia de La Manouba. C’est Chawki Khniss, l’ami d’enfance devenu son producteur et associé, qui lui avait filé l’adresse. « Il savait que je voulais faire quelque chose de ce genre », poursuit Ala, avant d’égrener les raisons de son choix. « J’avais opté pour l’assistanat à la réalisation ; j’avais appris un peu de tout, mais les cours m’ennuyaient ». À l’exception de celui d’Iqbal Zalila, « très stimulant » car bien prompt à le maintenir en ligne, avec quelques amitiés lui servant d’antidote à la morosité. À la sortie de l’Institut, en 2004, il cofonde avec Ali Hassouna la société Exit Productions. Deux ans plus tard, il réalise son court L’Automne, avant de passer un stage d’été à la Fémis. « Expérience intéressante, je ne dirai pas le contraire, nous confie Ala Eddine. Mais essayer en dehors de ces sphères, ça m’a toujours tenté ». Reste qu’on sait très peu de choses sur le sort de ses valises restées à Paris pendant ce temps-là, autant que sur son court, Une nuit parmi les autres. Quelque temps après, en 2009, il commence le tournage d’En compagnie d’Hamlet, projet d’un long documentaire qui ne verra pas le jour : deux ans que l’idée lui trottait déjà dans la tête, avant que les événements de 2011 ne viennent changer la donne.
À la question de savoir si, parfois, il doit abandonner certains projets de films, Ala Eddine Slim prend trois secondes avant de bétonner : « Un film impossible ? Ça n’existe pas ». Il reste incollable sur la question. La preuve : en 2012, il co-réalise Babylon avec Youssef Chebbi et Ismaël, un documentaire braquant la caméra sur un camp de réfugiés qui a élu domicile au fond du désert tunisien à l’ouest du pays. Le trio y remet les pieds à deux reprises, deux caméras sous le bras, quelques mois après le 14 janvier avec l’insurrection de la Libye à l’est. Si on regarde un peu plus dans le détail, « le deal est né d’un désir mutuel de découvrir ce qui se passe là-bas, précise Ala. Mais une fois sur place, le séjour se mue en une incroyable expérience d’observation. On était saisis par un effet de décollement, qu’on a voulu restituer dans sa nudité ». Avec la même liberté de ce pas de côté, mais sur les territoires de la fiction, les films suivants vont prendre une pente qui leur fera retrouver une autre nudité, un autre décollement. En 2014, Ala se lance dans son premier long métrage de fiction, The Last of us qui sortira deux ans plus tard. Il en arpente le souvenir comme l’enfant qui étrenne sa boîte de petit chimiste. « C’était une expérience d’une rare intensité, à tous les niveaux. Et qui compte beaucoup pour moi. J’ai vraiment la chance de travailler avec des compagnons de route qui croient en chaque projet ». Et si Tlamess ne déroge pas non plus à la règle, quoiqu’avec plus de confort au niveau de la production, la démarche était juste assez thermique pour déteindre sur le tournage. Sur chaque film de la trilogie, Ala dit aimer « greffer discrètement quelque chose de celui qui le précède », le traînant comme son ombre portée.
Sans jouer le bravache arty, Ala Eddine s’intéresse pourtant fort peu au style de ses propositions, même si elles se taillent un territoire spécial dans une cinématographie locale qui n’a pas toujours ses faveurs. « C’est quelque chose que je redoute, autant que l’idée qu’un carriériste peut se faire du cinéma. Non. Ce n’est pas tel ou tel genre en particulier qui m’intéresse non plus. J’essaie au fil des films, de dépouiller mon regard, mes gestes de mise en scène. Je fonctionne souvent au flair ». Chacun sa manière de sniffer. Or si le cinéaste a la nature dans les tripes, s’il en tutoie les règnes, il place les chiens au plus haut de son bestiaire. « Leur solitude, leur bâtardise me parle directement », ajoute Ala en avouant sa tendresse non moins muselée pour quelques « reptiles intelligents ». C’est dire que sa cordialité avec l’universel humanisme semble empreinte d’émois gastriques. « Un cinéma universel, ça n’a pas beaucoup de sens pour moi ». Il s’en fiche avec la capillarité des sympathies discrètes ; à moins de le balayer au profit d’une expérience cramponnée aux affects. Et les influences ? Il y a les extrêmes : Wells, d’un côté, et Weerasethakul avec Bartas de l’autre. Mais toutes armes rendues, son cœur penche, sous un prisme orthogonal, pour « le Maître » – entendez Kubrick. «Je me dis que si je n’avais pas connu les films de ce génie absolu, aucun autre cinéaste n’aurait réussi à décupler mon désir de cinéma ». Il y a chez Ala un jeu du grand écart qui le voit, sans fausse complexité, brasser ensemble l’admiration du cinéphile et la volonté d’airain du cinéaste. Certaines de ses pensées le montrent plus planant que supposé. « Il n’y a pas de règle en cinéma, renchérit-il. Je m’étonne quand j’entends dire que je suis un cinéaste expérimental. Je comprends qu’on ait besoin de me caser quelque part. Et c’est vrai que je me situe ailleurs, que j’expérimente toujours des trucs dans mes films pour faire fable, oui. Mais ça n’est pas du cinéma expérimental. C’est comme la chimie, il ne suffit pas de bonnes synthèses, il faut aussi une inventivité risquée ». Façon qu’il a sans doute de laisser aux autres les raccommodements.
Aujourd’hui, le grand kif d’Ala Eddine est de garder du temps pour les siens, jouer avec ses deux petites bambines d’à peine trois ans, les voir grandir. Inévitablement, il regarde moins de films qu’avant. « J’ai arrêté pour le moment de visionner les films sur le petit écran, mais je n’ai pas complètement renoncé aux salles de cinéma, explique-t-il. Il va falloir que je me rattrape ». Peu de personnes se vantent de l’avoir vu ouvrir un livre. Non qu’il manque de temps pour d’autres occupations ; il préfère juste ne pas se forcer. « J’aime papoter avec les copains, les retrouver au bar du coin. Les livres, les trucs savants, ça n’est pas ma tasse de thé ». En revanche, « la musique, bien sûr, j’en raffole »: c’est, pour lui, un échangeur d’affects et de percepts. Il reconnaît que son mode de vie aujourd’hui est encore « trop trépidant » pour ne pas se ravitailler « avec de la bonne came ». « En ce moment, ajout-il, je suis attiré par le Dark Pop », qui enveloppe de chair vibrante tous ses os. Sa timidité émaillée d’éclairs dans les yeux est vite contrebalancée par un air coquin quand la conversation déplace le curseur. Et ça lui réussit si bien qu’à vouloir lui soutirer un scoop, on récolte quelque chose comme une métaphysique du sexe qui nous revient en boomerang. « Car au fond, tout tourne autour de ça. J’ai toujours pensé que l’univers entier doit tout au sexe, tu ne penses pas ? », lance Ala avec un sourire carnassier. « Je voudrais que mon prochain film ouvre une persienne sur ça, sur nos façons de vivre le désir ». Signe d’un nouveau cycle qui nous fera encore se lécher les babines ?
Un article qui fait du bien … Surtout par ce moment, de ” lavage de servaux ”, et de inutile pression, pour ceux qui suivent l’actualité de la campagne. Lors de cette campagne, j’ai aimé suivre pendant deux semaines l’actualité de la démocratie, mais je l’ai trouvé ici . Merci Adnen, et bon courage Ala.