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Après une visite organisée pour établir un premier contact entre les familles et leurs enfants détenus, le sort des prisonniers tunisiens en Syrie reste en suspens. Ce voyage, coordonné par le journaliste Zouheir Latif avec des journalistes et des associations, a pourtant permis de mettre à jour les profils-types de ces Tunisiens qui continuent de partir pour «sauver la Syrie ».

« Il y avait de tout, j’ai rencontré un étudiant des beaux–arts tout comme un diplômé chômeur. Il est donc difficile de dire que le Tunisien qui part en Syrie correspond à un profil type. Une chose transparaît pourtant dans les témoignages, la plupart de ces gens disent avoir été manipulés. » Le récit que fait l’avocate Dalila Msadek du voyage de dix jours en Syrie donne toutefois les premières pistes pour éclaircir le problème du départ des jeunes Tunisiens au Jihad en Syrie. Recensés à plus de 2000 selon les rapports et quelques données officielles, leur nombre n’a cessé d’augmenter en 2013. Pour les membres de la délégation, le voyage avait avant tout vocation à réunir les familles avec leurs enfants et tenter de pallier le manque d’informations.

« Il n’y a pas de base de données réelle sur le nombre de départs ou de morts. Nous avons juste eu le nombre de 1000 départs empêchés. C’était donc important pour nous d’identifier qui sont ces gens qui partent et surtout combien sont détenus. Il s’agissait aussi de rétablir le contact entre les familles et les détenus, beaucoup ne savaient même pas où leurs enfants se trouvaient » déclare Alaa Talbi, du Forum des droits économiques et sociaux, qui faisait partie du voyage.

Parmi les Tunisiens partis mener le jihad en Syrie, peu préviennent leur famille, qui découvre le départ parfois trop tard, comme dans le cas de Houssein Mars, dont le frère a appris la mort par un coup de téléphone.

Le 12 mai 2013, Othman Jerandi, Ministre des Affaires étrangères a déclaré que 800 Tunisiens combattaient actuellement aux côtés des forces syriennes rebelles. La radio Express FM a annoncé que 132 Tunisiens seraient morts en février seulement dans les combats à Alep. Le 12 mars, le quotidien Chorouk avait publié la liste de plusieurs douzaines de Tunisiens, beaucoup originaires de Ben Guerdane, tués en Syrie. Le manque de chiffres fiables et d’informations sur les méthodes pour partir en Syrie entretiennent le flou autour d’un malaise : la tentation du jihad pour beaucoup de jeunes Tunisiens. Ce voyage était donc l’occasion pour les membres de la société civile de rencontrer certains de ces aspirants «jihadistes».

43 détenus tunisiens en Syrie

Officiellement, le gouvernement syrien aurait 43 Tunisiens en détention, la délégation a pu en rencontrer 21. La plupart ont été arrêtés à leur passage à la frontière turque ou lorsqu’ils venaient du Liban. Ils n’ont pu mener des combats. Il y aurait également deux femmes tunisiennes selon Alaa « mais on ne sait pas si elles sont parties en tant que combattantes ou pour autre chose ».

D’après les entretiens de dix minute par détenu réalisés avec les familles dans un commissariat ultra surveillé de Damas, la plupart des Tunisiens ont dit regretter leur démarche, mais tous avaient le même but : « aider la Syrie » ou bien « mourir en martyr ».

De l’avis des membres des associations et des journalistes présents, beaucoup des jeunes ont été « manipulés ». « L’un d’entre eux est parti en Lybie pensant participer à un concours de lecture coranique, un autre pour du travail. Les deux ont rencontré des personnes sur place qui les ont convaincu d’aller mener le jihad en Syrie » déclare l’avocate Dalila Msadek.

Les canaux de recrutement sont multiples, aussi bien médiatiques que religieux. « Certains d’entre eux ont dit avoir été émus par les images des chaînes Al Jazeera et Al Arabyia et se sont engagés. » D’autres ont été convaincus par des prêches dans des mosquées ou encore des réunions tenues à l’écart, après la prière où ils peuvent rencontrer des personnes qui leur facilitent le départ.

Mourir en martyr

« Beaucoup disent avoir payé pour venir de leur propre gré. » Pour Ali Moez, président de l’association Util, il s’agit réellement d’un problème de « traite » où chacun monnaye son départ en échange de quoi il a l’espoir ultime de mourir en martyr.

« Il y a un problème social flagrant car nous avons rencontré deux détenus Tunisiens, anciens prisonniers des événements de Soliman, graciés par le Président de la République Moncef Marouki, et qui sont partis en Syrie. Cela montre qu’il n’y a pas eu de réhabilitation possible pour eux dans la société, même après la révolution. Si nous parvenons à faire rentrer certains détenus, nous devons absolument veiller à les suivre, à faire en sorte de les réintégrer à la société. »

Ces cas rappellent celui de Hamdi al-Thawadi mort le 19 février 2013 en Syrie. Il avait déjà essayé de rejoindre dans les années 2000 les combats en Iraq. Il avait été emprisonné durant cinq ans en Tunisie. Relâché après la révolution, il a essayé une première fois de rejoindre la Syrie en 2012 par la Turquie mais a échoué. Il a réessayé en février 2013 et il est mort peu après. Parmi les profils rencontrés, le jeune âge de beaucoup des jihadistes a frappé les visiteurs. Ils ont rencontré des bacheliers tout comme des étudiants. « C’est pourquoi on a encore des soupçons sur le fait qu’ils aient reçu ou non de l’argent pour partir car rien que le billet d’avion pour aller en Turquie et le passage de la frontière syrienne peut coûter dans les deux mille dinars. » déclare Ali Moez. Mise à part un certain embrigadement dans les mosquées et via les réseaux sociaux, il y aurait donc une responsabilité dans l’exclusion sociale et culturelle dont sont victimes ces jeunes.

Un recrutement religieux difficile à cerner

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Photo: Alaa Talbi

Alors que le mouvement Ansar Charia incite au Jihad en Syrie et que beaucoup d’experts s’accordent à dire que les recruteurs en Tunisie et en Egypte appartiendraient à cette mouvance, aucun détenu n’a dit avoir été approché par quelqu’un se réclamant directement d’une mouvance religieuse ou politique. La plupart garde l’anonymat. Pourtant le mystère perdure sur le degré de « manipulation » dont sont victimes les Tunisiens qui partent mener le jihad.

Selon le rapport de trois chercheurs intitulés Convoy of the Martyrs in the Levant, la Libye est le pays qui exporte le plus de jihadistes avec 21% de combattants étrangers libyens. Certains détenus tunisiens ont d’ailleurs admis avoir été en Libye avant de passer par la Turquie. Mais l’entrée du nouvel acteur dans le jihadisme international est bien la Tunisie (16% des combattants) avec Ansar Charia en première ligne qui faciliterait les voyages et célébrerait les martyrs, selon le rapport.

Il est vrai que des élégies en l’honneur des martyrs morts en Syrie sont fréquemment relayées sur la page officielle de la mouvance salafiste mais rien n’est prouvé sur un recrutement direct et un financement des jihadistes par Ansar Charia. Les portraits types élaborés par les chercheurs montrent que beaucoup des Tunisiens qui partent en Syrie sont des « jihadistes en devenir » comme Mohamed Amin Abdul-Hadi qui était un ingénieur bien payé dans le centre d’études et de recherche en télécommunications de Sfax et qui a décidé du jour au lendemain de s’engager. Il fait partie des jeunes que rien ne prédit à la guerre mais qui sont séduit par ce « Jihad du moment » comme le décrit le rapport. Le 27 janvier 2013, ce jeune homme a été tué dans des batailles avec l’armée syrienne près de Latakia. Quatre jours plus tard, un autre jeune ingénieur tunisien de 25 ans, Elyes Ben Halad Ben Oumara est annoncé mort par des sources rebelles.

Selon l’étude c’est en février et mars 2013 que le plus grand nombre de jihadistes tunisiens morts a été enregistré. Ils rejoignent pour les deux tiers le front Jabhat al Nosra. Mais d’après les témoignages des détenus, il reste difficile de savoir si ces Tunisiens sont entraînés et pendant combien de temps, au combat. « La plupart de ceux que nous avons rencontré avaient reçu un lavage de cerveaux en trois semaines, difficile de connaître leur aptitude au combat. » témoigne l’un des membres de la société civile.

La balle dans le camp du gouvernement

Pour les acteurs de ce voyage organisé indépendamment de l’action gouvernementale, la responsabilité est désormais au gouvernement. « Il faut réellement mettre en place une structure de rapatriement et d’accueil pour ces Tunisiens » déclare Dalila Mbarek. L’autre point important du voyage concerne le cas des citoyens tunisiens qui sont restés en Syrie sans pouvoir rejoindre leur pays avant la guerre, ils seraient 1300 selon les données officielles. Le 22 avril, le ministre des Affaires étrangères a déclaré qu’il mettrait en place avec l’ambassade de Tunisie à Beyrouth, les éléments nécessaires pour faciliter les procédures afin que certains Tunisiens puissent regagner leur pays.

Du côté du ministère des Affaires religieuses, le mufti de la République, le Cheikh Othman Battikh avait pourtant désapprouvé le jihad en Syrie déclarant que « Combattre en Syrie ne relève pas du jihad. C’est plutôt exploiter la précarité et les difficultés vécues par nos jeunes. » Mais la plupart des associations et des journalistes présents dénoncent encore le manque d’action directe sur les discours dans les mosquées, cause première de l’engagement en Syrie.

« Il faut vraiment que le gouvernement définisse une stratégie car le flux est loin de s’arrêter et aujourd’hui, ces jeunes jihadistes partent dans des conditions de plus en plus clandestines et dangereuses afin d’éviter d’être repérés. » déclare Alaa Talbi.

Du côté du gouvernement syrien, Bachar El Assad a posé des conditions pour relâcher les Tunisiens prisonniers. Le 6 juin, le ministre des Affaires étrangères syrien a déclaré que ces détenus pourraient être relâchés, s’ils n’étaient pas impliqués dans les tueries des citoyens syriens et qu’ils devaient jugés pour leurs crimes. S’ajoute à cela le fait que la Syrie allait déposer une plainte auprès du conseil de sécurité qui ont contribué à « la violence et l’extrémisme » en Syrie, tout comme leurs recruteurs et ceux qui contrôlent les frontières de passage.