– Quand le “timing” d’un désenchantement devient cruel !
Avant d’évoquer le projet de cette police de proximité, nous avons choisi de commencer par la fin. Ceci en relatant une anecdote que nous avons vécue tout juste après notre entretien au ministère de l’Intérieur sur le rôle et l’apport d’une telle police en Tunisie. Durant cet entretien, nous avons beaucoup parlé des nouvelles mœurs de la police et de la qualité de ses rapports au citoyen.
Après une heure trente d’entretien dans les locaux du ministère de l’Intérieur, écoutant un discours élogieux au sujet des changements des valeurs des agents du ministère de l’Intérieur, nous avons presque commencé à y être sensibles, cependant non sans garder un doute lucide, du fait de cette longue tradition tunisienne du double discours en matière de civilité policière.
Et pourquoi ne pas avouer, qu’à peine avons-nous quitté les locaux du ministère de l’Intérieur, la confrontation à la cruelle réalité du vécu quotidien nous remit les pieds sur terre.
En effet, à peine sortis du ministère en question, que l’on s’est égaré dans une ruelle adjacente. Soudain, un policier enrage en nous voyant perdus dans les parages du ministère, nous tenant des propos vulgaires, insultants et menaçants. A aucun moment il ne prêtera attention à nos excuses et à nos questions afin de quitter cette lugubre ruelle, préférant ainsi l’insulte. L’air hargneux et la bouche écumeuse, il ne cessa de nous sommer violemment de déguerpir en vitesse.
Comme quoi, il n’aura fallu que de quelques instants à une seule personne pour ruiner un travail et un discours, dont nous reconnaissons les efforts consentis par ses auteurs. Cette révolution des mœurs du personnel des forces de l’ordre, tant prônée par les hauts cadres du ministère de l’Intérieur, sera sacrément difficile à accomplir. Le gouffre entre les hauts cadres en question et les agents du terrain est littéralement monumental. Beaucoup, parmi ces agents, ne savent même plus parler, tellement ils se sont habitués à hurler et à vociférer aux visages des citoyens. À la moindre tension, le langage ordurier se substitue au langage qui sied à un fonctionnaire de la République ayant prêté le serment de l’article 6 de la loi du 6 août 1982. Le pire, c’est que l’on croise ce même langage ordurier, des mêmes agents, proféré, y compris, à destination des responsables politiques Tunisiens sur les pages web de certains syndicats des forces de l’ordre. De même, quand un de ces agents, à l’instar d’Olfa Ayari, se permet d’accuser, sur une chaîne satellitaire, les gouvernants de la Tunisie post révolution de criminels, c’est dire les outrages que le simple citoyen est susceptible d’affronter.
Nous ne pouvons, cependant, ne pas évoquer ces quelques officiers de police exceptionnels dont nous avons croisé le chemin au hasard des rencontres durant ces dernières années. Des officiers exceptionnels par leur remarquable éducation et leur professionnalisme. À ceux-là, nous rendons hommage, d’autant plus qu’ils exercent leur métier dans un contexte où l’accueil et la politesse ne sont franchement pas le point fort. Et autant dire que les vieilles habitudes ayant encore de beaux jours devant elles, le changement sera long est difficile. Mais, il appartient également au simple citoyen, avec ses modestes moyens, de résister à ces outrages quotidiens… Ceci en attendant que cette future police de proximité contribue, à sa manière, à changer les mentalités… si tant est qu’elle soit en mesure de la faire. Le besoin urge. Alors de quoi s’agit-il ?
-La germination du projet d’une police de proximité.
Depuis le 5 juin dernier et l’inauguration du premier poste pilote de la Garde Nationale à Menarat Hammamet, une nouvelle forme de police voit le jour. Le ministère de l’Intérieur en partenariat avec le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) a développé un « modèle tunisien de police de proximité ». Ce projet pilote touchera, dans un premier temps, les postes de police de Marsa-Ouest, Sidi Hsine El Attar et Sakiet Ezzit, ainsi que les postes de la garde nationale de Naassene et Sidi Ali Ben Oun. Le choix de ces postes n’est pas fortuit : « l’idée était de choisir des lieux sensiblement différents par leurs compositions, leurs problèmes et leurs situations géographiques », indique Houssem Eddine Ishak, expert national pour le programme d’appui à la réforme du secteur de la sécurité en Tunisie auprès du PNUD.
– Qu’est-ce qu’une « police de proximité » ?
La police de proximité est une nouvelle approche méthodologique du travail de la police. Celle-ci vise à créer une relation de confiance entre la police et le citoyen, à travers l’offre d’une meilleure qualité de services, tant au niveau de la sécurité que de l’amélioration des conditions de vie locale.
S’inspirant des modèles canadien, belge, suisse et britannique, le modèle tunisien de police de proximité ne se borne pas à en reproduire exactement les méthodes. En effet, lors des différents travaux du comité de pilotage créant cette police de proximité, la spécificité de la culture et de l’histoire de la Tunisie apparait en filigrane.
Comme précisé par Mme Kort, la création de cette police s’inscrit dans un cadre plus global de l’action du ministère de l’Intérieur :
Depuis 2011, le ministère de l’Intérieur a pris conscience de l’importance de la communication entre les citoyens et les agents des forces sécurité. De ce fait, plusieurs programmes de formations ont déjà été menés afin d’améliorer cette communication. La nouvelle police de proximité s’inscrit donc dans ce cadre. Mme Aicha Kort
– Pourquoi une police de proximité ?
L’idée de la création d’une police de proximité part du constat suivant : la mainmise du pouvoir opérée avant 2011 sur l’institution sécuritaire -faisant des forces de sécurité un outil de répression de la dictature de Ben Ali- a creusé un fossé entre ladite police et les citoyens. Les agents des forces de l’ordre continuaient à être perçus comme étant au service du pouvoir et non des citoyens. Ainsi, il était nécessaire pour le ministère de l’Intérieur de faire son autocritique et de trouver les moyens de rétablir cette confiance entre police et citoyens. Comme nous l’affirme Mme Kort, lors de notre rencontre :
Nous avons appris à nous ouvrir au monde extérieur. Aujourd’hui, il existe une transparence des activités du ministère de l’Intérieur à travers l’Open data, notre site d’orientation et communication administrative, notre ouverture aux médias et à la société civile -laquelle a pris part aux réunions de préparation de cette police de proximité. Cette ouverture a été la première étape pour l’institution de cette police de proximité, faisant de la sécurité une responsabilité partagée et non pas exclusive aux agents de sécurité. Mme Aicha Kort
– Les piliers de cette police de proximité :
À travers les études menées sur les modèles préexistants, mais aussi à travers les spécificités culturelles et historiques de la Tunisie, quatre piliers ont été dégagés afin de parvenir à ce modèle tunisien de police de proximité : le partenariat, la communication, la résolution des problèmes, et enfin la prestation de services de qualité.
– Le partenariat repose sur le fait que la sécurité et la qualité de vie ne sont pas du seul apanage des forces de sécurité. Aussi, l’ensemble de la société doit y jouer un rôle. Dès lors, le citoyen sera « le maillon central de cette nouvelle philosophie ». Il incombera donc à cette police de proximité de jouer le rôle de relais entre citoyens, municipalités, délégations, institutions sanitaires, éducatives, sociales, sportives… . Cette nouvelle approche participative place le citoyen au centre des décisions, étant lui-même partie prenante dans les décisions.
– La résolution des problèmes est, quant à elle, basée sur la prévention des crimes, ce qui contribue à réduire la criminalité et à promouvoir un meilleur cadre sécuritaire pour l’ensemble des citoyens, tout en agissant sur la plan social. L’approche traditionnelle répressive devant se cantonner à son rôle de sanction pénale, laquelle sanction, faut-il le souligner, n’a jamais été un remède, mais la conséquence d’une violation de la loi.
Ainsi, le travail social en amont permettra de traiter les contextes délicats afin de prévenir les passages à l’acte. Plus proche des citoyens, cette conception n’est donc pas seulement attachée à la lutte contre la criminalité, mais à s’occuper également de la vie du quartier : querelles de voisinages, de familles, cohabitation entre cultures et traditions différentes, voire l’identification des cas sociaux ayant besoin d’une prise en charge…
– La communication est un défi essentiel auquel doit répondre l’agent de quartier. En effet, le partage des informations et la transparence sont ses principales obligations. Afin d’encadrer celle-ci, un code de conduite de l’agent de quartier est mis en place de concert entre les citoyens, la société civile et l’institution elle-même afin d’éviter les dérives, les dépassements et les défaillances.
– L’amélioration des services fournis aux citoyens relève aussi des préoccupations de cette police de proximité. Ainsi, plusieurs mesures y contribuent : un meilleur aménagement des espaces d’accueil mis en place, une meilleure adaptabilité des horaires conformes aux aspirations des citoyens, une rapidité dans la fourniture des prestations et une meilleure assistance victimes.
– L’agent de quartier :
L’agent de quartier est celui chargé d’appliquer cette nouvelle approche. Il s’agit d’un agent de terrain, visible et en permanente communication avec le citoyen. Il l’écoute, le conseille, l’informe et prends en charge ses requêtes en l’orientant et l’assistant dans ses démarches. Il doit être le premier à porter secours aux victimes et à lutter contre la petite et moyenne délinquance. Par ailleurs, il doit faire preuve de diplomatie afin de régler les problèmes simples en intervenant entre les différentes parties impliquées dans des mésententes.
Ses prérogatives sont donc plus larges que celles de la police traditionnelle, car il jouit d’une autonomie de décision, et n’est donc pas soumis automatiquement à sa hiérarchie sauf en cas de nécessité.
À travers cette police de proximité, le citoyen passe d’un « consommateur de services sécuritaires » à un « partenaire actif dans l’action sécuritaire locale ».
L’adoption de ce nouveau modèle de police de proximité nécessite certains changements évolutifs de la part du ministère de l’Intérieur. Ces changements touchent différents domaines tels que : la formation, les outils d’applications, la structure organisationnelle et enfin la communication extérieure et intérieur du ministère de l’Intérieur.
Une formation de base est donnée aux forces de sécurités afin d’apprendre à être plus proches des citoyens. Ainsi, sept modules de formations sont prévus reposant sur les axes suivants : les principes et piliers de la police de proximité ; les Droits de l’Homme et les libertés fondamentales ; la communication et les dynamiques de groupe ; la méthodologie de résolution des problèmes ; la criminologie, la délinquance juvénile, la prophylaxie criminelle, la victimologie ; méthodologie et outils afin de mieux connaitre son territoire et enfin une formation juridique et judiciaire.
Par la suite, et afin d’être prêts à affronter la réalité du terrain, ces agents de quartier seront amenés à effectuer des exercices de simulations.
À la suite de cette formation, un stage d’application doit avoir lieu auprès d’un poste de quartier, à la suite duquel l’agent en question sera tenu d’effectuer un travail de recherche sur un sujet concernant la mise en œuvre de cette police de proximité.
Ces formations seront effectuées par des formateurs ayant une expérience de terrain. Dans un deuxième temps, ces formateurs transmettront leurs expertises à d’autres formateurs qui seront chargés à l’avenir de la formation des agents de quartier.
Les outils d’applications de cette nouvelle approche de la police touchent 3 volets : le premier concerne le développement d’une infrastructure adéquate importante pour les agents de quartier eux-mêmes, mais aussi pour les demandeurs de services. Ainsi une structure type a été dégagée pour tous les postes pilotes en Tunisie. Celle-ci se compose comme suit : une salle d’accueil équipée, une salle de réunion, une salle multifonction (accueillant les victimes par exemple), un réfectoire, un vestiaire et une séparation des bureaux administratifs et judiciaires avec, pour chacun, un accès autonome.
Le second volet touche les outils technologiques, tel le développement d’une base de données informatique regroupant les données sociodémographiques et sécuritaires de la région et du commissariat du lieu. De même, un tableau de bord de gestion au niveau de chaque poste sera mis en place et devra être observé afin de suivre les évolutions des résultats par rapport aux valeurs de références.
Le troisième volet touche les outils légaux et de gestion. En effet, il faudra adopter des codes, chartes et textes définissant les droits et devoirs des agents de quartier. Par ailleurs, le découpage géographique par quartier devra avoir lieu.
Ces outils seront adoptés au fur et à mesure durant l’année en cours.
– Quant à la structure organisationnelle, celle-ci se verra en forme pyramidale :
Un service central sera chargé de suivre les travaux des entités régionales qui sont chargées des problèmes insolubles au niveau local.
Pour ledit niveau local, la répartition se fera comme suit : un commissariat local chapeaute le travail des agents de quartier qui auront l’autonomie de la gestion des affaires du quartier.
Enfin seront créés des comités locaux de sécurité regroupant l’ensemble des acteurs locaux, citoyens compris, afin d’assurer une meilleure liaison avec la communauté locale.
Ainsi cette police de proximité répond au principe de décentralisation posée par l’article 14 de la Constitution tunisienne engageant « l’État […] à soutenir la décentralisation et à l’adopter sur tout le territoire national dans le cadre de l’unité de l’Etat ».
Afin de mieux cerner cette police de proximité, nous avons rencontré Mme Aicha Kort, directrice de la coopération internationale au ministère de l’Intérieur, ainsi que le comité de pilotage de ce projet.
Répondant à nos questions relatives à cette police de proximité, c’est surtout le discours d’ensemble qui nous a paru surprenant. En effet, depuis 2011, un travail est effectué, sans relâche, nous dit-on sur les nouvelles valeurs de la police : « il existe une volonté claire du ministère de l’Intérieur de se réformer. Ces réformes passent par les valeurs, le respect et la satisfaction du citoyen», nous concède Mme Kort. C’est, en tout cas, le discours que l’on nous a tenu.
Quant aux limites de cette police de proximité, notamment à travers l’idée d’en faire une nouvelle police politique, nos interlocuteurs ont réfuté fermement de telles velléités. Insistant sur les nouvelles « valeurs » des agents de sécurité, Houssem Eddine Ishak martèle :
Contrairement à ce qui est communément admis, il existe une confiance entre le citoyen et l’agent des forces de l’ordre. Un des derniers sondages effectués le prouve. De ce fait, si vous pensez que les citoyens peuvent être méfiants vis-à-vis de cette nouvelle police, vous vous trompez -assène-t-il, car ce projet émane d’une volonté du ministère de l’Intérieur de se rapprocher des citoyens, mais aussi d’une volonté de ces derniers d’avoir des agents à leurs écoutes, les respectant et qui sont soucieux de leurs bien-êtres et de leurs sécurités. Houssem Eddine Ishak
Les propos de M. Houssem Eddine Ishak n’engagent que lui ainsi que le sondage sur lequel il s’appuie. Pour notre part, nous pensons que la tâche à accomplir pour que la perception de l’homme à l’uniforme change réellement demeure gigantesque tant les carences, en termes de formation, sont importantes. Une révolution des mentalités, de part et d’autre, n’est pas aisée. Il faudra encore beaucoup de temps et beaucoup d’efforts pour que nous ayons une police qui réponde à nos ambitions démocratiques, tant sous l’angle de l’efficacité que sous celui du respect des droits humains. Il est vrai qu’une étape a été franchie, ne serait-ce qu’en songeant à ce qui fut inimaginable il y a encore quelques années : l’accueil de deux membres de Nawaat au sein même du ministère de l’Intérieur. Et ce n’est pas rien que d’éprouver, les citoyens que nous sommes, que nous avons déjà commencé à nous réapproprier ce ministère qui fut tellement honni du temps de Ben Ali.
À suivre…
Je trouve que le problème entre les citoyens et l’institution sécuritaire est un détail qui illustre la relation du tunisien avec une multitude de sevices publics ou privés qui lui sont fournis et qu’il se trouve incapable de substituer. Mise à part la particularité des forces de sécurité qui ont un pouvoir de répression presque immédiat par rapport au citoyen et dont certains agents abusent, beaucoup de tunisiens font face à des situations d’abus de pouvoir de tous les genres dans leur vie quotidienne: des agents d’administrations publiques qui crient sur les citoyens et ne leur expliquent rien s’ils ne sabottent pas leurs démarches, des bus qui ne s’arrêtent pas, des caissiers de magasins qui font passer leurs amis en priorité ou leur réservent de meilleurs produits, des places d’avions passées à des proches en effaçant des passagers de la liste du vol, et j’en passe.
Je pense qu’un travail de transparence considérable doit être fait pour faire connaitre aux citoyens leurs droits et aussi leur permettre de les réclamer. Ces réclamations doivent être facilitées, avec une réponse obligatoire de la part l’administration, et une assurance de la sécurité et de l’anonymat du réclamant. Ceci pourrait se faire par le biais d’une sorte d’observatoire des services rendus aux citoyens qui se charge de récolter les réclamations. Ce dernier volet permettra d’encourager les citoyens à réclamer leurs droits puisqu’ils ne seront pas confrontés directement à la personne qui détient le pouvoir et pourrait les priver du service dont ils ont besoin.