C’est dans un lieu « plein de charme », le restaurant Le Chalet des îles situé sur le lac du bois de Boulogne dans le très chic 16ème arrondissement de Paris, que Beji Caïd Essebsi s’apprête à déjeuner en tant qu’invité d’honneur du Cercle des médias, ce vendredi 2 décembre. L’occasion de rencontrer « une centaine de dirigeants et de figures reconnues, issus du monde institutionnel, des médias et de la communication ainsi que des personnalités de la société civile », et de faire la promotion de son livre d’entretiens avec Arlette Chabot : Tunisie, La démocratie en terre d’Islam.
Derrière l’organisation de la rencontre, des ambassadeurs du système benaliste
Trois hommes sont à l’initiative de la rencontre. Le premier, Antoine Guélaud, est directeur de rédaction de TF1, mais aussi cofondateur et président de l’association Le Cercle des médias. L’association se donne pour mission de « créer un espace de dialogue différent, franc et décomplexé à travers des rendez-vous uniques ». L’invitation de Béji Caïd Essebsi succède à celle de Shimon Perez l’an dernier, que Guélaud a décrit comme un homme « au service de la paix », « une voix de sagesse », occultant son rôle dans l’armement de Tsahal, le développement des colonies en Cisjordanie et dans la bande de Gaza et la mort de centaines de civils dans l’opération « Raisins de la colère » au Liban en 1996.
Hassen Chalghoumi, imam de la ville de Drancy, qui était présent à cette première rencontre, est le deuxième artisan du déjeuner. Ce défenseur d’un « Islam des Lumières » est l’imam préféré des médias pour ses messages consensuels en faveur du « vivre-ensemble ». C’est néanmoins une personnalité contestée, surtout au sein de la communauté musulmane : beaucoup voient en lui le représentant d’un « islam paillasson ». Lui sont également reprochées sa proximité avec Israël – il a été invité en Israël par le Conseil représentatif des institutions juives de France – et sa défense de l’ex-dictateur Zine el Abidine Ben Ali. Le 15 septembre 2010, il s’exprime ainsi dans Metronews sur le « modèle tunisien » :
Le président actuel a sauvé la Tunisie de la guerre civile algérienne. Les mêmes intégristes tunisiens voulaient instaurer la même barbarie talibane et provoquer la même guerre civile algérienne… La Tunisie est un pays libre et moderne… Il y a même des Français qui vont se soigner là-bas… L’Islam de la Tunisie est l’Islam modèle, celui de la modération et de la modernité… Je suis imam français et je suis fier de mon pays d’origine la Tunisie qu’Allah protège.
Le troisième homme derrière la rencontre n’est autre que Hosni Djemmali. Assez méconnu en Tunisie, il jouait le rôle d’attaché de presse de Ben Ali à Paris. Ami intime du propagandiste du régime Abdelwahab Abdallah, signataire de l’appel des 65 pour la candidature du dictateur en 2014, ce patron de la chaîne hôtelière Sangho est un homme de réseaux. Pour redorer l’image du régime, il organisait des colloques et dîners : les Echanges franco-tunisiens (EFT), que fréquentaient des patrons, des personnalités politiques et des journalistes, mais aussi, dans son hôtel à Zarzis, les séminaires « Femmes de Méditerranée » destinés aux femmes influentes. Après la révolution, il a tranquillement repris ses activités.
Vigueur de « l’exception tunisienne »
Ben Ali étant parti, les « amis de la Tunisie » qui assisteront au déjeuner pourront donc bénéficier cette fois de la « sagesse » de BCE, présenté comme une « personnalité emblématique de l’histoire du monde arabe », notamment en ce qui concerne la « spécificité tunisienne » de pouvoir marier démocratie et Islam. C’est en fait le sujet principal du livre d’entretiens à destination du lectorat français qu’il a écrit avec la journaliste Arlette Chabot, adepte des flatteries à l’égard des puissants. Ce n’est pas la première fois que celle-ci se penche sur l’exemple tunisien en matière de religion. Déjà, en 2003, dans l’émission Mots croisés consacrée à la question : « L’islam est-il compatible avec la laïcité française ? », qu’elle animait, Arlette Chabot avait vanté les mérites du « modèle tunisien », en invitant l’avocate Hamida Labidi-Mrabet – une proche de Leila Trabelsi-, pour louer « la lutte contre l’intégrisme menée par le président Ben Ali ». Et en s’empressant de faire taire les allusions à la torture d’un autre invité, Youcef Mammeri, élu du Conseil Français du Culte Musulman.
Le livre, déjà encensé par les médias dominants revient sur 90 ans d’histoire tunisienne à travers le parcours personnel et politique de Béji Caïd Essebsi. Une histoire officielle qui évacue la part d’ombre de l’homme d’Etat, par ailleurs très hostile à la justice transitionnelle. « Comme je le dis dans l’avant-propos, cela est rare qu’un homme politique ait accompagné son pays depuis son indépendance jusqu’à aujourd’hui », témoigne Arlette Chabot. « Il a un regard sur toute la séquence historique et c’est cela qui m’avait intéressée. Je l’ai trouvé lucide, déterminé, plus que certains ne le pensent ». BCE y tente un « plaidoyer pour la Tunisie », plus explicitement pour le soutien étranger et le retour des touristes. « Pour l’opinion française à laquelle s’adresse le livre, les citoyens et moi aussi, nous pouvons agir à notre niveau », explique la journaliste.
On peut manifester notre solidarité en prenant l’avion et en partant en Tunisie, il faut aussi que les entreprises françaises y investissent. C’est encore une fois, l’objectif de ma démarche.
Pour Beji Caïd Essebsi, si les Européens et notamment les Français doivent soutenir la Tunisie, c’est qu’elle fait figure d’ « exception » dans le monde arabe. Dans une récente interview à la chaîne Al Arabiya, il la justifie en ces termes :
Nous avons libéré la femme tunisienne qui a les mêmes droits que l’homme (à peu près), nous avons réformé tout ce qui est social et nous avons généralisé l’éducation. Aujourd’hui, notre principal problème est le chômage des diplômés. Ces données ne sont pas présentes dans les autres pays, c’est pour cela que le nôtre représente une exception.
Le mythe de l’exception tunisienne était déjà vivace sous Ben Ali, poussé par les lobbyistes du régime, dont les organisateurs de la rencontre d’aujourd’hui. La « révolution du jasmin », puis la « transition démocratique », lui ont donné un nouveau souffle. L’universitaire Michel Camau est revenu là-dessus lors d’une conférence sur le mythe de l’exception tunisienne le 29 octobre dernier. Citant Nietzsche « Celui qui te loue te dit : tu es mon semblable! », il explique que la trajectoire enclenchée ces dernières années « a conduit beaucoup de louangeurs à présenter la Tunisie comme […] l’« exceptionnel normal », c’est-à-dire le seul pays arabe qui aurait accédé à la normalité démocratique […] Ce type de satisfecit, quand bien même il ne serait pas paternaliste, est dépourvu d’épaisseur historique, il fige un moment en le déconnectant de processus et de contradictions ».
Ce midi, encore une fois, on assistera aux galipettes des VRP de l’exception tunisienne et aux applaudissements hypocrites des « amis de la Tunisie » et autres louangeurs, en attendant de connaître le montant de la facture de cette opération de com.
Merci Diane pour votre article intéressent!
quelle ironie fatale, c’est la seule chose que je peux dire à ce sujet!
l’exception tunisienne, un énorme mythe, malheureusement très présent dans la conscience ou peut être mieux dire dans l’inconscience du tunisien, le mythe du “on est génial, on est une exception dans notre environnement”
je dirai plus que ça, ce symptôme narcissique est présent dans la plus part si ce n’est dans la totalité des pays arabes!!
bel article , lucide et bien documente . merci