Lors du weekend de l’ouverture du festival, les hôtels de Tabarka sont complets ou presque. Les rues grouillent d’automobiles et de piétons. Trottoirs et ruelles sont bourrés de voitures et motos garées n’importe comment. Dans un hôtel de fortune, toutes les chambres sont occupées. Vers 9h du matin, la salle à manger est totalement remplie : les jeunes-mariés se regardent attentivement et les enfants gigotent dans leurs chaises. A la réception, on nous dit que l’hôtel reçoit principalement des visiteurs Tunisiens et Algériens. Les Européens et autres se dirigent plutôt vers les hôtels 4 et 5 étoiles qui bordent la route de la zone touristique.
Pendant la semaine du festival, Beth Hart, Oum, Sabry Mosbah, Benares et Dee Dee Bridgewater parmi d’autres montent sur scène à la basilique de Tabarka datant du 3ème siècle et rénové par les Pères Blancs lors du 19ème siècle. Samedi 22 juillet, quelques moments tendus lors du concert de Beth Hart suscitent la colère de certains festivaliers qui ont exprimé leur mécontentement sur les réseaux sociaux. Une soixantaine de personnes attendent, billets en main, en dehors de la basilique alors que le concert de l’artiste a déjà commencé. Quelques personnes sans billets rejoignent la foule rassemblée devant l’entrée. Quand la chanteuse apprend qu’il y a un groupe de fans bloqué à l’extérieur, elle réagit en invitant le public à scander avec elle : « Hey you! Mother fucker! Give me my money back! »1. Mais la tension se dissipe après cette première soirée et le programme se poursuit comme prévu, avec une salle plus ou moins remplie chaque soir.
Un comeback difficile
Au long des dernières quatre décennies, le Tabarka Jazz Festival a survécu à plusieurs hauts et bas. Malgré les nombreux changements des responsables et des sources de financement, le festival reste un événement incontournable pour la ville. En 1973, le promoteur Lotfi Belhassine lance un festival international de musique qui continue pendant plusieurs années avant d’être repris par la municipalité. En 1995, le ministère du Tourisme prend en charge l’événement et lui donne sa vocation jazz. Les vétérans de ce festival se rappellent de son histoire en éprouvant un mélange de nostalgie et d’amertume. Malgré la participation dans les années 80 et 90 d’artistes comme Miles Davis, Dizzy Gillespie, Al Di Meola et Césaria Evora, les deux dernières décennies ont été marquées par la corruption et plusieurs éditions annulées. C’était la période où cette manifestation culturelle vitale pour les opérateurs touristiques de Tabarka a été affectée par la mauvaise gestion de Jilani Dabboussi, ancien maire de la ville accusé de corruption.
De quoi faire perdre au festival son éclat d’antan. En 2016, une programmation abrégée s’annonce du 1 au 3 septembre: c’est le festival « zéro » qui précède l’édition « comeback » de 2017.
Pour sa part, Belgacem Ouchtati, porte-parole du comité d’organisation, veut tourner la page en misant sur une implication majeure des professionnels du tourisme. « C’est notre argent, ce n’est pas l’argent du gouvernement, ce n’est pas le budget de l’Etat : c’est l’argent des professionnels […] Laissez-nous animer la région pour attirer les clients », s’indigne-t-il. Pour Ouchtati, qui est également propriétaire d’une société de loisirs au port de la ville, le festival fait partie d’une stratégie régionale pour développer le tourisme.
C’est toute une politique que certains ne comprennent pas […] Le tourisme ce n’est pas seulement l’hôtel: c’est l’hôtel et son environnement. Toute la région doit en profiter.Belgacem Ouchtati, porte-parole du comité d’organisation
L’organisation du Tabarka Jazz Festival est donc rendue possible, notamment, grâce au concours de l’Office national du tourisme tunisien (ONTT), la Fédération tunisienne des établissements hôteliers (FTH), la Fédération tunisienne des agences de voyages (FTAV), la Fédération tunisienne des restaurants touristiques (FTRT) et la Chambre de l’animation touristique dont Ouchtati est le président pour la région nord-est (gouvernorats de Jendouba, Béja, El Kef et Siliana). D’après la loi n˚109 de 25 décembre 1995, un fond spécial est établi pour « financer les actions visant à améliorer la commercialisation du produit tunisien et toutes autres actions ayant pour but de développer la compétitivité dans le secteur du tourisme… ». Il est financé par la taxe professionnelle « au taux de 1% sur le chiffre d’affaires réalisé par les exploitants des établissements touristiques ». Une pléiade de sponsors privés a également soutenu l’aventure.
L’offre est-elle adaptée à la demande ?
Le grand saxophone à l’entrée de la ville indique le tournant vers la zone touristique. La route serpente la côte et traverse de vastes propriétés dont plusieurs délaissées : bâtiments vides et patinés se trouvent au milieu des terrains embroussaillés et jonchés de bouteilles en plastique. Pendant les weekends de l’été, les plages constituent une mosaïque de parasols, des abris improvisés, de maillots, bikinis et burkinis. Six festivaliers sont installés sous un parasol en feuilles de palmier. « On a laissé la voiture à Tunis », nous raconte. Ce groupe de jeunes qui se présentent avec autodérision comme « mini-médecins », travaille dans différents hôpitaux à Tunis. Ils admettent que c’était « le chaos » pour arriver à Tabarka samedi : il n’y avait pas de louages et les bus climatisés étaient complets. Au début, ils ont prévu de camper sur la plage. Ils ont contacté une maison de jeunes à côté de Tabarka, mais on leur a fait comprendre que les lieux n’étaient ni aménagés, ni sécurisés. « Tu dois prendre le risque, tu contactes la police. Ce n’est pas du tout organisé », leur ont-ils dit. Ils ont fini par prendre contact avec une habitante à Tabarka qui loue sa maison à un prix plus abordable que les prix qu’ils ont trouvés sur Airbnb ou pour un hôtel au centre-ville. « C’est un peu loin », nous confie Oussama, mais « c’est une occasion de prendre le transport commun », ajoute-t-il avec ironie. A 300 millimes chacun, ils peuvent aller au centre-ville.
Quelques kilomètres vers l’est de la zone touristique, la verdure du parcours de golf bien irrigué de l’hôtel La Cigale contraste avec le paysage tabarkois dominé par les roches et le sable. « Nous avons une vision faussée du tourisme », dit Mariem, remarquant le contraste entre les hôtels luxueux de la zone touristique, et ceux du port de plaisance du centre-ville où les bâtiments sont mal entretenus et l’eau polluée.
Les 6 nuits du festival attirent un flux important de visiteurs à Tabarka. Les employés d’hôtels, les vendeurs de souvenirs en bois d’oliviers et les gérants des boutiques confirment que le weekend du 21 au 23 juillet est un moment fort de la saison. LPar contre, l’incertitude plane sur le mois d’août. Dans un restaurant au port, Kamel, serveur depuis 22 ans, regerette la faible fréquentation de cette station balnéaire durant les derniers étés. Il a l’habitude de servir jusqu’à 15 tables à la fois, où chacune représente une facture de 400 ou 500 dinars. Maintenant, Kamel raconte qu’il sert 2 à 3 tables et que la somme dépensé est plutôt d’une moyenne de 200 dinars. La majorité de ses clients sont des Algériens qui ne restent pas longtemps, car ils sont généralement de passage vers Hammamet et d’autres destinations.
Pas loin du port, Anis, qui a grandi à Tabarka et gère depuis quelques années un hôtel 4 étoiles, se rappelle de l’ambiance estivale de la ville quand il était petit. Il est ravi de voir son hôtel complet lors du weekend de l’ouverture du festival. Ça fait des années que ça n’a pas était le cas. « Est-ce que tu serais ici s’il n’y avait pas de festival? » demande Anis, qui insiste sur le besoin de multiplier les animations de ce genre à Tabarka afin d’attirer des visiteurs. La saison jusqu’aujourd’hui n’est pas mal, mais, il concède, ce n’est pas suffisant pour s’en sortir durant le reste de l’année.
- « Hey, toi ! L’enfoiré ! Rends-moi mon argent ! »
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