Hakim El Karoui
Vendredi 21 janvier. Une semaine après la fuite de Ben Ali dont il a été premier ministre pendant onze ans, le chef du gouvernement de transition Mohamed Ghannouchi se livre à la télé tunisienne. Dans un entretien enregistré la veille (photo), il tente de balayer son image rigide, et de faire oublier qu’il a déclaré avoir eu le dictateur déchu au téléphone après sa fuite. Alors que les manifestants réclament son départ, et veulent un gouvernement expurgé des restes du parti unique, le RCD, Ghannouchi prend soin de minimiser son rôle sous la dictature: «Je vivais comme tous les Tunisiens, je souffrais et j’avais peur.»

Pour désamorcer la contestation qui ne faiblit pas, le premier ministre annonce qu’il «quitter(a) toute activité politique» au terme de la transition, écrase même deux petites larmes. Des pleurs de crocodile? En tout cas, ce soir-là, Ghannouchi a sans doute sauvé sa tête. Le lendemain, la presse est élogieuse.

Quelques jours plus tard, le 27 janvier, le premier ministre présente un deuxième gouvernement de transition: les ex-RCDistes ont été exfiltrés, remplacés par des hommes neufs, quadras banquiers ou hommes d’affaires. Après l’évacuation violente du quartier de la Casbah, les manifestations se poursuivent, mais la tension est retombée.

Le sauvetage médiatique de Ghannouchi a été mené tambour battant par un Franco-Tunisien de 39 ans, Hakim El Karoui, banquier d’affaires chez Rothschild à Paris (où il s’occupe du Maghreb) et essayiste – il vient de publier Réinventer l’Occident, un essai sur la «désoccidentalisation» du monde.

C’est surtout l’homme qui écrivait les discours de Jean-Pierre Raffarin à Matignon lorsque celui-ci était premier ministre, et arrêtait les éléments de langage utilisés par les ministres dans les médias. «Je suis venu donner un coup de main», confirme Hakim El Karoui à Mediapart, gêné de s’exprimer sur le sujet car il aurait préféré que son intervention, menée «indépendamment de (s)es fonctions professionnelles», «reste discrète».

Le mercredi 19, cet homme de réseaux, fondateur avec Rachida Dati du Club XXIe siècle, un cénacle très parisien de promotion de la diversité dans l’entreprise, et président du forum Young Mediterranean Leaders, a débarqué en secret à Tunis. Illico, il a réuni quelques personnes, dont un consultant de Mc Kinsey, Cyril Grislain, pour constituer une cellule de crise.

Jusqu’au dimanche 23, date de son retour à Paris, il a défini avec une poignée de collaborateurs du premier ministre les mots et expressions à utiliser pour calmer la rue. Il a également mis son épais carnet d’adresses à disposition de Ghannouchi, appelant même directement certains amis ou connaissances pour leur proposer d’entrer au gouvernement…

«J’étais le seul à avoir une expérience politique, explique El Karoui pour justifier sa présence à Tunis. Ghannouchi n’avait presque pas de collaborateurs, car tout était centralisé à Carthage du temps de Ben Ali. C’était un bordel sans nom. Il n’y avait personne. Il fallait un gouvernement présentable, qui tienne pour éviter le chaos.»

Au sein de la cellule de crise ont germé les arguments permettant de légitimer le gouvernement de transition dans les médias. «Un responsable comme Ghannouchi n’était presque jamais passé à la télé, explique El Karoui. Il lui fallait expliquer que le gouvernement était là pour assurer la transition démocratique, ce qui n’avait pas été fait depuis cinq jours.»

La révolution confisquée ?

El Karoui refuse de confirmer, comme l’affirme l’entourage d’un ministre, qu’il a contacté directement le premier ministre pour proposer ses services. Le scénario est pourtant plausible car, à Tunis, sa famille est très connue. Un de ses oncles, Ahmed Ben Salah, était un ministre de Bourguiba. Un autre, Hamed Karoui, figure du RCD, a été premier ministre de Ben Ali entre 1989 et 1999.

Quant à Hakim El Karoui lui-même, il est administrateur d’Orange Tunisie, filiale appartenant à 51% à Marouane Mabrouk, un gendre de Ben Ali qui tente aujourd’hui de se démarquer de l’ex-dictateur, mais dont le jet aurait été saisi mardi au Bourget par les autorités françaises. «Les Mabrouk sont une grande famille qui travaille avec plein de boîtes en Tunisie», se défend aujourd’hui Hakim El Karoui.

Pas étonnant, donc, que le nouveau gouvernement tunisien compte à des postes économiques clés plusieurs “technos” proches d’El Karoui ou fréquentant les mêmes réseaux que lui comme le Club du XXIe siècle, ou encore l’Association tunisienne des diplômés des grandes écoles (ATUGE).

Tous ont, peu ou prou, le même profil: la quarantaine ou la cinquantaine, un CV long comme le bras, ils ont réussi dans les affaires et n’ont aucune expérience ministérielle. «Il fallait des hommes pas compromis avec l’ancien régime et si possible déjà riches, donc pas corruptibles», explique un responsable parisien de l’ATUGE. Ils sont aussi les seuls à avoir accepté d’entrer au gouvernement, alors que l’écrasante majorité des représentants des partis d’opposition et de la société civile, pourtant parfois contactés plusieurs fois par jour, ont refusé l’invitation.

Ainsi, le Franco-Tunisien Elyès Jouini (photo), brillant économiste de 45 ans, vice-président de l’université de Paris-Dauphine jusqu’au week-end dernier, a été propulsé ministre chargé des réformes économiques et sociales, un poste-clé placé directement sous l’autorité du premier ministre. Avec El Karoui, il faisait partie, depuis un an, d’un comité d’experts sur la science et la technologie, placé directement sous l’autorité de Ghannouchi et créé par Ben Ali – la photo du dictateur figure d’ailleurs encore sur le site officiel…

Outre ses fonctions à Dauphine, Elyès Jouini était administrateur de plusieurs sociétés et s’était rendu célèbre il y a trois ans pour avoir été évincé du conseil de la Banque de Tunisie, sur ordre du clan Ben Ali.

Un autre Franco-Tunisien, Mehdi Houas, dirigeant d’un fonds d’investissement et fondateur de la société de services informatiques Talan, s’est vu confier le ministère du commerce et du tourisme, secteur vital pour l’économie tunisienne.

Yassine Brahim, le nouveau ministre de l’équipement et des transports, Franco-Tunisien de 46 ans né à Marseille, a fait Centrale et dirigeait jusque-là une division de Sungard, un éditeur de logiciels informatiques pour les salles de marché. Quant au secrétaire d’Etat aux technologies de la communication, Sami Zaoui, ancien président de l’ATUGE, il a étudié en France et longtemps travaillé dans le cabinet d’audit Ernst & Young, à Paris.

A Tunis, ce déferlement des “technos” rassure une partie de l’opinion et le monde des affaires, mais inquiète aussi ceux qui craignent que la révolution populaire ne soit confisquée. Khaled, membre du syndicat UGTT des internes en médecine, s’offusque ainsi de voir l’ATUGE, dont il a côtoyé les représentants à Paris, faire main basse sur le gouvernement: «C’est le plus grand danger qui guette notre révolution. Avec leur slogan incroyable “invest in democracy”, comme avant d’autres investissaient dans la dictature!»

Des craintes «légitimes» mais infondées, selon El Karoui. «Notre mission est temporaire», le temps que les partis s’organisent pour prendre la relève, renchérit le nouveau ministre des réformes économiques, Elyès Jouini: «On est là pour gérer les affaires courantes, on n’a pas la volonté de remplacer les anciens réseaux de pouvoir par de nouveaux réseaux de pouvoir.»

Pour Hakim El Karoui, beaucoup de ces nouveaux ministres sont là d’abord pour aider et n’ont «pas d’ambition politique». Mais sur place, certains craignent que ces jeunes loups de la finance longtemps tenus à l’écart prennent finalement goût au pouvoir, voire s’allient à la vieille garde du RCD, toujours très présente en coulisses. Oubliant, au passage, les revendications sociales, à l’origine de la révolte.

Par Mathieu Magnaudeix, Lénaïg Bredoux
02 Février 2011
Médiapart