polit-revue#15

Quelques lecteurs m’ont reproché un article plutôt descriptif, dimanche dernier, autour des évènements de Djerba. Ils n’ont pas tort. Mon texte s’inscrivait sciemment dans une instantanéité, il répondait à une demande pressante : celle d’avoir le compte-rendu, à chaud, de témoins oculaires d’un évènement qui, aujourd’hui encore, reste complexe à appréhender.

Retour sur l’épisode Djerba. Quelques précisions

Crédit image : Seif Soudani | nawaat.org
Crédit image : Seif Soudani | nawaat.org

En réalité, même pour les journalistes ayant vécu l’attaque de ce meeting sur le terrain, il était nécessaire de prendre du recul avant de livrer une analyse pertinente. Sur la composition de la foule hostile à la tenue du meeting d’abord. Une foule hétéroclite.

Il s’avère que plusieurs meneurs ce jour-là étaient connus pour être des sympathisants Ennahdha et / ou des Ligues de protection de la révolution, aperçus dans la capitale lors de manifs et même d’activités de ministres de l’actuel gouvernement. Certains sont natifs de Djerba et ont fait le déplacement. D’autres manifestants étaient plus simplement des locaux, venus spontanément.

La plupart étaient conservateurs, levant des slogans souvent d’extrême droite (antisémitisme, croix gammées destinées au patron juif de l’établissement, remarques sexistes, etc.). La « guerre des droites », observée ce jour-là, pose la question de la démission de la gauche, absente, lorsqu’elle n’est pas ralliée à Nidaa Tounes via al Massar taxé d’embourgeoisement.

Côté Nidaa, le ballet de voitures de luxe, l’ambiance cossue à l’intérieur du Casino, et les tenues de gala, sont autant de fautes de goût, en total décalage avec l’appellation « meeting populaire », la réalité des régions du sud, et l’esprit de la révolution au nom duquel parlent certains leaders du parti.

Au-delà du différend historique autour de Salah Ben Youssef, parler de « provocation », en termes de contraste entre classes sociales de part et d’autre de la barrière de sécurité, n’est donc pas infondé.

Nidaa Tounes tient son casus belli

Beji-Caid-Essebsi

Tout au long de la semaine, Béji Caïd Essebsi et son parti ont pu parader, sur le mode du « on vous l’avait bien dit ! ». Showdown dès lundi : c’est un BCE décomplexé qui apparaissait en duplexe, en prime time sur le plateau d’Ettounsiya TV.

« On se retrouve à Kasserine, là où on t’a mis une raclée ! », lance l’octogénaire à Walid Bennani, vice-président du bloc Ennahdha à l’Assemblée, après avoir dégainé son « je vous connais bien vous », digne des sombres années de l’Etat policier. Mais les réseaux sociaux sont majoritairement ravis : ils voient du « charisme » dans ce style bagarreur digne du sarkozysme. Bennani y voyait quant à lui une preuve de « sénilité ».

Quelques jours plus tard, le même BCE sortait un peu plus de sa réserve en accordant une surprenante interview à Zied Krichen du Maghreb. Semblant dans son élément naturel, hors du politiquement correct, l’ex démissionnaire de la vie politique humilie presque ses alliés de circonstance.

Ses propos, condescendants, accréditent la thèse selon laquelle Nidaa Tounes n’est pas une alliance électorale. Ironiquement, le directeur du même Maghreb, le visionnaire Amor Shabou, avait quitté Essebsi dès lors qu’il avait compris que Nidaa serait un parti à part entière, affichant des ambitions plus individualistes et claniques que collectives. Ce coming out autoritaire lui donne raison, a posteriori.

Ajoutant une couche de régionalisme au bellicisme ambiant, une délégation de jeunes sahéliens a rendu visite à « Béji » vendredi dans les locaux Nida aux Berges du Lac, histoire de lui signifier leur soutien à toute épreuve et l’inviter à tenir prochainement des meetings dans les fief destouriens de Monastir et de Sousse.

Le vent en poupe dans les sondages

3C

Si le dernier sondage politique en date de l’institut 3C études, paru lundi et portant sur la période du 18 au 21 décembre, ne prend pas en compte les évènements de Djerba qui bénéficieront vraisemblablement à Nidaa, les insolents 28 à 29% d’intentions de vote constants affichés par son graphique, le mettent au coude à coude avec Ennahdha et lui permettent de dénigrer son premier allié, al Joumhouri, qui pointe au mieux à 6%, soit 5 fois moins.

Ce dernier est même dépassé pour la première fois par le Front Populaire, en 3ème position à 9%, une gauche radicale à l’ascension irrésistible. C’est ce qui explique sans doute que le libéral Ahmed Néjib Chebbi ait été contraint de tendre la main cette semaine à Hamma Hammami et Chokri Belaïd, avec lesquels il s’est entretenu à huis clos mercredi. D’autres contacts ont eu lieu vendredi.

Le but est donc double : faire davantage le poids au sein même des futures alliances électorales par rapport à l’hégémonie de Nidaa Tounes, et fédérer les derniers réticents à une coalition incluant les destouriens, en vue de l’affrontement qui se prépare contre un Ennahdha au plus haut dans les sondages, à 33% d’intentions de vote.

En attendant, la bipolarisation qui s’accentue semble mener le pays tout droit vers un scénario à l’égyptienne.

L’argent, le nerf de la guerre fratricide Ennahdha VS CPR

Sur plusieurs fronts à la fois, le parti islamiste a aussi maille à partir avec le CPR, le plus turbulent de ses alliés, à l’intérieur d’une troïka plus que jamais tourmentée cette semaine.

Les premières tensions en début de semaine ont pour théâtre l’ANC, où l’indécent budget de la présidence de la République se voyait bloqué, recalé en première lecture. Blessure d’égo pour un Marzouki à qui le parti au pouvoir retire son argent de poche.

Fixé à 79,3 millions de dinars pour 2013, soit une augmentation de 7,3% par rapport à l’année précédente, ce budget porte en lui les marques de l’immobilisme d’un Palais de Carthage non réformé, figé dans un train de vie inchangé depuis l’ère Ben Ali. D’autant plus absurde dans un régime virtuellement parlementaire.

Une manne financière que les élus les plus méfiants d’Ennahdha soupçonnent de servir à une campagne électorale précoce du moins fiable de ses alliés.

L’électron libre Marzouki finit par accepter une révision de son budget, mais entre-temps, l’affaire du Sheratongate est lâchée, via la sulfureuse CPRiste Olfa Riahi. Une thèse veut qu’entre frères ennemis on se livre à une bataille coup pour coup, pour le contrôle de la politique étrangère.

Lâché par ses pairs, défendu par son beau-père

Rafik Abdessalem, ministre des affaires étrangères tunisien.
Rafik Abdessalem, ministre des affaires étrangères tunisien.

Dans ce scandale impliquant un ministre des Affaires étrangères sur lequel pèsent des présomptions de malversations et d’adultère, le gouvernement hésite à se positionner. Un communiqué de soutien à Rafik Abdessalem est publié sur la page officielle du Palais de la Kasbah, retiré ce matin dimanche… (encore consultable ici). Signe que le gouvernement est déstabilisé, et que Jebali se prépare éventuellement à se séparer d’un ministre encombrant à l’occasion d’un imminent remaniement.

Rached Ghannouchi consacrait en revanche la totalité de son prêche du vendredi 28 décembre à l’affaire de son gendre, sans jamais le nommer. Il accuse les médias ayant relayé l’info de « vouloir semer la discorde dans les rangs des musulmans », et rappelle que « la sentence des diffamateurs est de 80 coups de fouet ». L’analogie que le cheikh, mi-imam, mi-homme politique, établit entre cette affaire et celle « d’al Ifq » impliquant Aïcha l’épouse du Prophète, est manifestement destinée à faire passer pour mécréants les critiques de son beau-fils.

Une forme d’intégrisme assorti de népotisme qui passe mal y compris auprès de ses bases militantes de plus en plus incrédules.

Seif Soudani