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Ce projet de constitution est un hold-up de la révolution
Karima Souid, députée de l’Assemblée Nationale Constituante

Ces mots lancés par la députée Karima Souid quelques jours avant la diffusion du brouillon de la constitution annonce un projet qui ne fait pas consensus au sein des députés. C’est pourtant bien la version qui a circulé sur internet avant même d’être soumise aux députés, qui sera étudiée par le comité mixte de coordination cette semaine.

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La constitution est un texte qui servira de bases pour la législation et l’organisation de l’Etat tunisien. Celle de la Tunisie a été adoptée par Bourguiba le 1er juin 1958 et fonde les bases du régime républicain. L’assemblée Nationale Constituante actuelle a été élue le 23 octobre 2011 pour rédiger une nouvelle constitution, après la révolution tunisienne. Le 22 novembre, l’Assemblée tient sa première séance inaugurale. Après deux premières versions, la troisième a été publiée le 27 avril. Résultat du travail des sept commissions de l’assemblée et des experts, la future constitution devra servir de base pour la transition démocratique en Tunisie. C’est également le texte qui définira la nature du régime politique de la Tunisie post-révolutionnaire.

Après un premier brouillon publié le 6 août 2012 et un second, le 14 décembre 2012, un troisième a été soumis le 23 avril 2013. Cependant, certains députés comme Karima Souid du bloc démocratique ont critiqué le fait que le projet rendu public avait été modifié par rapport à la version originale.

Selon l’article 104 du règlement intérieur, les modalités du vote sur la constitution sont les suivantes: la majorité absolue est nécessaire pour le vote des articles de la constitution qui sont votés un à un. L’ensemble des textes de la constitution sont ensuite votés selon la loi des deux tiers. Les travaux autour du texte étant finis depuis le 27 avril, le vote en séance plénière ne commencera que lorsque le comité mixte de coordination et de rédaction aura fini ses travaux. Si le texte n’est pas voté à la majorité des deux tiers, la commission de coordination devra revoir la version du texte et en proposer une nouvelle. Si une fois de plus, le texte n’est pas voté le recours au référendum national sera nécessaire pour faire approuver la constitution à la majorité. Son adoption devrait se faire le 8 juillet en prévision des élections prévues pour mi-octobre.
Des points polémiques restent présents sur le dernier projet. Selon Fadhel Moussa, député du bloc démocratique et membre du comité mixte de coordination et de rédaction de la constitution, « la rédaction du projet ne s’est pas faite dans le consensus. Il y a des divergences sérieuses sur un certain nombre de points. » La question du régime politique est un des aspects les plus problématiques. Tout comme le caractère civil de l’état. Pour la professeur en droit constitutionnel Salsabil Klibli, les députés n’ont pas « tranché » entre la référence religieuse et la référence civile :

Nous en sommes encore à un texte avec un double référentiel, religieux et civique. Or il faut trancher pour savoir à quoi on se réfère. Cette indétermination peut continuer d’avoir des répercussions ensuite sur l’interprétation du texte. Pour moi, cela reste un choix politique car la majorité reste attachée à ce référentiel religieux. Après la révolution, nous allons nous orienter vers des années de réformes législatives. Si la constitution est chargée en référents religieux, les lois le seront aussi.
Salsabil Klibli

Mais c’est aussi le rôle des commissions évoqués qui pose problème selon Fadhel Moussa. « J’ai le sentiment que le rôle des commissions a été amoindri par la révision de l’article 104 du règlement intérieur qui donne un pouvoir à la commission mixte de se libérer des autres commissions. Bien sûr il faut que l’on ait le pouvoir de trancher mais jusqu’où peut-on modifier le travail des commissions? Je pense que notre commission doit s’en tenir aux principes de la non-régression et cela n’est pas précisé. » Selon le député, le draft actuel qui a été présenté à l’opinion publique ne reflète pas le projet qui sera présenté en plénière puisqu’il eut être encore modifié par le comité mixte. En effet, certains députés reprochent à la commission de coordination, les premiers changements qu’elle a effectués  sur le texte. Pour la députée du Bloc démocratique, Nadia Châabane, « le texte a subi un toilettage en règle » écrit-elle dans un billet. « Les changements introduits laissent penser que l’on a réfléchi à un texte sur mesure et non plus sur un texte fondateur d’un pacte commun. » Pour la députée, le fait que certains articles aient été enlevés et que d’autres aient été rajoutés démontre une ingérence dans le travail des commissions. La question par exemple de l’article sur la cour constitutionnelle a soulevé l’indignation de la députée. En effet dans le texte initial, la cour devait être composée essentiellement de juristes, leur nombre est passé de 20 à 10 entre les deux versions.

Si le cas du referendum est adopté comme dernier recours, les conditions d’une telle initiative ne sont pas encore garanties. L’organisation d’un referendum dépend aussi de la mise en place de l’ISIE (Instance supérieure indépendante pour les élections) et de la promulgation d’un nouveau code électoral, ce qui n’a pas été fait jusqu’à maintenant.
Selon l’ONG Human Rights Watch qui a publié un communiqué de presse le 13 mai 2013, le projet de constitution « doit être revu » en matière de respect des droits humains. La question de la référence à la l’universalité des droits de l’homme est devenue récurrente dans les débats. Aujourd’hui, c’est une disposition mise dans certains articles qui inquiète les ONG. Dans le projet actuel, il y a bien une référence aux droits humains universels mais ils doivent coïncider avec les « spécificités culturelles du peuple tunisien. » Il en est de même pour la partie sur la liberté d’expression (citation) et sur la liberté de conscience.

L’article 5 qui déclare que « l’Etat garantit la liberté de croyance et de culte religieux » ne mentionne pas la liberté de conscience ni de pensée. L’ONG craint que la constitution soit en contradiction avec les traités internationaux que la Tunisie a ratifiés. L’article 40 sur la liberté d’expression déclare : « Les libertés d’opinion, de pensée, d’expression, des médias et de création sont garanties. De telles libertés ne peuvent en aucun cas être soumises à une censure préalable. » Mais cette mesure est limitée par des restrictions qui restent imprécises selon l’ONG et qui « laissent une trop grande marge de manœuvre au corps législatif pour adopter une loi qui restreindrait ces droits. » Quant la question de l’égalité hommes-femmes qui avait suscité des critiques lors des débats où le parti Ennahdha avait proposé la notion de « complémentarité », on peut voir qu’il y a eu des progrès depuis. L’article 42 de la constitution prévoit que « l’Etat garantit que les hommes et les femmes bénéficient des mêmes opportunités d’avoir des responsabilités. » Cette notion de « responsabilité » ne garantit pas toutefois une égalité totale. L’article 22 sur le droit à la vie pose également problème puisqu’il impose sa « sacralité » mais le limite par les « cas fixés par la loi ». Dans le cas de la peine de mort par exemple, cet article prête à confusion. Enfin le droit de grève garanti par l’article 33 est limité par des conditions sur son exercice qui remettent en cause l’essence même du droit.

Par séparation des pouvoirs, on entend la distinction entre le pouvoir législatif (Parlement), le pouvoir exécutif (Premier ministre) et le pouvoir judiciaire. Même si la question du type de régime n’a pas été encore tranchée, il semble que le régime parlementaire mixte semble l’emporter. Seulement, il y a lieu de se demander si appliqué à la situation tunisienne, ce régime favorise réellement la séparation des pouvoirs. Le statut du président de la république reste à ce sujet, ambigu dans le texte constitutionnel. Si ce dernier est élu au suffrage universel, il manque de prérogatives, contrairement au chef du gouvernement. Ce problème a été souligné par les experts notamment pour l’article 81 qui déclare « Le Président de la République préside le conseil des ministres sur invitation du chef du gouvernement pour les questions qui relèvent de la politique extérieure et de la défense. Pour les autres questions, il peut présider à la demande du Chef du Gouvernement. » Selon les experts, cet article témoigne de l’affaiblissement réel des pouvoirs du chef de l’Etat : « On note à ce niveau un déséquilibre flagrant des pouvoirs au détriment du Chef de l’Etat ! Il y a une mainmise du chef de gouvernement sur la politique intérieure. Or sachant que le chef de gouvernement est issu de la majorité parlementaire, il n’y a plus « de facto », de séparation des pouvoirs ni d’équilibre entre eux et l’on sort alors du régime fondé sur la séparation et l’équilibre des pouvoirs annoncé en préambule. » Commentent les experts. On a donc une confusion sur les pouvoirs où si le président de la république a peu de pouvoirs par rapport au premier ministre, il en a par ailleurs trop dans le cas du recours au referendum stipulé dans l’article 79 qui lui donne le pouvoir d’organiser un referendum sur des textes déjà votés par le Parlement et après avis de la Cour Constitutionnelle. Entre trop de pouvoir et peu de pouvoir, le juste milieu ne semble pas avoir été trouvé pour le statut du président. Quand à la séparation des pouvoirs aussi sur l’aspect judiciaire, la professeur Salsabil Klibli a émis des réserves. « Sur la composition du CSM (Conseil National de la Magistrature) on voit qu’ils ont supprimé la phrase sur le Ministère public qui stipulait que «les procureurs jouissent des mêmes garanties que les autres juges ». Cela montre que le procureur n’est plus indépendant et l’o peut se demander si le pouvoir judiciaire sera réellement indépendant. »
La religion est présente dès les premières lignes du préambule constitutionnel qui fonde la constitution « sur les principes fondamentaux de l’Islam et ses objectifs d’ouverture et de modération, sur les valeurs humaines suprêmes et sur les principes des droits humains universels en concordance avec les spécificités culturelles du peuple tunisien. » Ce fondement est renforcé par l’article 136 de la constitution qui stipule qu’ « aucune révision n’est autorisée pour l’affirmation suivante : l’Islam est la religion de l’Etat. » Cette notion de la religion directement reliée à l’Etat pose problème sur le caractère civil de ce dernier. En effet, l’article 136 semble entrer en total contradiction avec l’article 2 qui proclame lui, le caractère « civil » de l’Etat. Si l’article 1 de la constitution de 1959 « la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain. L’Islam est sa religion, l’arabe est sa langue et la République est son régime » a été retenu avec consensus, son interprétation se retrouve désormais faussée par la présence des deux autres articles, contradictoires entre eux. De plus, le terme « constantes de l’Islam » n’a jamais été défini dans les trois versions successives du projet de constitution et l’imprécision du terme peut devenir une source d’ambigüités. L’autre élément intéressant est le rapport du PNUD sur le débat national autour de la constitution qui montre que dans les débats qui ont eu lieu avec les citoyens, la majorité des gens de Ben Arous, Nabeul, Gabès, la Manouba, Tozeur ou Sfax étaient pour la suppression de cette notion « constantes de l’Islam » trop variable et imprécise. Quant à la question de l’Etat civil, seuls Nabeul et Sidi Bouzid ont voulu supprimer cette expression car pour les intervenants, l’Etat et la religion ne devaient pas être séparés. Par contre beaucoup d’intervenants ont proposé de supprimer l’idée de «souveraineté du peuple» comme source des pouvoirs au profit de l’Islam et ont proposé la nécessité de mentionner clairement le Coran et la Sunna comme « sources de droit ». Il s’agissait des intervenants des gouvernorats de Mahdia, Ariana, Sidi Bouzid, Sfax, Kef, Béja, Nabeul, Zaghouan et Gabès.
C’est à travers les consultations régionales que les citoyens ont pu s’entretenir directement avec les députés sur leur constitution. Un dialogue national a été organisé en partenariat avec le PNUD par l’Assemblée entre décembre 2012 et janvier 2013 dans les gouvernorats Tunisiens et les circonscriptions à l’étranger.  L’idée était selon le rapport final de « repérer les grandes orientations de l’opinion publique nationale concernant certaines questions litigieuses de l’avant-projet de la constitution. » La société civile comme l’Association des Femmes Démocrates, le Syndicat des Journalistes, l’Association des Magistrats ont également été auditionnés. Si les consultations ont eu lieu avant l’ébauche du troisième draft, elles ont été révélatrices des revendications autour du texte. En France par exemple, lors d’une consultation organisée par les élus de la circonscription, les Tunisiens de France ont fortement critiqué l’absence de constitutionnalisation des limites imposées au législateur dans le chapitre sur les droits et les libertés . En Tunisie, pour l’ONG Al Bawsala qui a organisé plusieurs débats en régions, la constitution revient souvent dans les débats mais n’occupe pas la même place que les préoccupations du quotidien. D’après Selim Kharrat, Directeur exécutif d’Al Bawsala, « les demandes qui reviennent le plus souvent au sujet de la constitution ont trait aux droits et libertés. » Mais il pointe également le problème de la « décentralisation, du rôle de l’Etat et de la place de la religion dans la société» comme autres éléments du débat. Au niveau de la forme, la constitution reste encore un texte difficile à comprendre pour la majorité des gens rencontrés. « Les gens ont généralement des problèmes pour comprendre le texte tel qu’il est écrit, ils prennent donc les thèmes relayés par les médias (…) nous constatons qu’il y a généralement une incompréhension su l’utilité et l’objectif de cette constitution. Probablement par manque de communication, de travail pédagogique et de participation de la part des constituants, » rajoute Sélim Kharrat.

Pour le constitutionnaliste Jawhar Ben Mbarek qui a également fait partie de plusieurs débats au sein du pays, le décalage entre les priorités est perceptible d’une région à l’autre : « On voit que dans les régions du centre, les préoccupations sur la constitution relèvent plus de la question des droits économiques et sociaux. Sur les régions côtières, il s’agit plus de la question des droits et des libertés. » Ce décalage s’est exprimé également dans les débats nationaux. Comme on peut le voir dans le rapport du PNUD l’ajout d’une clause « prévoyant la discrimination positive à l’égard de zones marginalisées et notamment les gouvernorats du centre-ouest » avait été demandée et n’a pas été mise. les Du côté des associations et des syndicats, l’UGTT s’est exprimé contre l’article du droit de grève qui selon son secrétaire général « représente une régression manifeste sur le droit syndical ».

Reste à savoir si ces observations seront prises en compte par le comité de coordination. Globalement le projet de la constitution manque d’un aspect « participatif » dans lequel la société civile aurait pu jouer un rôle plus important même est-ce la faute de tous les élus ou bien seulement de certains qui ont modifié de nouveau le texte sans consultation avec les commissions ?

Les constituants ont négligé l’aspect participatif de la rédaction de la constitution, ce qui poser un problème dans l’appropriation du texte par les Tunisiens une fois qu’il sera débattu puis adopté par l’ANC. Quant au dialogue national organisé par l’ANC en décembre 2012-janvier 2013, il me semble que son impact n’est que négligeable puisqu’il n’a pas duré assez longtemps pour associer un large pan de la société, parce que la logique partisane s’est souvent immiscée dans l’organisation de ces rencontres.»

Conclue Sélim Kharrat.

En effet au vu du rapport final élaboré par le PNUD sur ces rencontres débats, on peut voir que des demandes quasi-unanimes comme le fait d’ajouter une « clause sur le rôle avant-gardiste des jeunes dans la conduite de la Révolution » ou la consécration du droit des « minorités religieuses » n’ont pas été vraiment prises en compte dans le dernier brouillon. Tout comme la forte demande de décentralisation qui a été réduite selon Jawhar Ben Mbarek, à un organe purement consultatif dans l’instauration d’un « conseil des régions » tel que décrit dans le dernier projet.

Bien que certains experts comme Kaïs Said, Iyadh Ben Achour ou encore Hafida Chekir se soient désistés de la consultation autour du projet de constitution, un petit comité a travaillé la semaine dernière du 29 au 30 avril et du 2 au 3 mai. Le rôle de ces experts était de conseiller les députés et d’émettre des commentaires sur certains points du draft. Hafedh Ben Salah, Leïla Chikhaoui et Ahmed Essousi ont publié dans le journal La Presse leurs observations. Sur la forme, les experts ont estimé que le texte pouvait être raccourci à 80 articles au lieu de 139 à cause d’articles faisant double emploi. Sur le fond, les experts ont exprimé les mêmes réserves que certains ONG sur la disposition «conforme aux spécificités culturelles du peuple tunisien.» Ils ont insisté sur l’ajout de la notion de «transparence» pour l’article du préambule portant sur les élections. Ils se sont également penchés sur l’article 6 « Tous les citoyens et citoyennes ont les mêmes droits et devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination aucune. » Pour les experts, la formulation de l’article est complexe et « des raisons politiques semblent avoir motivé la formulation choisi » sur l’égalité hommes-femmes devant la loi : « L’égalité réelle par la loi à laquelle aspirent les Tunisiens et les Tunisiennes n’est pas l’égalité formelle consacrée par cet article 6. » selon les experts.

Sur l’article 34 au sujet de la liberté d’information, les experts ont émis les mêmes réserves que les ONG sur la restriction qui vise à ne pas « compromettre l’intérêt général. » Le côté vague du terme risque de restreindre cette liberté: «Concernant les limitations des droits et des libertés, il convient d’éviter les formulations trop générales et larges, susceptibles d’entraîner ultérieurement une négation possible de ces droits et de libertés par des lois ou jugements. A cet effet, l’expression « intérêt général» devrait être évitée en raison, justement de sa généralité et de son imprécision, voire de son caractère liberticide…» commentent les experts. Malgré ces observations détaillées, elles restent formelles et peuvent ne pas être prises en compte par les députés.

139 articles, un troisième brouillon, le draft présenté fin avril n’est pourtant pas le dernier. La semaine passée, des experts y ont apporté des modifications dont le contenu est disponible sur internet. Cette semaine, selon un calendrier provisoire, du lundi 13 mai au mercredi 15 mai, la commission mixte se penchera sur la coordination et la rédaction du projet. Les 17 et 18 mai, les commissions constituantes pourront examiner le texte et émettre des rapports qui seront ensuite coordonnés au rapport général. Vers le 22 mai, le projet sera soumis au président de la république et au chef du gouvernement. L’examen du projet par l’Assemblée plénière démarrera mi-juin.