« Pourquoi voulez-vous, au nom d’un éphémère droit international, qui n’a d’ailleurs jamais concerné le Sud, sacrifier le peuple irakien soumis depuis des décennies à l’une des plus cruelles dictatures du monde arabe ? Où étaient la France, l’Allemagne, la Russie et la Chine lorsque le peuple irakien subissait les horreurs perpétrées par ce régime irakien que les pacifistes veulent maintenir au pouvoir ? Où était la « rue arabe », ce mythe qui s’était ajouté à un autre plus mythique encore, celui de l’opinion publique internationale, lorsque nous Irakiens, traînions notre misère et notre malnutrition à la recherche d’une terre d’exil ? Qu’avait fait l’ONU, ce club de bureaucrates fortunés, pour sauver notre peuple, le peuple tchétchène, palestinien, congolais, cachemiri, bosniaque… ? »

Ainsi explosa la colère de mon ami irakien, fils d’un exilé, père d’un exilé, lui-même né en exil, à Aman, en Jordanie. Sa colère n’était pas le produit des bombardements américains qui venaient de toucher l’un des plus vieux quartiers arabes de Bagdad, Al-a’dhamiyya, construit au début du septième siècle, où se trouvait la maison de ses grands-parents. Sa colère était vieille. Comme lui, elle était âgée de trente-cinq ans. Comme lui, elle était aussi née en exil, dans un quartier populaire de la capitale jordanienne, où s’était installé son père, cadre du parti communiste irakien, l’un des partis les plus vieux, les plus populaires et les plus persécutés de l’Irak des années soixante.

Moi, qui n’ai connu l’amertume de l’exil que depuis cinq ans, et face à la rage de mon ami, j’ai choisi le silence, laissant à la chaîne Aljazeera le soin de commenter les épisodes de cette troisième guerre imposée au peuple irakien dans ce seul quart de siècle. Entassés, avec les frustrations propres aux populations arabes, dans une chambre au sein d’un misérable centre de demandeurs d’asile dans un pays européen soutenant la guerre impériale, nous assistions à un show médiatique accompagnant une guerre à l’allure surréaliste. J’étais l’unique Tunisien au milieu de cette assemblée hétéroclite. Le reste était composé de jeunes syriens, d’algériens, de soudanais, de palestiniens et bien sûr d’irakiens. Parmi ces derniers il y avait deux sunnites, plusieurs chiites, un chrétien et quelques kurdes. Pour un étranger qui ne connaît pas l’ambiance du Machrek arabe, il était difficile de distinguer la secte, la race, la religion ou la nationalité des présents. Nous étions tous Irakiens, unis dans l’exil, la douleur, l’exclusion et la colère. Bagdad était subitement devenue pour nous Tunis, Damas, Al-Qods, Khartoum ou Alger.

La phrase de mon ami concernant le droit international a fait remonter à ma mémoire ce qu’avait dit un jour John Bolton, assistant de Colin Powell aux affaires étrangères : «  le droit international n’existe pas. »[1] Moi qui suis tombé dans le mauvais côté du monde, celui du Sud, j’avais aussi cette même conviction. Pour nous, peuples du Sud, le droit international, la liberté, la démocratie, la justice et leurs paires de ces mots mielleux étaient, et depuis que nous avions eu la capacité de déchiffrer le jargon politique, des mythes et au meilleur des cas des objectifs qui n’ont jamais cessés de s’éloigner de nos yeux. De part un long voyage à travers plusieurs pays du Maghreb, du Machrek et de l’Afrique, j’ai rencontré le visage de la misère, des camps de réfugiés et des laissés pour comptes. Heureusement que j’étais et que je suis encore l’un d’eux. La colère et la logique de mon ami irakien ne m’a pas surpris. J’ai vu de mes propres yeux la souffrance des réfugiés irakiens en Libye, en Syrie, en Jordanie et ailleurs. En Iran, ce carrefour des réfugiés et cette arène d’une guerre future qui s’annonce déjà à l’horizon, j’ai vu comment des Irakiens, professeurs d’université, devenaient des marchands de légumes, comment des docteurs et des ingénieurs devenaient des chauffeurs de taxis et comment des jeunes militants, bourrés de culture, de poésie et de théories révolutionnaires, vagabondaient dans les rues de Téhéran à la recherche d’une dose d’héroïne que les réfugiés afghans rapportaient de leur pays, eux aussi soumis à la guerre. Ceci dit, je pense que la totalité des peuples arabo-musulmans et sans avoir besoin de voir de leurs propres yeux cette sorte de misère sont d’accord avec moi sur le fait que le peuple irakien est une victime, entre autre, de ce droit international qui a assassiné toute une génération d’Irakiens tout en épargnant le pouvoir. Selon le responsable même du programme humanitaire de l’ONU pour l’Irak, qui a démissionné de ses fonctions pour protester contre les sanctions imposées par l’injuste droit international : « Les intellectuels [irakiens] notamment ceux qui ont eu l’occasion d’étudier ou simplement de voyager à l’étranger, connaissent une redoutable aliénation. Et le sentiment terrible d’être rejetés par tout le monde, par les Etats-Unis, par l’Europe, et même par certains de leurs voisins arabes.  »[2]

« Au début, Dieu créa le monde, puis le paradis et l’enfer. Ensuite, il a créé l’Irak. » C’était comme si ce vieux proverbe irakien voulait défier le sort qui lui avait réservé le destin depuis que Satan (selon une tradition religieuse), chassé avec Adam et Eve du paradis, avait débuté son aventure terrestre en Irak. Depuis l’invasion mongole, qui porta un coup fatal à la civilisation arabo-musulmane, détruisant la majorité du patrimoine littéraire et scientifique du monde musulman, l’Irak n’a pas connu de répit. James Baker, secrétaire d’Etat américain durant la deuxième guerre du Golfe ( la première étant la guerre irako-iranienne) avait déjà tracé les contours de la stratégie de son pays à l’égard de l’Irak : «  Nos forces feront en sorte que l’Irak soit rejeté dans l’ère préindustrielle.  »[3] Or, comme l’avait remarqué une chercheuse anglaise, l’Irak a désormais « le profil d’un pays pauvre en termes d’indicateurs mesurables, notamment le taux de mortalité infantile.  »[4] Parmi les enfants irakiens, selon les chiffres fournis par l’Unicef[5] , 31,2% des filles et 17,5% des garçons ont quitté l’école pour traîner dans les rues à la recherche des quelques dinars. Cela a-t-il suffi pour que la politique vis-à-vis du peuple irakien change ? Non ! le maudit pétrole, la sécurisation d’Israël et l’encerclement complet de l’Iran veulent maintenir la stratégie d’« une guerre tous les dix ans ». Rappelons ici l’une des politique fondamentales de l’Occident officiel vis-à-vis des pays arabo-musulmans : provoquer, encourager ou mener en guerre une fois tous les dis ans (48-56-67-73-80-91-2001). Le rythme s’est accéléré depuis la chute de l’URSS et la montée de l’islamisme.

« L’effondrement de l’Union soviétique a rendu les Etats-Unis plus hautains, et ils ont commencé à se considérer comme les maîtres de ce monde en établissant ce qu’ils appellent un nouvel ordre mondial (…) Aujourd’hui, les Etats-Unis ont un double langage, appelant terroriste quiconque va à l’encontre de leur injustice. Ils veulent occuper nos pays, voler nos ressources, imposer leurs agents pour nous diriger (…) et ils veulent que nous soyons d’accord.  »[6] Bien que ces propos soient ceux d’un « terroriste », en l’occurrence Oussama Ben Laden, cela ne les empêchent pas d’être partagés par des centaines de millions de personnes dont certains appartenant à cette élite arabe que le seul nom de Ben Laden exaspère ! Il s’agit bien donc d’accepter ou de faire accepter par la force ce nouvel ordre international voulu par des architectes dont l’idéologie protestante messianique converge avec les plans néolibéraux et les rêves sionistes les plus barbares.

Plusieurs chercheurs et commentateurs ont parlé de l’israélisation ou plus précisément de la « sharonisation » de la politique américaine. Certes, et loin de la théorie du complot devenue une réalité, il y a beaucoup de vrai dans cette analyse et elle pouvait être appliquée à la situation actuelle. Et c’est bien sur la base de cette tendance à l’israélisation qu’il faut comprendre l’enjeu de la guerre actuelle que mon ami l’Irakien soutienne pour se libérer d’un tyran régional, au risque de tomber entre les mains d’un tyran global.

La stratégie de la guerre dite préventive, que l’administration américaine venait d’adopter et avec elle tous ses détails tactiques forment un précepte guerrier israélien. Le chef d’état-major israélien Uzi Dayan avait déclaré, depuis 1999, sur les pages du quotidien Haaretz : «  Nous devons d’abord prévenir et faire échouer par avance la menace, en rassemblant un large front international. A côté de cela, réside la dissuasion, puis la possibilité de recourir à des frappes préventives de très longue portée si la dissuasion échoue.  »[7] Si on ajoute à cela :

  • La technique des « frappes ciblées » dirigées contre les responsables de la résistance palestinienne et libanaise et appliquées actuellement par la CIA contre des présumés cadres d’Al-Qaida au Yémen.
  • La destruction systématique des bâtiments symboles de l’autorité palestinienne par Tsahal et celle appliquée aujourd’hui par l’armée américaine contre le pouvoir de Bagdad.
  • L’appel lancé à Arafat de démissionner et de prendre le chemin volontaire de l’exil et celui lancé à Saddam avant le déclenchement de la guerre.
  • L’invasion du Liban afin de mater la résistance des fedayins et installer un « régime ami ». Stratégie militaire appliquée actuellement à la lettre par les Américains et les Britanniques contre Saddam : frappes intensives sur les villes, invasion terrestre ayant comme objectif d’atteindre la capitale du pays dans un temps record.
  • Le siège de Beyrouth appliquée par l’armée israélienne sous le commandement de Sharon en 1982 et l’actuel siège de Bassora et le futur siège de Bagdad.
  • L’Amérique mise à part, Israël ne prêtait aucune importance aux avis de ses alliés occidentaux et autres. La même remarque peut être tirée de la politique étrangère américaine : Israël mis à part, Bush ne soucie pas des critiques et des conseils soumis par les alliés traditionnels de son pays. La négligence de l’opinion publique internationale, la transgression de la légalité internationale et l’entêtement dans l’application de leur stratégie politico-militaire sont les caractéristiques à la fois d’Israël et de l’Amérique.

Pour soutenir le dernier point voici ce qu’avait dit un jour Sharon : « Même si vous me prouvez mathématiquement que la guerre que nous faisons maintenant au Liban et nous sommes loin d’en avoir fini est une guerre pas du tout, mais pas du tout propre, ni morale, ni digne de nous, je m’en moque. Je vous dirai même mieux : même si vous me démontrez par a plus b que nous n’avons atteint et que nous n’atteindrons au Liban aucun des objectifs que nous nous étions fixés ni l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement libanais bien disposé à notre égard, ni le recul des Syriens, ni la destruction de l’O.L.P., ni Haddad, ni les quarante kilomètres : je m’en moque. Ça valait le coup quand même. Et s’il devait s’avérer dans un an que la Galilée reçoive à nouveau des obus de « katioucha » ce qui m’est un peu égal, nous ferons une autre guerre, nous détruirons et nous tuerons deux fois plus jusqu’à ce qu’ils en aient assez !  »[8]

A la lumière de ces remarques, du développement actuel des opérations et de la nature de la résistance, il paraît que le scénario de l’invasion israélienne du Liban est en train de se reproduire avec bien sur ses conséquences et ses bienfaits. Ironie de l’histoire, la région sud de l’Irak et du Liban sont à majorité chiite. Dans la communauté chiite libanaise, longtemps marginalisée et persécutée était née, suite à l’invasion israélienne, le Hezbollah libanais qui avait radicalisé la résistance contre l’occupation pour parvenir le 25 mai 2000 à pousser les israéliens à un retrait unilatéral, considéré comme la première défaite militaire israélienne. Le 24 mars 2003, à peine une semaine après l’invasion américano-britanique de l’Irak, est néle Hezbollah irakien. Le premier communiqué du Hezbollah irakien daté du lundi 24 mars 2003 avait annoncé le début d’une résistance à ce qui est perçue comme occupation occidentale de la terre irakienne. Le 23 octobre 1983, la première opération martyre avait visé le quartier général des marins américains stationnés au Liban, le mardi 25 mars 2003 on a assisté à la première opération martyre perpétrée en Irak contre un char américain. Le même 25 mars 2003, l’ayatollah Baqer Al-hakim, chef de l’Assemblée Suprême de la Révolution Islamique en Irak, la principale organisation d’opposition chiite, basée à Téhéran (pro-iranien) avait averti que «  les Irakiens résisteront par tous les moyens à une occupation (américaine et britannique), y compris par la force et par les armes, si les forces étrangères se transforment en force d’occupation. »[9] Au même moment le Grand ayatollah Seestani, (marji’ taqlid) source d’imitation de la communauté chiite irakienne, largement suivi en Irak et dans le reste des pays du Golfe, avait décrété illicite le soutien aux forces d’occupation américano-britanniques. Le stationnement à la frontière irano-irakienne des Forces de Badr (Qowwat Badr), bras armé de l’Assemblée Suprême de la Révolution Islamique en Irak fort de plusieurs dizaines de milliers de combattants entraînés par les Pasdaran (gardes révolutionnaires iraniennes), annonce désormais le début d’une guerre d’usure lancée à la fois contre Saddam et les armées américano-britaniques. Si on ajoute à cela l’appel à la résistance lancé par l’ayatollah M. H. Fadhlallah, figure emblématique du chiisme militant et guide spirituel du Hezbollah libanais, tout porte à croire que les forces américaines seront confrontées à une nouvelle forme de résistance.

L’enlisement présent des armées dites « alliées » dans le bourbier d’une guérilla urbaine dans le sud irakien, le refus des populations irakienne d’emprunter le chemin de l’exil et les défaites consécutives des envahisseurs sur le plan médiatique, qui depuis l’entrée en scène d’Aljazeera n’est plus accaparé par les Américains (CNN) sont les prémices de sa défaite à venir. Il est probable que les Américains arrivent, après un bain de sang, à défaire le régime irakien, mais cela serait le signal du début d’une vraie guerre de résistance et non pas la fin victorieuse des « alliés ».

Pour ce qui est de cette démocratie promise au peuple irakien et derrière lui au monde arabe, je me permets de dévier un peu le sujet vers la problématique suivante : est-ce qu’une démocratisation du monde arabe est possible dans la situation actuelle du monde caractérisée par l’hégémonie de l’Occident officiel et sa volonté cruelle d’imposer des régimes qui lui garantissent l’écoulement du pétrole, qui lui assurent sa mainmise sur les canaux stratégiques (Gibraltar, Suez, Hormuz, mer d’Oman…) et qui ouvrent les frontières nationales à ses produits divers qui finiront par détruire notre sécurité alimentaire, sanitaire, économique, culturelle… ?

La démocratisation du monde arabe signifiera la concrétisation du rêve des populations arabes à l’indépendance et à la dignité et mènera certainement la région à une confrontation avec les défenseurs, très nombreux, des intérêts des puissances occidentales. Dans la mesure où nous concluons que la démocratie dans le monde arabe conduira automatiquement à l’autogestion des richesses par le peuple et non par une élite corrompue au service des multinationales et des démocraties-coloniales, nous comprendrons pourquoi ces soi-disant démocraties soutiennent toujours nos dictateurs et sabotent chaque percée démocratique dans notre région.

La démocratisation des pays arabes ne se suffirait guère à un examen introverti. Je pense qu’il nous faut en premier lieu penser à la démocratie en Irak ou en Tunisie dans son contexte, national, régional et international. En deuxième lieu nous devons connaître les ennemis et de la démocratisation et de l’indépendance de nos pays. et enfin, connaître les alliés à notre cause de libération.

Sans la définition de ses étapes nous continuerons de débattre de la démocratie, comme de la lune et des étoiles sans arriver jamais à les atteindre. Sans définir les contours de notre résistance à cet ordre de l’inhumain imposé par les puissances mondiales, nous continuerons à recevoir sur nos têtes que des bombes démocratiques. Il n’ya pas de relations internationales sans règles, sans alliés et sans ennemis. Saisir ces règles, coopérer avec les alliés et connaître les ennemis sont les nécessités primordiales pour toute action politique. Si nous essayons de répondre à ces questions, nous pourrions ainsi tracer une stratégie commune et claire sur la base du but, des moyens, des ennemis et des alliés. Et nous pourrions aussi statuer sur les islamistes, les progressistes, les anti-mondialistes et le reste des forces qui peuvent diverger avec nous, mais qui auront sûrement un apport particulier à apporter à notre cause.
Notes :

[1] Rêves d’empire, Par Philip S. Golub, Manière de voir, novembre-décembre 2001.

[2] Des sanctions qui tuent, par Denis Halliday, Le Monde diplomatique janvier 1999.

[3] Le grand bond en arrière, L. D. Le Monde diplomatique, janvier 2003.

[4] Sarah Graham-Brown, Sanctionning Saddam, I. B. Tauris, Londres, 1999, p.183.

[5] The Situation of Children in Irak, Unicef, février 2002.

[6] Cité in : Etats-Unis, excès de puissance, Par Steven N C. Clemons, Le Monde diplomatique, octobre 2001.

[7] Haaretz, 17 septembre 1999, cité in : Vers une paix armée au Proche-Orient, Par Geffrey Aronson, Le Monde diplomatique, juillet 2000.

[8] Interview d’Ariel Sharon recueilli par le journaliste israèlien Amos Oz dans Davr du 17 décembre 1982.

[9] IRNA, Téhéran, 25 Mars 2003.