Qu’est-ce qu’un Etat indépendant ?
Est-ce un siège aux Nations Unies ? Est-ce un Chef de l’Etat omnipotent sur le territoire national qu’il contrôle ? Est-ce une Nation qui décide souverainement de ses choix et de son destin ? Est-ce un peuple libre qui exprime ses choix sans contraintes ? Est-ce l’indépendance du citoyen vis-à-vis de ceux qui le gouvernent ? Est-ce l’indépendance de ceux qui gouvernent vis-à-vis du citoyen ?
Difficile de répondre à toutes ces interrogations sans s’apercevoir que le cadre théorique qui permette de définir ce que c’est que l’indépendance est non détachable d’un contexte temporel. C’est cette dimension temporelle qui fait que ce qui peut sembler satisfaire une génération quant aux critères selon lesquels ils jugent l’indépendance de leur Etat satisfaisante ne sont plus nécessairement valables pour d’autres générations.
Contrairement aux Etats modernes héritiers des grands empires, la Tunisie, petit pays que probablement des centaines de millions d’humains sur la planète sont incapables de situer sur une carte, lutte maintenant depuis des siècles non point pour recouvrer une indépendance, mais pour l’édifier.
Le chemin parcouru sur des siècles a été pénible et long. Ce chemin qui a permis l’émergence du moule d’un Etat-Nation tunisien indépendant (I), n’est toujours pas achevé. Car confondre l’indépendance de la Tunisie avec l’indépendance acquise à l’égard de la France est une erreur qui ne sert que ceux qui se sont substitués au pouvoir colonial avec toutes ses prérogatives prétoriennes qui relèvent d’un autre temps. Car de nos jours, cette indépendance de l’Etat ne peut plus s’apprécier indépendamment de l’indépendance de l’individu-Citoyen, la source de la souveraineté authentique de la Nation qui fait l’Etat du 21e siècle (II)
-I.- L’émergence du moule d’un Etat-Nation tunisien indépendant
L’Histoire politique de l’Afrique du Nord est plusieurs fois millénaire et, de plus, tel le reste du bassin méditerranéen, est d’une grande complexité. Tant de dynasties, d’empires, de monarchies et de principautés vont se succéder. Il n’est pas aisé, par conséquent, de situer la période exacte de la formation de « l’entité politique » qui peut être considérée comme étant la matrice de l’État Tunisien contemporain. Le moment ne peut que varier en fonction des critères utilisés lors de cette quête des origines. Cependant pour le présent travail, nous allons retenir un critère en particulier. Celui qui cherche à isoler l’avènement d’un État différent de tous ceux qui l’ont précédé : l’ « État-nation ». C’est-à-dire, un pouvoir politique à la tête d’une « nation » qui commence à se reconnaître comme telle d’une part, et qui se reconnaît dans ce pouvoir politique, d’autre part.
Et si, pour notre part, et conformément au critère qui sera retenu, nous fixons les débuts de ces moments dès la première moitié du XVII e siècle, nous allons néanmoins essayer d’être le plus complet en rappelant brièvement l’histoire politique de la Tunisie depuis la déconfiture du royaume almohade. En effet, l’éclatement de cet empire entre 1229 et 1248 cédera la place à trois nouveaux États : l’État hafcide (1228/1569), l’État ziyanide (1235/1553 ) et l’État mérinide (1258/1465 ). Dès la fin du règne hafcide on peut d’ores et déjà parler d’un « Etat-nation » tunisien en quête d’une autonomie nationale (A), et lequel “Etat-nation” sera consolidé sous la dynastie beylicale (B)
-A.- L’ère hafcide
C’est avec la dynastie hafcide que l’Ifriquia achève après les trois siècles et demi qui vont s’écouler son arabisation. En outre, c’est avec la même dynastie que le rite malikite prend définitivement racine [1]. Sur le plan socioculturel, c’est sous les hafcides que commence véritablement l’individualisation de cette contrée. Quoique déjà très urbanisée par rapport à ses voisins de l’Est et de l’Ouest, on va assister à la structuration d’un État avec une forte assise paysanne. En revanche, sur le plan politique, les hafcides ne seront pas très innovateurs. Ils vont maintenir la structure du pouvoir forgée par les almohades. Le souverain hafcide continuera, entre autres, à être assisté par « le conseil des dix cheiks almohades ». Avec El MOUSTANCER (1253-1277 ) certaines réformes verront le jour. Mais à l’issue du règne de ce dernier, le temps n’était plus aux réformes, mais aux rivalités successorales qui plongèrent le royaume dans une grande instabilité politique. Ce n’est qu’avec les longs règnes de Abou FARES (1394-1434 ) et de Abou ’AMER OTHMAN (1435-1488 ) – qui durèrent près d’un siècle et durant lequel ils renforceront le pouvoir politique- que le royaume hafcide retrouvera stabilité et prospérité.
En « jugeant » les hafcides, C. A. JULIEN les qualifiera de « mainteneurs d’une civilisation à laquelle ils n’ont pas apporté grand-chose d’original » [2]. Cela est peut-être vrai [3]. Mais, moins visible encore, il s’est produit quelque chose sous les hafcides de bien plus fort que des conquêtes territoriales ou une révolution idéologique. Car, sous ces derniers, nous croyons observer la constitution d’une « nation tunisienne » et, du coup, la genèse d’un État qui sera différent de ceux qui l’ont précédé. Car, cet État sera celui de la « nation tunisienne » et il ne pourra survivre et perdurer qu’en tant que tel. Et on peut affirmer qu’à la fin du règne des hafcides, les fondations de l’Etat-nation tunisien étaient déjà jetées. Et, l’arrivée en Ifriquia des conquérants turcs (1569 ), n’y changera pas grand-chose, même après une dépendance directe vis-à-vis de Constantinople pendant près d’un siècle et demi.
En effet, si dans un premier temps la « Régence de Tunis », étant donné la pression militaire, dépendra directement de Constantinople, dès le règne de Housseïn Ben ALI – proclamé bey en 1705 par la population de Tunis – elle s’émancipera. Et il est intéressant de noter que l’enracinement de la dynastie housseïnite [4] et la réussite du maintien de son pouvoir à la tête de l’État n’ont été possible qu’au prix d’une véritable « domestication [5] » des agents du pouvoir et, ce, par la nationalisation, d’une part, du personnel politique par le biais des « alliances matrimoniales avec les grandes familles tunisiennes » [6] et, d’autre part, de la famille régnante, elle-même, qui devient ainsi une véritable « dynastie locale bien que d’origine ottomane » [7]. À cet égard, et à propos de la dynastie housseïnite, C. A. JULIEN fera remarquer très justement, que déjà, la Tunisie avait accumulé « […] un passé et des traditions qui ne sombrèrent pas avec la dynastie hafcide. Les citadins, soucieux […] d’un gouvernement qui maintînt l’ordre, obligèrent l’autorité turque à se couler dans le moule que l’Ifriquia imposait à ses Maîtres depuis des siècles » [8]. L’épreuve de la domination militaire turque et son évolution démontrent, s’il en est, l’arrivée à la maturité de l’Etat-nation tunisien dès la fin du règne des hafcides. Car, dès que les pressions militaires de la Porte Sublime se sont atténuées, c’est avec l’appui de la population locale [9] que les housseïnites réussiront à s’émanciper vis-à-vis de l’emprise ottomane.
B.- L’ère beylicale
C’est en 1574, que la Tunisie deviendra une province turque à part entière. L’installation des Turcs en Tunisie aura lieu à l’issue de l’intervention des forces ottomanes de SINAN PACHA en vue de libérer les ifriqyiens de l’envahisseur espagnol. Après le départ des Espagnols, les Turcs rattacheront la province tunisienne au califat ottoman en nommant à sa tête un gouverneur turc, le beylerbey ( le bey des beys ). Cependant, le pouvoir de ce dernier s’effritera au profit des pouvoirs du dey qui commandait la milice turque. Le pouvoir du dey sera assez vite supplanté, à son tour, par celui du bey, lequel à l’origine était un administrateur civil.
À partir de 1705, un « renégat chrétien d’origine grecque » [10], Husseïn Ben ALI, profitant des troubles militaires qui agitaient la régence, s’empare du pouvoir pour fonder la dynastie husseinite. Cette ultime demeurera à la tête de la Tunisie jusqu’en 1957.
La dynastie husseinite, malgré les querelles de succession inhérentes à l’installation de toute nouvelle dynastie [11], deviendra très vite héréditaire. Si en théorie, en tant que suzeraine, elle dépendra de la porte Sublime, en fait, elle sera autonome. « Le dernier acte liant le bey à la Porte est le Firman impérial de 1871 qui accordait au bey, considéré comme Wali ( gouverneur ) de la province de Tunis, le privilège d’hérédité et les pleins pouvoirs dans la régence en dehors des affaires politiques. Par contre, la régence devait fournir à la Sublime Porte un contingent militaire, en cas de guerre entre celle-ci et une autre puissance » [12]. Signalons toutefois, que cet acte ne sera jamais appliqué, et les husseinites garderont envers la Turquie une indépendance quasi totale [13]. Cette indépendance était matérialisée par tous les attributs d’une monarchie souveraine. Les husseinites avaient leur propre armée, battaient leur monnaie, entretenaient des relations diplomatiques avec les puissances étrangères – sans aller toutefois jusqu’à ériger des ambassades à l’étranger – signaient les traités et, enfin, avaient même pourvu la régence d’un drapeau tunisien [14].
Excepté cette suzeraineté formelle, la réalité du pouvoir était par conséquent entre les mains du bey. Quoique la prière continuait à être dite au nom du calife ottoman, l’étendue des pouvoirs du bey n’avait aucune limite. Le souverain husseinite « possesseur » du royaume était à la fois chef d’État, législateur et juge dans son royaume. Contrairement à la monarchie marocaine, où les pouvoirs du sultan, étaient limités, en théorie, par les pouvoirs de l’appareil judiciaire musulman, le monarque husseinite -comme le dey de la régence d’Alger-, « disposait sur tous ses sujets du droit de haute et basse justice ; ses décrets et ses décisions avaient force de lois » [15]. Il faut préciser cependant, que les pouvoirs des monarques husseinites hériteront des prérogatives des premiers gouverneurs turcs de la Régence tunisienne. Lesdits gouverneurs, qui avaient représenté l’autorité militaire occupante, avaient un pouvoir absolu sur tout le territoire qu’ils administraient [16]. De ce fait, ce pouvoir d’occupation militaire échappait aux contraintes que pouvait lui imposer la tradition juridique musulmane. L’avènement des husseinites à la tête de la Tunisie modifie peu cet état de fait. Le principal fondement de leur pouvoir fut la force prétorienne. De plus, il faut dire que cette « légitimité militaire », n’était pas sans déplaire à la classe possédante tunisienne en quête de stabilité pour la bonne marche de ses affaires. Celle-ci va être du reste très vite « associée » à la gestion des affaires du royaume tunisien en fournissant une partie des hauts fonctionnaires de l’État husseinite. En dehors de cette classe possédante et bourgeoise en général, le reste de la population ne se reconnaissait pas dans le pouvoir husseinite et, ce, non pas spécialement en raison de l’origine étrangère des souverains en question, mais plutôt en raison de la faiblesse du lien qui les unissait à l’autorité étatique. Ce lien était principalement fondé sur la force d’un protecteur qui « […] prélevait des impôts, avec pour contreparties la protection des cités et des paysans contre l’anarchie, la défense de l’Islam, et l’administration de la justice » [17]. Sur le plan factuel, le rapport de commandement/obéissance était fondé, tel dans le contrat hobésien, sur le couple soumission/sécurité. Cependant, sur le plan théorique, il est vrai que le pouvoir de la famille beylicale, par son rattachement officiel à l’empire ottoman, trouvait où puiser un fondement idéologico-religieux, de pure forme, à son pouvoir. Ce fondement trouvait une validation formelle, par le biais de la confirmation annuelle qu’octroyait le calife ottoman au bey par un firman [18]. Par cette démarche s’opérait l’insertion du pouvoir du souverain husseinite au sein de l’édifice juridique musulman. Toutefois, il n’en est pas moins vrai, qu’à partir du XIX e siècle, l’intégration de la dynastie régnante dans le moule tunisien, conjuguée aux réformes qu’elle entreprendra, aboutira à une transformation manifeste, mais non moins formel de la nature de son pouvoir. Cette transformation sera illustrée par la promulgation du pacte fondamental de 1857 et de la Constitution de 1861 qui donneront lieu à une redéfinition des pouvoirs du souverain tunisien.
Dans le Pacte fondamental et dans la Constitution de 1861, nous assistons à des prémisses d’un renouveau concernant surtout les fondements de l’Etat et du statut du sujet tunisien. Et lequel renouveau n’a pas eu d’équivalent dans le reste du Maghreb.
Généralement nous trouvons les fondements idéologiques de l’État et du droit exposés dans les préambules qui précèdent les chartes fondamentales. La Constitution tunisienne du 26 avril 1861 ne possède pas de préambule. Toutefois, comme elle se présente dans le prolongement des réformes déjà engagées par le Pacte Fondamental, elle en adopte le contenu [19].
L’examen du préambule du Pacte en question, fondant le nouveau droit, est intéressant à maints égards. Les nouveaux droits fondamentaux, proclamés par le Pacte Fondamental et confirmés par la nouvelle Constitution, sont appuyés – et c’est l’innovation la plus importante- par un constat qui révèle que « C’est [par] une loi de la nature que l’homme ne puisse arriver à la prospérité qu’autant que sa liberté lui est entièrement garantie […] ». Il s’agit ici des premiers effets de l’influence de l’idéologie libérale sur les rédacteurs du Pacte. En posant ce nouveau fondement, (la loi de la nature et la liberté) et les impératifs que dicte la raison humaine, le Pacte s’appuie sur les expériences des nations occidentales ; mais avec prudence, cependant. Enfin, il faut malgré tout admettre que la part du conjoncturel est tellement importante dans ce renouveau qui demeurera sans réelle portée.
La Constitution de 1861 ne se maintient pas longtemps. La situation économique de la Tunisie due aux lourdes créances envers la France va entraîner une augmentation brutale des impôts. Ce fait va être à l’origine des révoltes qui mènent à la suspension, le 1er mai 1864, de la Constitution. Et c’est ce même climat de révolte, d’anarchie et d’absence de réformes libérales qui fait basculer la Tunisie sous la dépendance de la France dès 1881.
II.- L’indépendance de l’individu-Citoyen, source de la souveraineté de l’Etat
Sans démocratie, cette indépendance de l’individu-Citoyen n’existe pas (A) et sans elle, la souveraineté du peuple devient une simple fiction qui fait de l’indépendance de l’Etat un simple “ersatz” (B) que l’on commémore les jours anniversaires.
A. – La démocratie socle de l’indépendance et de la souveraineté
« Parmi toutes les inégalités humaines, aucune n’a autant besoin de se justifier devant la raison, que l’inégalité établie par le pouvoir. Sauf quelques rares exceptions un homme en vaut un autre : pourquoi certains d’entre eux ont-ils le droit de commander, et les autres, le devoir d’obéir ? » [20]. C’est par ces mots empruntés à Guillermo FERRERO que nous pouvons formuler la problématique à laquelle tentent de répondre les discours de légitimation, notamment démocratiques.
Tous les régimes, depuis la nuit des temps, ont toujours éprouvé le besoin de fonder le pouvoir de commandement de leurs dirigeants. Ce besoin constant s’est traduit par l’apparition d’une multitude d’idéologies de légitimation du pouvoir. Ces idéologies, aussi nombreuses que les régimes politiques qu’elles fondent, vont représenter l’ensemble des valeurs et principes « […] qui justifient la façon dont le pouvoir est organisé, utilisé et limité et qui définissent les responsabilités générales attribuées aux participants aux diverses relations politiques » [21].
Aux côtés des discours de légitimation relativement classiques, en l’occurrence ceux fondant les régimes de droit divin, héréditaire ou/et aristo-monarchique, charismatique et de participation des gouvernés, nous pouvons relever l’émergence, au cours des siècles, de tout un éventail d’idéologies de légitimation qui entremêlent les éléments des différents discours mentionnés [22]. Et, avec l’apparition des États nouveaux du XXe siècle, la variété de ces discours n’en a été que plus enrichie. Mais par dessus-tout, l’élément capital depuis le siècle dernier, c’est que, quel que soit le discours, celui-ci ne peut avoir d’avenir politique, que s’il se base sur des fondements démocratiques. Et ce sont ces fondements démocratiques qui donnent du sens à l’indépendance et à la souveraineté de Etat moderne. En effet, un Etat indépendant selon les canons du droit international, n’a aucun sens si ses sujets sont soumis à l’arbitraire et à la tyrannie du despote qui les gouverne. Qu’est-ce que un Etat indépendant et souverain avec des citoyens soumis au joug de celui qui les gouverne ? Lorsque la légitimité démocratique fait défaut à ceux qui gouvernent, l’Etat peut-il être réellement souverain ? Si oui, alors s’agit-il de la souveraineté du tyran, du système prétorien sur lequel ce tyran s’appuie ou des soutiens extérieurs qui contribuent au maintien du même tyran sur son trône ? En tout état de cause, avec des citoyens sans droits, ne disposant pas de la capacité d’émettre des choix politiques indépendants, la Nation peut-elle être réellement souveraine ? C’est pourtant la Nation, la seule qui peut se prévaloir d’être l’authentique détentrice de la souveraineté.
A l’aube de l’indépendance tunisienne, la monarchie Houseinite avait fait mine de comprendre, que sans la réappropriation de ce discours démocratique qui donne du sens à l’indépendance et à la souveraineté de la Nation, elle n’avait aucun avenir. Mais en dépit de cette réappropriation, elle sera très vite balayée par le principal acteur de l’indépendance, le néo-destour avec à sa tête Habib Bourguiba. Ce dernier sera le bâtisseur d’une République censée être garante de l’indépendance et de la souveraineté du Peuple.
B. – Quel “ersatz” d’indépendance sans la souveraineté de la nation ?
A l’issue de son indépendance, sur le plan constitutionnel, la Tunisie ne consacre pas en dehors du préambule d’articles insistant textuellement sur le choix démocratique. Tout au plus, nous trouvons un article disposant que « La souveraineté appartient au peuple tunisien qui l’exerce conformément à la Constitution » ( art. 3 ). Néanmoins, les libertés et droits fondamentaux inhérents au régime démocratique et qui matérialisent la souveraineté du peuple ne manquent pas dans la loi fondamentale tunisienne, notamment au sein de son article 8.
Dans ce nouveau régime, qui devait être démocratique, une révolution institutionnelle sans précédent allait avoir lieu. Depuis la naissance de l’Etat tunisien, la nation tunisienne n’a jamais été en position de choisir son destin. De son environnement normatif, elle n’en a jamais été également l’architecte. Sans renier le passé juridique, la nouvelle Constitution Tunisienne érige de nouvelles procédures devant permettre à la souveraineté du peuple d’une part, de confirmer une partie de l’existant et, d’autre part, d’être désormais la maîtresse de ce qui allait se faire.
Par ce biais, en effet, et s’agissant de l’environnement normatif par lequel s’expriment l’indépendance et la souveraineté de la Nation, le système traditionnel de la pyramide des normes ( Coran, Sunnah, Ijtihad et Qiyas ), ne constitue plus l’ossature du système de droit. Avec la modernisation du système politique dans le sens démocratique, et bien que la tradition juridique musulmane demeure une des sources du droit, la considération de la hiérarchie de ses sources est abandonnée au profit des sources de la pyramide kelsennienne du droit moderne. Autrement dit, la hiérarchie traditionnelle : Coran, Sunnah, Ijmaâ et Qiyas, ne sert plus qu’à dégager des normes dont la valeur juridique se mesure désormais en fonction de leurs places au sein de la nouvelle pyramide. En outre, étant donné les nouvelles nécessités de la modernité, le recours aux sources traditionnelles ( on entend les normes élaborées par les anciens ) ira en se rétrécissant. Même au sein de la sphère de prédilection des sources traditionnelles, c’est-à-dire le droit de la famille et le droit successoral, certaines coutumes disparaissent au profit de nouvelles normes édictées par le législateur contemporain. Et sans ce législateur désigné par des électeurs, sans cet organe législatif émanation de la souveraineté du peuple, l’indépendance ne serait qu’une formule creuse.
Ainsi, et quand bien même certaines normes sont fondées sur le religieux, désormais leur nature obligatoire découle, non plus, de la source traditionnelle mentionnée plus haut, mais de la nature du pouvoir constitué qui les promulgue ou les avalise, à savoir le pouvoir législatif, le pouvoir réglementaire ou le pouvoir constituant. Ces sources normatives constituées étant elles-mêmes l’expression directe de la souveraineté de la Nation. De même, lorsqu’il y a un vide juridique laissé par la législation moderne, c’est encore une source constituée, le pouvoir judiciaire, qui se charge de combler le vide en puisant dans le droit traditionnel ou, subsidiairement, dans la coutume.
En somme, le nouveau schéma institutionnel que dresse la Constitution dès l’indépendance, s’appuie sur les deux piliers sans lesquels il n’y a point de démocratie ni de souveraineté. Trois pouvoirs séparés (législatif, exécutif et judiciaire) et des droits fondamentaux ( libertés publiques et garanties judiciaires) pour assurer le pluralisme politique, l’alternance au pouvoir et l’Etat de droit.
Il faut bien réaliser que ce qui vient d’être décrit constitue probablement l’une des plus grandes révolutions institutionnelles vécues par le peuple tunisien depuis son existence. Cette révolution, malgré des traditions religieuses séculaires, n’a été possible que grâce au discours démocratique légitimant un changement qui concrétise l’indépendance d’une Nation souveraine. Désormais, ce ne sont plus des autorités religieuses ou le pouvoir politique qui sécrètent les normes, mais c’est une nation souveraine qui délègue des représentants ad hoc. Dorénavant, tout l’édifice normatif procédera de cette délégation de la Nation. La nation n’a plus de tuteur. Elle est la tutrice de tous ceux qui parlent en son nom.
Qu’en est-il aujourd’hui depuis que cette révolution politique fut amorcée le 20 mars 1956 ?
Depuis presque un demi-siècle, il est indiscutable que cette indépendance et ce qu’elle devait entraîner en terme de souveraineté de la nation demeurent purement théorique. En fait, en Tunisie, ce qui vient d’être décrit n’est que pure théorie pour masquer l’ogre dictatorial. Concrètement, la vraie révolution de l’indépendance va consister à confectionner un habillage plus moderne à la tyrannie. La manière avec laquelle le pouvoir est exercé, le processus des choix législatifs ainsi que la manière avec laquelle les gouvernants accèdent au pouvoir n’ont pas réellement changé depuis des siècles. C’est la force de contrainte qui fait le Chef etnonle bulletin de vote. Les valeurs démocratiques servant de socle au nouveau régime tunisien ne sont que de pure forme. La nation tunisienne depuis l’indépendance évolue dans une sphère politique où les rapports d’autorité ne sont point fondés sur le mandat démocratique, mais sur l’autocratie, le « patriarcalisme » et le couple armée/police.
Pire encore, car il n’est pas exagéré d’affirmer, qu’à ce jour, la situation est devenue si grave que, probablement, même dans les pensées les plus noires de ceux qui ont donné leurs larmes et leurs sangs pour l’indépendance tunisienne, n’auraient pu imaginer une évolution aussi dramatique en 2004.
L’indépendance d’un pays et la souveraineté de la nation peuvent s’apprécier en fonction du degré de la soumission de ceux qui les gouvernent à leurs responsabilités tant politiques que juridiques. A cet égard, un simple exemple illustre le drame actuel.
En 1976, celui qui fut Chef de l’Etat, et quand bien même fut désigné à vie (1975), le peuple avait malgré tout gardé une porte de sortie -certes théorique mais non moins symbolique- qui lui permettait de démettre le chef de l’Etat. Ainsi, celui qui exerçait la fonction de Président de la République à vie, devait, si les représentants du peuple le décidaient, présenter sa démission sans échappatoire possible ( art. 63 de la Constitution, telle que révisée en 1976). Dès 1988, cette disposition qui peut contraindre le président à démissionner fut supprimée. Désormais, le président de la République devient indéboulonnable. Pire encore, en 2002 il devient le maître absolu sans aucun contrôle possible… ni politique, ni juridique. La réforme constitutionnelle de 2002 accorde ainsi une totale immunité judiciaire au Chef de l’Etat pendant et après son/ses mandat/s. Même le pouvoir législatif, incarnation de cette souveraineté nationale, ces membres ne sont plus intégralement désignés par un vote libre et secret. Les deux tiers des membres de la Chambre des conseillers (seconde chambre du parlement) sont nommés à la discrétion du chef de l’Etat. Et ce sont, entre autres, ces mêmes membres désignés qui votent la loi au nom de la Nation !
A quoi sert l’indépendance avec un Président au-dessus de toutes les lois et disposant d’un pouvoir de vie et de mort sur tous ces sujets ?
A quoi sert l’indépendance si le peuple ne peut ni contrôler celui qui est à la tête de l’Etat, ni désigner l’intégralité de ceux qui vont légiférer et s’exprimer en son nom ? Une nation vivant dans un tel contexte dispose-t-elle vraiment de tous les attributs de la souveraineté ?
A l’heure où nous écrivons ces lignes, la Nation tunisienne ne contrôle plus rien du tout, ni ses lois, ni ses responsables politiques, ni son destin. Celui qui est à la tête de l’Etat est le seul à disposer de la Tunisie, de son peuple et de ses richesses de la manière la plus arbitraire qui soit. Cette affirmation n’est nullement un jugement de valeur. C’est une affirmation fondée par les faits et SURTOUT par la loi ( tant constitutionnelle qu’ordinaire) qui régit la Tunisie.
Les conséquences de cette situation dramatique s’observent au niveau de l’état des libertés et des sûretés individuelles. En outre, par la mise au pas de l’institution judiciaire, le citoyen tunisien ne dispose plus de la moindre protection contre l’arbitraire et l’oppression. Torture, séquestration, sévices physiques, persécution, torture morale, harcèlements administratifs, meurtre sous la torture sont devenus le lot de ceux qui osent élever la voix. Alors même que des dispositions légales sont prévues pour sanctionner pareils abus barbares par les tribunaux, les plaintes en ce domaine n’aboutissent jamais. C’est même l’inverse, car outre le fait de couvrir les actes barbares, les tribunaux asservis qu’ils sont, sont devenus le principal outil “légaliste” de répression du citoyen. Et comme si tout cela ne suffisait pas, la récente loi sur le terrorisme achève de légaliser l’arbitraire par des dispositions dont les largesses d’interprétation sont sans précédent dans le droit tunisien.
Tout ceci représente un comble au regard de l’histoire de la Tunisie durant ce siècle. Voilà un pays qui a fait du statut et des libertés du citoyen son leitmotiv depuis le début du siècle, et ce, au travers de la dénomination même qui sera choisie pour qualifier les militants de l’indépendance (destouriens/constitutionnalistes), laquelle dénomination survivra à l’indépendance, et voilà que, en 2004, ce citoyen s’avère encore être sans la moindre protection face aux puissants. Ce qui durant des décennies a constitué le fondement même de la lutte citoyenne et politique s’avère encore en 2004 foulé au pied de la manière la plus infâme.
A quoi l’indépendance a-t-elle servi !?
Après presque 1/2 siècle d’indépendance, le peuple Tunisien supposé être souverain n’a connu que deux présidents de la République. Même l’accession du second président s’est faite non point par un choix souverain de la Nation mais par le coup de force du second président destituant son aîné.
Et Bourguiba lui-même, avant de s’installer à la tête de l’Etat, n’a-t-il pas renversé son prédécesseur, le bey.
L’accès au pouvoir, sans exception, s’est toujours fait par la force. Le peuple, sans exception, est toujours intervenu pour avaliser un fait accompli par des procédures quasi comiques au regard de la démocratie.
Que nous réserve l’avenir et dans quelle condition le troisième président de la République tunisienne accédera-t-il au pouvoir ? Serions-nous encore indépendants, même formellement ?
A tous ceux qui ne l’auraient pas remarqué, l’année dernière, jour pour jour, (le 20 mars 2003), alors que Ben Ali fêtait en grande pompe la fête de l’indépendance en Tunisie, les USA lançaient leur offensive contre l’Irak. Aujourd’hui ils y sont encore. Aujourd’hui ils affirment : “nous y sommes pour rétablir la démocratie en Irak” !
[1] – A la fin du règne hafcide, excepté de rares poches qui sont restées berbérophones et kharijites -comme l’île de Djerba, Jebel Naffoussa, et une partie de Jafara- la « Tunisie » est pratiquement arabe et malikite.
[2] – Cf. Histoire de l’Afrique du Nord. Paris, Payot, 1968, tome I, p. 511.
[3] – En effet, du point de vue de la vie intellectuelle, excepté l’oeuvre magistrale de l’inventeur de la philosophie de l’histoire Ibn KHALDOUN (1332/1406), les intellectuels de l’époque hafcide ne brillèrent pas. C’est plutôt la pente ascendante qui allait être suivie. Une pente qui « hésite entre des influences andalouses quelque peu décadentes et des influences orientales sans éclats » (Cf. C.A. JULIEN, op. cit., p. 509.). Si bien que, dans ce mouvement de recul de la vie intellectuelle, même l’ ?uvre d’Ibn KHALDOUN, vers la fin du règne des hafcides et jusqu’à la première moitié du XVIII e siècle n’était plus « directement connue » par les « Tunisiens ». Il faudra attendre, ainsi que le signale Ahmed ABDESSALEM, que « Ali Pacha (1735/1736) en [fasse] copier un exemplaire à Fèz pour que les lettrés tunisiens puissent disposer d’un exemplaire de l’ ?uvre de leur illustre compatriote » (Cf. Ahmed ABDESSALEM : Les historiens tunisiens des XVII e, XVIII e et XIX e siècles. Essai d’histoire culturelle. Tunis, 1973, Publication de l’Université de Tunis, 4èm. série : histoire, vol. XI, p. 464.).
[4] – Devenue héréditaire dès 1710.
[5] – L’expression nous a été inspirée par M. CAMAU, qui parle de « Tunis qui domestiquait ses janissaires [ ?] ». Cf. La Tunisie. Paris, Que sais ?je, 1989, p. 35.
[6] – Cf. Michel BRONCIARD : Le Maghreb au c ?ur des crises. Lion, 1994, Ed. Chroniques Sociales, p.30.
[7] – Béchir TLILI : Les rapports culturels et idéologiques entre l’Orient et l’occident, en Tunisie, au XIXème siècle. Tunis, 1974, Publication de l’Université de Tunis, 4e série : histoire, vol. XIV, p. 98.
[8] – Cf. C. A. JULIEN, op. cit., p. 657.
[9] – Par la population locale nous entendons la fraction influente de celle-ci, c’est-à-dire la classe des possédants ainsi que la bourgeoisie tunisoise au sein de laquelle se recrutait une partie des hauts dignitaires du pouvoir husseinite. En revanche, pour le commun des sujets du royaume, il faut admettre qu’ils ne se reconnaîtront pas dans l’autorité beylicale. Étant donné la nature et le fondement du pouvoir beylical, les liens qui les rattachaient à l’État étaient surtout bâtis sur la force plutôt que sur une légitimité politico-religieuse. Ce n’est qu’avec la période des réformes de la seconde moitié du XIX e siècle que l’on verra une inversion significative de cette attitude (voir infra ).
[10] – Cf. Ali MAHJOUBI : L’établissement du protectorat français en Tunisie. Tunis, publication de l’université de Tunis, 1977, quatrième série : Histoire, volume XVIII, p. 12.
[11] – Cf. Jean GANIAGE : Histoire contemporaine du Maghreb. De 1830 à nos jours. Paris, Fayard, 1994, p. 45.
[12] – Cf. Ali MAHJOUBI : L’établissement du protectorat français en Tunisie. Op. cit., p. 12.
[13] – Ibidem.
[14] – Cf. Jean GANIAGE : Histoire contemporaine du Maghreb. De 1830 à nos jours. Op. cit., p. 46.
[15] – Cf. Ali MAHJOUBI : L’établissement du protectorat français en Tunisie. Op. cit., p. 13.
[16] – Tel que l’a judicieusement relevé T. BACHROUCH, le début du régime turc « apparaissait comme le gouvernement d’une caste militaire qui évoluait dans le cadre d’une autonomie urbaine. Il avait une citadelle pour siège et s’appuyait toujours sur une milice recrutée parmi les étrangers ou assimilés. Le dey dirigeait seul les affaires, de la manière autocratique ». Cf. Taoufik BACHROUCH : Formation sociale barbaresque et pouvoir à Tunis au XVIIe Siècle. Tunis, publication de l’université de Tunis, 1977, quatrième série : Histoire, volume XXIII, p. 138 et 139.
[17] – Cf. Michel CAMAU : La Tunisie. Paris, P U. F, « Que sais-je », 1989, p. 37.
[18] – Ce firman faisait office d’une confirmation a posteriori d’un fait accompli.
[19] – Ceci est confirmé par l’énoncé de l’article 9 de la Constitution qui dispose que « tout prince, à son avènement au trône, doit prêter serment, en invoquant le nom de Dieu, de ne rien faire qui soit contraire au principe du Pacte Fondamental et aux lois qui en découlent […] ». De même, l’énoncé de l’article 10, dans le même sens, soumet les fonctionnaires à un serment d’après lequel ils doivent également jurer « […] par le Nom de Dieu d’obéir aux lois qui découlent du Pacte Fondamental […] ».
[20] – Guillermo FERRERO : Pouvoir. Les génies invisibles de la cité. Paris, Librairie Générale Française, coll. essais, 1988, p. 24.
[21] – Cf. David EASTON : Analyse du système politique. Paris, Armand Colin, 1974, p. 275 ( Chapitre XIX : Les sources de la légitimité ).
[22] – À cet égard, rappelons que ce qui a été à l’origine de la survivance de l’une des plus anciennes couronnes de la planète, la couronne anglaise, c’est l’existence d’un discours de légitimation qui a remarquablement su récupérer les éléments d’autres idéologies de légitimation qui étaient pourtant susceptibles d’entraîner sa perte. Si bien qu’aujourd’hui, il n’est pas exagéré d’affirmer que la couronne anglaise puise sa légitimité à la fois dans le divin (la monarchie anglaise est de droit divin), dans le fait aristocratique, dans la garantie qu’elle offre au niveau de la participation des gouvernés au pouvoir et dans le charisme qu’elle cultive avec grand soin.
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