L’Institut pour l’Etude de l’Islam dans le Monde Moderne ( ISIM ) de Leiden a récemment organisé un colloque de trois jours, comportant une série de séminaires, autour du thème : ” Les intellectuels musulmans et les défis du monde contemporain “. Le Dr Farish Noor, qui était à cette rencontre, a réussi à interviewer pour Etudes-Musulmanes certains des participants, aussi bien sur des questions abordées au colloque que sur des sujets relatifs à leurs propres travaux. On trouvera ciaprès l’entretien qu’il a eu avec le Professeur Abdul Karim Soroush, l’éminent penseur iranien, sur cette question du rôle et de la place de l’intellectuel musulman dans nos sociétés contemporaines.

-Etudes-Musulmanes : Le thème de la rencontre à laquelle vous avez participé portait sur les défis que doivent relever les intellectuels musulmans et les sociétés où ils vivent. Comment cette question trouve-t-elle place au sein de votre propre travail ? Depuis plusieurs années, vous êtes considéré comme l’un des penseurs les plus influents dans le monde musulman. Vous avez encouragé les sociétés musulmanes à s’engager dans un véritable dialogue avec l’Autre, et à relever les défis de la modernité. Avons-nous toujours les mêmes difficultés à reconnaître cette modernité ?

-Abdul Karim Soroush : Tout d’abord, commençons par préciser deux points importants. Vous parlez d’Islam et de modernité comme s’il s’agissait de deux thèmes ou idées séparés. Mais nous devons rappeler que nous avons à faire ici à deux concepts abstraits qui ne peuvent être réduits à de simples catégories. D’un côté, les intellectuels musulmans parlent de l’Islam comme si c’était une entité simple et unifiée, un objet singulier. Mais en réalité, l’histoire de l’Islam comme celle des autres religions est fondamentalement une histoire de différentes interprétations. Au cours de son développement l’Islam a connu différentes écoles de pensées, différentes approches et interprétations. Il n’existe pas ce que l’on pourrait nommer un ” pur Islam ” ou un Islam ” ahistorique ” qui serait en dehors du cours de l’histoire. La religion, comme tout phénomène humain, doit être appréhendée en relation avec son contexte. De l’autre coté, la modernité n’est pas non plus un phénomène unifié. Elle a fait elle aussi l’objet de différents courants de pensée et de différentes interprétations. Il n’existe pas une seule modernité mais une pluralité de modernités. Nous les musulmans, nous devons reconnaître que nous vivons dans ce monde moderne, que nous le voulions ou non, même si ce dernier n’est pas homogène Les quatre piliers de la modernité (concepts, conceptions, moyens, finalités) nous permettent d’avoir une lecture plurielle et hétérodoxe du monde et de la vie moderne. Cette diversité nous fournit un regard nouveau sur les concepts de Dieu et de la prophétie, sur les finalités contemporaines comme le bonheur, la signification de la vie… Par ailleurs, la modernité ne saurait être une unité cohérente. Elle fait l’objet de crises, de paradoxes et de contradictions. Mais tout cela est naturel dans la vie moderne.

-Etudes-Musulmanes : En parlant des paradoxes et des contradictions de la modernité, comment considérez-vous les mouvements et les gouvernements qui tentent d’établir un ordre politique et social islamique afin d’éviter les implications de la modernité ?

-A.K. Soroush : Ce dont vous parlez ici est ce qu’on appelle le phénomène de l’Islam politique, perceptible dans différentes régions du monde. Il n’est pas étonnant qu’une fois au pouvoir, les mouvements islamistes en question imposent aisément leur vision de l’Islam dans le monde. Cela parce que les musulmans ont encore de grandes difficultés à faire face aux legs de la modernité. Pour beaucoup d’entre nous, cette dernière est perçue comme étrangère à notre culture et nos valeurs. Au cœur de la modernité se tient un scepticisme épistémologique qui conduit à une certaine démystification de l’homme. Cela se caractérise par le questionnement de tout ce tout ce qui a été jugé jusqu’ici cher et inviolable. La modernité ouvre la voie à la pluralité et à la diversité, mais elle constitue aussi un défi colossal dans la manière de considérer le passé.

-Etudes-Musulmanes : En quoi cette compréhension moderne du monde diffère-t-elle de celles qui l’ont précédée ? Et pourquoi est-elle perçue comme une menace par certains ?

-A.K. Soroush : La modernité en tant que telle ne constitue pas un réel problème pour les musulmans conservateurs. Ce qui devient un problème c’est l’effet que quelques idées modernes ont sur nous. Prenons l’exemple des concepts de sécularisation et de droits de l’homme. La sécularisation repose sur les notions de droits, notamment de droits individuels, tels le droit de parler, d’apprendre, de penser, de travailler, d’agir, etc…, des droits qui nous amènent à une nouvelle compréhension de la subjectivité humaine fondée sur les notions d’agents libres et raisonnables. Cela peut vous sembler normal, mais nous devons nous rappeler que le langage du droit est complètement différent du langage religieux au sens traditionnel, lequel repose sur la notion de devoir. Le langage du Fiqh (jurisprudence musulmane), par exemple, est une science d’obligations et non de droits. Ici se situe la différence centrale entre le mode de vie traditionnel du passé et la manière d’être d’aujourd’hui. Dans le passé, l’individu se devait d’être religieux ou moral. La notion traditionnelle de Dieu était presque toujours tyrannique : l’Etre suprême qui exigeait dévotion et amour aux hommes quel qu’en soit le prix. C’était un Dieu d’obligations et de devoirs. Mais aujourd’hui, nous pensons qu’il est de notre droit d’être religieux et d’exprimer nos convictions religieuses ( comme nous considérons comme un droit de ne pas être religieux ). Notre vision de Dieu a également changé, car nous estimons que c’est notre droit de l’adorer et de lui montrer notre amour librement. Dieu aujourd’hui est perçu comme un Etre de droits, proche de chaque croyant. Ainsi, alors que nos engagements et activités peuvent rester semblables, notre manière de les appréhender a radicalement changé.

-Etudes-Musulmanes : Qu’implique cette nouvelle perspective ? Pourquoi est-elle devenue un problème pour tant de musulmans dans la vie moderne ?

-A.K. Soroush : Les idées différentes portées par le monde traditionnel et par le monde moderne peuvent conduire à des ruptures. Dans plusieurs situations, il s’avère impossible de concilier les idées et les valeurs du passé avec celles du présent. Les évolutions de la modernité ne peuvent s’expliquer à partir des valeurs et des visions traditionnelles. Quand elles se produisent, nous sommes confrontés à une crise. Mais nous vivons tous dans l’époque moderne et personne ne peut rien contre cela.

-Etudes-Musulmanes : Quand vous dites que certains musulmans ont un problème avec la modernité, vous avez apparemment à l’esprit des acteurs bien spécifiques. J’imagine que vous parlez de la fraction la plus conservatrice des oulémas traditionnels et autres fonctionnaires religieux musulmans. Pourquoi les oulémas, qui par le passé ont été les grands défenseurs de l’intégrité de l’Islam, sont-ils devenus le plus grand obstacle à la modernité ?

-A.K. Soroush : Comme vous le relevez si justement, nous ne devons pas oublier le rôle joué par les oulémas dans le passé. Il est vrai qu’ils ont été les premiers à protéger l’Islam quand ce dernier s’est trouvé en état de crise. Les efforts des oulémas pour sauvegarder la structure discursive de l’Islam, aussi bien contre les attaques externes que face aux dissensions internes, ont constitué les principaux facteurs qui ont permis à l’Islam de garder sa cohésion et sa cohérence à travers les siècles. A cause de cela, nous pouvons comprendre que le mode de pensée religieux du passé a été nécessairement réactif et conservateur. Mais si les oulémas ont sans doute préservé la cohérence discursive et l’unité des enseignements islamiques, ils ont été aussi ceux qui ont fermé les portes de l’ijtihad ( l’effort personnel d’interprétation ) et ont ainsi en partie mis fin à la pensée critique dans l’Islam. Les oulémas, qui étaient responsables de la conservation de la pensée religieuse, de la philosophie, de la Loi et de l’histoire, sont devenus de plus en plus conservateurs au fil du temps. Malheureusement, cette manière de penser n’a pas beaucoup changé. Les oulémas traditionnels n’ont pas adapté leur mode de penser, malgré les événements majeurs sociaux, politiques et économiques qui sont survenus dans le monde musulman. C’est pour cela qu’en Iran par exemple, nous vivons encore sous la domination des mollahs et des oulémas. Même un siècle après la révolution constitutionnelle de 1905, ceux-ci parlent encore le même langage d’obligations et de devoirs. Quand ils parlent de religion et des affaires religieuses, il est clair que leur vision du monde est enracinée dans le passé, et leurs conceptions de Dieu, de la dévotion religieuse et de la foi, s’appuient toutes sur des notions traditionnelles d’obligation morale vis à vis de Dieu. Malheureusement pour nous, la plupart des oulémas restent très conservateurs dans leurs perspectives et sont engagés dans une herméneutique conservatrice. Ils passent leur temps dans des discussions infinies sur des questions de doctrine et de théories légalistes, tandis que leur approche des défis de la modernité reste réactive. Leur appréhension du monde moderne s’avère plus politique que philosophique ou rationnelle. Ainsi ils ne peuvent répondre de manière critique et intelligente aux défis de la modernité.

-Etudes-Musulmanes : Que pensez-vous des nombreuses tentatives menées par les oulémas conservateurs et par des leaders politiques, pour réintroduire une certaine forme de politique islamique néo-traditionnelle dans le monde d’aujourd’hui ? Nous sommes témoins, par exemple, du renouveau de certaines formes conservatrices du soufisme dans des cercles politiques, cela dans de nombreuses régions du monde musulman contemporain. Des leaders musulmans et des oulémas s’efforcent de construire des systèmes politiques basés sur les notions traditionnelles de loi, d’ordre et de devoirs. On a vu, ainsi, l’émir des Talibans en Afghanistan, prétendre qu’il recevait des visions en songes, et ses loyaux disciples se sont montrés prêts à les interpréter.

-A.K. Soroush : Nous devons faire très attention à toutes ces expériences islamistes contemporaines. On doit se souvenir, notamment, qu’il existe dans toute une partie de la tradition soufie une tendance autoritaire très forte qui s’est déjà manifestée à de nombreuses reprises dans le passé. En raison des difficultés manifestes rencontrées dans le monde musulman aujourd’hui, où le pouvoir étatique est lourdement supporté par les gens, toute tentative de traduire le soufisme en politique ne peut qu’aboutir à un ordre autoritaire. Le cas du ” Vileyet ul-Faqih ” ( le concept d’autorité des jurisconsultes ) en Iran est un bon exemple. C’est un concept qui tire son origine du discours soufi. Dans le passé nous avons ainsi assisté à l’utilisation du discours soufi par des dirigeants musulmans, comme un discours de légitimation de leurs régimes. Des dirigeants autoritaires ont pu alors s’imposer comme des leaders spirituels. Nous devons désormais être très prudents en face de toute tentative de traduire des concepts traditionnels ( tels ceux de pouvoir, de loi, d’ordre ou d’obligations ) dans le contexte des réalités politiques d’aujourd’hui.

-Etudes-Musulmanes : Dans ce contexte, qui sont ceux qui peuvent faire face aux défis de la modernité ? Qui peut mener le processus d’engagement dans la vie moderne ?

-A.K. Soroush : C’est là qu’interviennent les intellectuels musulmans modernes. Par ce terme je ne désigne pas ceux dont l’attachement à l’Islam ou à la modernité est simplement nominal, ceux pour qui la référence à l’Islam se réduit à quelques citations ou expressions. Ce ne sont pas non plus ceux qui pensent la modernité à partir seulement de quelques unes de ses lignes de force comme la défense du consommateur ou le développement matériel. Je désigne comme ” intellectuels musulmans ” ceux qui sont versés aussi bien dans les études islamiques que dans l’étude de la modernité et de sa complexité. L’intellectuel moderne musulman est, dans un sens, une espèce hybride. Il est apparu dans l’espace frontalier où se côtoient les idées modernes et la pensée traditionnelle. Nous avons assisté et nous assistons à l’émergence de ces figures intellectuelles dans de nombreux pays musulmans qui ont expérimenté les effets de la colonisation et l’introduction d’un système pluriel économique et éducatif. Ces intellectuels sont à l’aise à la fois dans le monde traditionnel et dans le monde moderne. Le penseur musulman moderne n’est pas intimidé par la vaste tâche qui consiste à rechercher dans la pensée religieuse des réponses critiques et des solutions pour le présent. Un tel intellectuel est davantage apte à exécuter cette tâche, car il n’est pas le produit d’un système traditionnel éducatif étroit et rigide. Il n’est pas lié par des normes traditionnelles et des règles d’activité religieuse discursive, parce qu’il ne fait pas vraiment partie de cette tradition étroite. A la différence des oulémas traditionnels qui n’iront jamais au delà de l’aspect littéral du texte, l’intellectuel musulman moderne est capable de lire de manière plus profonde le texte par une approche critique et imaginative.

-Etudes-Musulmanes : En parlant ainsi, n’êtes-vous pas en train de préconiser une lecture ” libre ” des textes religieux ?

-A.K. Soroush : Certainement pas ! Mais j’appelle à une lecture critique du corpus de textes islamiques et de la doctrine, pour que nous puissions commencer à nous libérer d’une certaine conception de dogmes liés au passé, qui étaient appropriés à une certaine période dans l’histoire islamique mais qui ne le sont plus guère aujourd’hui.

-Etudes-Musulmanes : Si nous résumons, quel rôle doit jouer, en retour, l’intellectuel musulman dans l’interrogation de la modernité ?

-A.K. Soroush : Comme je l’ai dit précédemment, ni l’Islam ni la modernité ne sont monolithiques : ils sont ouverts aux questionnements. Le processus d’interrogation a déjà commencé dans le cas de la modernité. Ainsi que nous l’avons vu ces dernières décennies, une interrogation critique et une réévaluation des revendications de la modernité ont été effectuées en Occident. Grâce à la théorie critique post-moderne nous savons que la modernité n’est pas innocente, qu’elle n’est pas non plus une culture aveugle quant aux objectifs qu’elle revendique. Mais, au moins, les intellectuels occidentaux ont permis le développement d’une attitude critique à l’égard de la modernité en tant que phénomène. Les positions de l’intellectuel musulman moderne peuvent servir les besoins des autres communautés quand celui-ci commence à questionner et à repenser simultanément les prémices du discours islamiste et ceux du discours de la modernité. L’intellectuel peut aussi montrer au monde non-musulman la complexité de l’Islam, une fois qu’il aura fait émerger à la surface la dynamique interne du discours musulman, un discours pluriel que l’on a fait taire ou que l’on a voulu supprimer depuis longtemps. Ainsi, notre compréhension collective de l’Islam sera élargie et enrichie.

-Etudes-Musulmanes : A vous entendre, le monde musulman n’a qu’un choix limité. Pour nous échapper de la strangulation que nous imposent autant des dogmatiques conservatrices que modernes, nous avons grand besoin d’une pensée imaginative et critique de la part de nouveaux intellectuels musulmans.

-A.K. Soroush : En effet, à l’heure présente nous n’avons pas beaucoup de choix possibles. Le monde musulman se trouve coincé entre, d’un côté, des Etats et des gouvernements qui se présentent comme laïcs ou sécularisés quant à leurs orientations, et, d’autre part, des oulémas aux visées conservatrices. Le devoir et la tâche de la réforme pèsent dès lors lourdement sur les épaules de l’intellectuel musulman moderne, qui doit conserver une attitude critique au milieu de ces deux réalités.

Read this article in english : The Responsibilities of the Muslim Intellectual in the 21st Century.

Source : Etudes musulmanes