Le duel Khlif/Charfi ne nous concerne pas.
Le régime est un faux rempart contre l’islamisme. Ainsi commence le texte d’une supercherie qui se veut pétition et qui, malheureusement, a rassemblé les signatures de certaines figures de la société civile tunisienne que nous avons longtemps aimées et respectées.
Supercherie, puisque les signataires de ladite pétition ont usé à leur tour de ce qu’elles venaient juste de condamner chez le Cheikh Khlif : elles ont déformé et sorti de leurs contextes les propos dudit Cheikh. Imposant aux lecteurs une interprétation fallacieuse, elles ont voulu nous forcer à croire, comme si nous étions incapables de comprendre l’arabe ou de saisir le lexique religieux, qu’il y avait eu un appel de lynchage de la part du Chiekh Khlif. En réalité et comme l’avaient constaté les jeunes au cours de leur débat sur le forum de Tunezine, il n y a eu aucun appel au lynchage comme le prétendent les signataires de la pétition. L’Imam Khlif a simplement dit : « Ô Dieu, cet homme [Charfi] est ton esclave. Nous ne l’insultons pas et nous ne le maudirons pas, nous n’appelons pas à son meurtre comme avait fait Khomeyni avec Salman Rushdie. Toi, Tu as dit et Ton Jugement est véridique : Ô Dieu, Tuteur des croyants ; Ô Dieu, Tu es notre tuteur ; nous nous plaignons de lui auprès de Toi. Si Tu veux, Tu peux accélérer sa punition en ce monde ; si Tu veux, Tu renvoies sa punition au Jour du Jugement Dernier ; et si Tu veux, le punir à la fois ici-bas et dans l’au-delà. »
Lorsque le Cheikh Khlif s’est fié à Dieu à la fin de son deuxième serment, il a fait cela selon une formule d’oraison, tirée du Coran et appelée prière coranique (do’â corânî), que tous ceux qui ont acquis un minimum de savoir religieux islamique connaissent. Cette oraison (Do’â) est basée sur la vision islamique du châtiment divin selon laquelle Dieu peut ajourner le châtiment au Jour du Jugement, comme Il peut le dépêcher ici-bas ou le partager entre l’ici-bas et l’au-delà et cela selon le principe de la miséricorde divine. Certes, aux yeux du Cheikh, Charfi est condamnable, mais on n’est pas ici dans un débat théologique pour se prononcer sur un tel sujet qui d’ailleurs échappe à la gauche de par sa prétention agnostique. Lyncher, selon la définition que donne Larousse veut dire : exécuter quelqu’un sommairement, sans jugement régulier, en parlant d’une foule, d’un groupe. En aucun cas on ne peut tirer du serment du Cheikh un appel à ce genre d’acte. Prétendre le contraire c’est induire les gens en mensonge et c’est se moquer de leur capacité à saisir le sens des mots.
Ce qui nous intéresse le plus dans cette pétition c’est la logique qui a dicté la date de sa parution ainsi que sa philosophie sous-jacente. Le ton a été donné, et cela depuis le titre : le régime est un faux rempart contre l’islamisme. Donc, le vrai enjeu est d’être un rempart contre l’islamisme, et pas plus. Cela est du super classique, un chwingum mâché à chaque fois que la gauche radicale sent l’opportunité de gagner du terrain et d’attirer l’attention de son très convoité Occident, sensible par nature à de telles « sonnettes d’alarme » anti-islamistes. Si le régime de Zaba n’est pas en mesure d’assumer sa tâche de barrer la route à un islamisme, « rampant » selon le texte de la pétition -c’est ce que la pétition suggère-, et, s’il s’avère qu’il est en train de « manipuler l’islamisme » tout « en excluant les démocrates », les signataires et derrière elles les autoproclamé(e)s démocrates, la gauche radicale à sa tête le protégé et le très innocent Charfi seront le vrai rempart avenir contre l’Islamisme. Pourtant, force est de constater que ni l’islamisme ni les islamistes tunisiens n’ont rien à voir dans ce duel. Cette volonté d’entraîner les islamistes dans un spectacle politique de qualité inférieure et qui ne concernent que le régime et deux de ses marionnettes, en l’occurrence la gauche ministrable menée par Charfi et l’Imam Khlif représentant de l’Islam du palais (islam al-bilât), n’est qu’un piège de plus dressé par le pouvoir à la « volonté du front uni » qui est en train de véhiculer le discours de certains leaders sincères de « l’attitude oppositionnelle. », comme Moncef Marzouki, Salah Karkar, Ameur Larayed, Mokhtar Yahyaoui et les jeunes acteurs de la cybversion qui forment la nouvelle dynamique menaçant de basculer l’ancienne et la très érodée mascarade politique de cette opposition élitiste et opportuniste. Malheureusement, les yeux fermés, tant aveuglée par le sectarisme, une partie de la gauche s’était précipité dans le piège du régime.
Loin de moi l’idée de défendre Cheikh Khlif ni Mohamed Charfi ; je les mets tous les deux dos à dos. D’un côté, le Cheikh Khlif est indéfendable parce qu’il il est un ouléma du palais (’Alim bilât), qui a été certainement instrumentalisé par le pouvoir pour desserrer, de la façon la plus naïve, l’étau qui est en train de se resserrer sur un régime décrédibilisé quotidiennement par ses procédés mafieux et despotiques. Le prophète (sur lui la paix) avait prévenu que « le pire des oulémas est celui qui rend visite aux émirs, et le meilleur des émirs est celui qui rend visite aux oulémas. »[1] Dans son interprétation de cette tradition, le mystique Djalâl al-dîn Rûmî notait que « le pire des savants, c’est celui qui obtient une aide de la part des princes ; sa renommée et sa situation dépendent de ces derniers et sont dues à la crainte que ceux-ci inspirent. »[2] Sur cette base, Cheikh Khlif, et sans s’en douter de ses bonnes intentions qui dans le domaine politique se transforment souvent en désastres, est en train de rendre un service précieux à Zaba. Non pas parce qu’il a condamné Charfi, mais parce qu’il a donné une chance à d’avantage de fissures entre les différents courants idéologiques censés construire l’indispensable front.
De l’autre côté, le cas Charfi pose un problème puisqu’il ne s’agit pas d’un simple penseur ou d’un « réformateur » comme on a tendance à le présenter, qui évolue dans le domaine intellectuel. Non. Charfi, comme l’avait remarqué Abdou Filali-Ansary a « mis la main à la pâte. »[3] Et quelle pâte ! Une pâte faite de sang, de larmes, de prisons, d’exil et d’atrocités jamais enregistrées dans une Tunisie célèbre par la tolérance de ses habitants. Rappelons ici que l’extrémisme violent est le produit du pouvoir Zaba, dont Charfi était l’un des idéologues, et non celui des islamistes majoritairement modérés et pacifistes qui dès le début de leur mouvement ont exclu le recours à la violence comme moyen politique. Dans un souci de faire peur à cette illusoire communauté internationale qui ne vient qu’au secours des gouverneurs, la pétition gonfle la réalité et parle exagérément « des morts » de l’attentat de Bab Souika et des « bombes » dans les hôtels oubliant comme s’ils n’existaient pas les morts d’islamistes innocents dans les prisons et les fabriques de tortures sous les ordres d’un régime auquel appartenait Charfi.
Pourquoi les propos de Mohammed Talbi qui a osé appeler carrément à l’abandon de la charia et qui a dit haut et fort « Seul le Coran m’oblige »[4] écartant ainsi la tradition, passent inaperçus voire ils inspirent du respect alors que ceux de Charfi irritent tout le monde, à l’exception notoire de son camp et de ceux qui ignorent ou minimisent la réalité de l’historique de son soutien à l’oligarchie de Zaba. C’est dans la réponse à cette question que réside la complexité du cas Charfi : il n’est pas politiquement vierge. A l’instar du Cheikh Khlif, il a été lui-même instrumentalisé par le régime pour passer sa stratégie anti-islamiste. Tendancieux, Charfi n’a ni la taille de se présenter comme un penseur réformateur, ni celle d’un opposant politique aux positions principielles. Et cela est l’avis de toutes les victimes de l’oppression. Malheureusement pour lui, personne n’est prêt à oublier ses prises de position et son soutien infâme à la dictature. Personne n’est prêt à oublier comment il s’était acharné « culturellement » sur les islamistes alors que ceux-ci n’avaient pas droit de réponse.
« Quand j’ai accepté d’être son ministre, c’était des années de liberté. J’y ai cru, et j’ai plongé, je le reconnais. Est-ce que j’étais naïf ? Peut-être. Certains me le reprochent encore, c’est leur droit, mais je crois qu’ils sont de moins en moins nombreux »[5] avait répondu Charfi sur un ton optimiste, mais toujours naïf, à une question portant sur son soutien à Ben Ali. Des années ont passé et les blessures politiques sont, comme le veut l’histoire de l’humanité, toujours les plus difficiles à disparaître. Charfi, ce « cadavre qui pue la collaboration [et que] personne n’osait le déterrer »[6] comme disait de lui Taoufik Ben Brik, espérait, peut-être, profiter de cette attention qu’avait portée sur lui le louche serment de Cheikh Khlif et la frivole pétition des autoproclamés démocrates, pour insuffler un nouveau souffle dans sa vie politique en faillite et s’attirer l’attention et la solidarité de l’Occident sur les dangers qu’encourent ce nouveau ” Khair-eddine tunisien”
« A cet imam, on a donné carte blanche pour donner libre cours à ses outrances. » disaient les signataires de ladite pétition. Ils ont oublié l’autre carte blanche, celle qui a été donné auparavant à ce même Charfi pour mener sa politique jugée outrancière par une bonne partie de la population tunisienne alors soumise à la peur et à l’arbitraire. « En 1989, Ben Ali nomme le président de la ligue des droits de l’homme, Mohamed Charfi, ministre de l’éducation. Il lui donne carte blanche pour réviser les manuels scolaires. Une équipe de quatre cents personnes s’est mise au travail et a tout bouleversé. La ligne de conduite a été l’esprit d’objectivité, de modernité et de démocratie. Comme a dit Mohamed Charfi qui, une fois ce travail terminé, a démissionné : « Les élèves tunisiens sont aujourd’hui vaccinés contre toutes les formes d’intégrismes. On leur enseigne le doute scientifique, l’évolutionnisme, Darwin, le Big bang, le respect de la femme, l’histoire de l’islam et du monde arabe où on s’en tient aux faits. »[7] Curieusement, ce n’était ni en Algérie, ni au Maroc, mais en terre tunisienne qu’un jeune « vacciné » et formé sous la réforme bénite de Charfi a commis la première opération kamikaze « maghrébine ».
« Le grand malheur, c’est qu’en voulant combattre un islamisme éclairé, tolérant, disposé à se remettre perpétuellement en question, l’Etat tunisien va être, à terme, responsable de l’éclosion d’un islamisme intolérant, dur, obscurantiste, imbu de lui-même. Les années 1980 ont été le théâtre d’un grand brassage d’idées, surtout au niveau universitaire, grâce à une certaine liberté et malgré d’assez fréquentes et parfois très violentes prises de bec, aussi nécessaires que bénéfiques, entre essentiellement islamistes et gauchisants, sans oublier les nationalistes et autres démocrates. »[8] Malheureusement, ce constat ne fait pas l’unanimité au sein de l’opposition tunisienne. Fidèle à sa tradition, « l’élite tunisienne » condamne en vrac l’islamisme et ne fait aucune différence entre modérés, progressistes, libéraux et démocrates. Certainement qu’il y a des maux au sein de l’islamisme qui doivent être débattus voire combattus, mais aller combattre et criminaliser toute une tendance de cette énormité, de cette diversité, de cette emprise sur les populations locales et de cette influence sur les politiques nationales, régionales et internationales revient à fermer les yeux sur une réalité de plus en plus explosive. « Nous constatons simplement l’existence de mouvements puissants, d’essence politique, qui se réclament de la religion musulmane pour revendiquer des valeurs stables, éternelles, intangibles face à des valeurs dont l’Occident lui-même est en train de reconnaître la contingence. »[9] disait l’éminent Mohammed Arkoun, et c’est de ce constat que les « élites tunisiennes » peinent à saisir l’importance. Pourtant les spécialistes de l’islam politique et de l’histoire musulmane l’ont compris. Des intellectuels occidentaux sont entrain d’élaborer un travail critique avec des penseurs musulmans (certains sont comptés sur l’islamisme) pour sonder ce phénomène loin des surenchères élitistes et autosuffisantes chères à cette gauche de pacotille. Nous avons à l’esprit le travail conjoint de Tariq Ramadan et d’Alain Gresh : « L’Islam en questions » , de Farhad Khosrokhavar et d’Olivier Roy : « Iran : Comment sortir d’une révolution religieuse ». Au Machrek, les islamistes font, depuis déjà des années, partie intégrante de l’opposition et forment avec les nationalistes, les marxistes et les libéraux un front uni. Les expériences libanaise, palestinienne, jordanienne, égyptienne, et irakienne, peuvent constituer une base de données pour l’apprentie opposition tunisienne, pauvre en culture politique. Les élites du Maghreb, trop influencées par la « laïcité à la française » et envenimées par l’autosuffisance n’ont pas encore réussi à dépasser ce clivage qui menacera la cohésion et l’union nationale.
Sommes-nous condamnés à nous affronter pour le reste de notre existence ? Sommes-nous incapables de créer les bases d’un consensus nous permettant d’évoluer vers une étape transitoire de cohabitation intellectuelle et culturelle où chacun exercera avec l’autre son droit à l’existence et à l’expression ? Il nous faut désormais apprendre, et cela parait nécessaire, le réalisme politique ( à ne pas confondre avec la real politik version américaine) pour admettre que l’islamisme comme toutes autres tendances sont des éléments constituants de notre social. Il n’y aura pas de démocratisation du monde arabe sans la participation de l’islamisme. C’est une vérité infranchissable. Mais, est-ce que l’islamisme est capable de s’adapter à la démocratie et de croire que la souveraineté du peuple est peut-être compatible avec celle de Dieu ? Ceux qui ont déjà répondu négativement à cette question et ne sont pas prêts à réviser leur lecture et les outils de leur lecture seront les vrais obstacles à l’ouverture politique. Mais, les vraies réponses à de telles questions ne seront possibles que dans le cadre d’un débat, qui aurait le mérite de nous permettre de nous libérer des cadres dans lesquelles nous nous sommes emprisonnés. Nos propres cadres de pensée sont les premières des tyrannies auxquelles nous sommes confrontés et que nous sommes tenus de combattre. Au sein de ces cadres, le langage occupe une place centrale.
« La nouvelle tyrannie, à l’instar d’autres tyrannies, dépend dans une large mesure d’un abus systématique du langage. » [10] Ces toutes petites tyrannies, celles du langage forment malheureusement les outils du discours dit progressiste de la gauche radicale qu’on retrouve dans le texte de cette toute petite pétition : « démons obscurantistes », « intégriste », « islamisme », « démocrates », « appel au lynchage », « Une ligne rouge a été franchie », « sonnette d’alarme », « imam réactionnaire de la pire espèce », « rempart contre le fondamentalisme religieux », « bombe à retardement », « manipulation des islamistes pour affaiblir le mouvement démocratique », « fanatisme et anathème » Ce sont les mots-clés de cette toute petite pétition. Des mots-clés qui sont pourtant les statuettes de l’idéologie de cette gauche qui battit tout ce qui reste de son « projet politique » sur le fantasme d’être une entité de progressistes au sein d’une société assiégée par un pouvoir despotique et des obscurantistes moyenâgeux. Elle a besoin de ce fantasme pour se retrouver une position, un rôle et une tyrannie de langage.
Des mots, des formules et des adjectifs qui nous empêchent de penser, de douter et qui nous infligent une vision venant à bout de la vérité. Ces termes font abstraction de la réalité, et c’est ainsi qu’ils deviennent des toutes petites tyrannies. Reconquérir le langage, abandonner ces cages sont les premiers objectifs qu’une nouvelle culture politique tunisienne se doit fixer.
Notes :
[1] Voire l’Imam Ghazâlî, Ihyâ ’Ulûm addîn ( la revivification des sciences de la religion) édition du Caire, vol .I, p. 51.
[2] Djalâl al-dîn Rûmî, Fîhî-mâ-fîhî ( Le Livre du Dedans), traduction d’Eva de Vitray-Meyerovitch, éditions Albin Michel, 1997, p.25.
[3] Abdou Filali-ansary, Réformer l’islam ? une introduction aux débats contemporains, éditions La Découverte, Paris, 2003, p. 221.
[4] Seul le Coran oblige, entretien avec Mohamed Talbi, par Catherine Farhi, Le Nouvel Observateur n°1965. 4 juillet 2002.
[5] Entretien avec Mohamed Charfi, tête de file de l’opposition en Tunisie, par Florence Beaugé, Le Monde du 27 mars2001.
[6] Taoufik Ben Brik, Charfi, le faux sauveur de Tunis, Libération du 29 mars 2001.
[7] Tahar Ben Jelloun, Pour sortir de la malédiction, Le Monde, du 3 novembre 2001.
[8] Quel avenir pour la jeunesse tunisienne ? Decepticus mercredi 13 novembre 2002, Reveiltunisien.
[9]Mohammed Arkoun, Islam et Europe : mortelle amnésie, Le monde du 14 décembre 2001.
[10]John Berger, Où sommes-nous ? , Le Monde diplomatique, février 2003
* Caricature d’après une originale de Omayya Joha
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