Nous donnerons le point de vue de deux penseurs érudits sur le rapport Islam-Occident, l’algérien Mohammed Arkoun (Université de la Sorbonne-Paris) et le marocain Mohammed Abed El Jabri (Université de Rabat) pour terminer avec une interrogation sur l’avenir d’une coexistence qui demeure toujours une présomption, vu la montée implacable de la xénophobie.

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partie 1

« Il n’y a rien d’aussi “autre” que ma mort, index de toute altérité. Mais rien non plus ne précise mieux la place d’où je puis dire mon désir de l’autre, ma gratitude d’être -sans garant ni bien à offrir- reçu dans le langage impuissant de son attente ». [Michel de Certeau (1925-1986)]

Il ne passe pas un événement dans le monde d’aujourd’hui, dans un espace géographique et géopolitique important, sans qu’il n’évoque le langage de l’affrontement et du conflit, comme si la soif de susciter les discordances et temporiser la paix devait primer en dépit des discours emphatiques, mais pas sans fourberie implicite, hissant les slogans de la paix et de la démocratie. Non seulement le langage politique et idéologique obstiné, mêlé de tendances xénophobes et ethnocentristes, qui prolifère incessamment, mais aussi le discours dit « mythique » qu’on avait jusque-là écarté et décimé au nom de la raison est accaparé pour justifier l’injustifiable et briser l’intraitable. Ce discours « mythique » qui pourrait justifier tant de mots offensifs et tant de maux irrémédiables va dans le sens de ressusciter les prophéties et les hyperfuturismes millénaires (comme « Nostradamus »). Il ressuscite les sensibilités conflictuelles et les ressentiments mutuels qui ont longuement jalonné l’histoire des invasions, des croisades, des expansions, des colonisations, des attaques et des contre-attaques, mais aussi des représentations stimulées, des images exaspérées et des icônes modelées. Dans cet imaginaire quasiment baroque, mythe et réalité s’entrechoquent et s’interpénètrent donnant naissance à une forme de discours « hyperréel » si nous faisions référence à Jean Baudrillard (1), l’un des éminents représentants de la pensée postmoderne. Peut être le sujet le plus sensible et le plus âpre à aborder est le rapport que l’Occident entretient avec les autres cultures, l’islam faisant partie. Nous allons voir que la perception que l’un fait de l’autre répond à une logique passionnelle dépourvue de toute intelligence et ceci se voit clairement dans le discours virulent qui foisonne et prolifère de part et d’autre. On assiste plus à la publication de livres sur l’arrogance occidentale et sur l’intégrisme islamiste que sur l’histoire critique des idées religieuses et politiques dans les deux aires respectives. En réalité, le discours scientifique institutionnalisé au profit d’une intelligence politicienne restreinte et bornée n’a pas su passer son message outre les abus et les interprétations fallacieuses pour justifier un acte comme l’ingérence et les sanctions économiques ou juger un comportement en accusant une religion de favoriser l’intégrisme. Et la conscience moderne dans tout cela ? Une simple errance dans l’archipel des opacités individualistes.

Nous donnerons le point de vue de deux penseurs érudits sur le rapport Islam-Occident, l’algérien Mohammed Arkoun (Université de la Sorbonne-Paris) et le marocain Mohammed Abed El Jabri (Université de Rabat) pour terminer avec une interrogation sur l’avenir d’une coexistence qui demeure toujours une présomption, vu la montée implacable de la xénophobie.

« l’Islam attend de l’Europe qu’elle réintègre l’espace méditerranéen et son univers de sens et de valeurs » [M.Arkoun].

Le Professeur Arkoun représente, selon nous, le bon médiateur du dialogue Islam-Occident, vu sa carrière d’islamologue chevronné et fin connaisseur de la pensée islamique et occidentale. Il parle de l’attente non pas en tant qu’ « affectivité » psychologique, mais en tant qu’ « effectivité » dialogique, car l’intériorié de « l’attente » (comme disait Martin Heidegger) passe aussi par l’extériorité de « l’entente » si chère à Hans-Georg Gadamer (2), c’est-à-dire le dialogue positif et fructueux. L’existence dans le monde (« Dasein ») ne peut être sans rapport à l’altérité (« Mitsein »). C’est ce « Mitsein » et cette « coexistence avec.. » qu’il serait, désormais, préférable d’approfondir et de promouvoir.

Délimitations terminologiques sont indispensables pour savoir ce qu’on entend par “Islam” et par “Occident” afin de dissiper toutes les nuées subconscientes et noosphériques (3) qui aliènent la conscience moderne du savoir rudimentaire du public au savoir complexe et érudit de l’élite intellectuelle. La première tâche qui demeure nécessaire est de “désidéaliser” ces concepts de “Islam” et de “Occident” qui planent encore dans des conceptions métaphysiques et universalistes : « Des progrès restent à faire, écrit Mohammed Arkoun, pour émanciper le regard, les interprétations, la conceptualisation de l’a priori théologico-idéologique que l’Islam est un monde “oriental,” irréductible à tout autre, radicalement opposé à l’Occident et au christianisme, par des enseignements, des attitudes mentales essentialisées, substantifiées, rigidifiées par la double action répétitive du discours islamiste contemporain et d’un historicisme positiviste persistant quant il s’agit précisément de l’Islam ». Comme le montre Arkoun dans d’autres études intéressantes, le monde arabe et islamique (arabo-turco-iranien) n’est pas « Orient » au sens que lui prêtent les études faites dans l’espace occidental. Il considère que la dualité Occident/Orient a été soumise aux exigences de l’esprit idéologique et fantasmagorique excluant tous les facteurs d’interpénétration et d’assimilation entre les cultures. Le véritable Orient, selon lui, est l’Asie (l’Inde et la Chine), mais le monde arabo-turco-iranien fait partie de l’Occident au sens géographique et géopolitique du terme ; Occident Nord (Europe) et Occident Sud (Les pays de l’autre rive de la Méditerranée). Occident/Orient était plutôt une dualité de distinction culturelle inspirant un certain « exotisme » et stimulant la perception imaginale, mais les coalitions mondiales et les hégémonies ascendantes ont basculé cette dichotomie vers une conception idéologique, incitant parfois à l”hostilité et l”affrontement sans aucun fondement scientifique. L’Occident désigne un « bloc » géopolitique, géo-économique et géo-monétaire représenté par huit pays (G7+Japon) les plus riches de la planète qui se réunissent régulièrement pour redéfinir la valeur géostratégique et retracer la carte politique, économique et commerciale en fonction de laquelle ils fondent leurs politiques respectives. Ils détiennent, par ailleurs, une suprématie sans partage qui se déploie dans le savoir scientifique, le pouvoir technologique et la puissance économique et monétaire. Il est important, en revanche, de différencier l’Occident de l’Europe. Cette dernière avait vécu une expérience historique unique dans son genre en redéfinissant les frontières nécessaires et suffisantes entre la sphère religieuse et le domaine politique depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen en 1789. Elle se redresse dorénavant en tenant compte des erreurs fatales commises dans les deux guerres sanglantes du 20ème siècle, mais l’exclusion d’univers symboliques et culturels demeure une pratique inflexible pour la seule raison : maintenir l’autre dans la sphère de l’étrangeté radicale. Devant ce chaos sémantique et cette dissémination axiologique, il reste l’univers méditerranéen, le fleuve réunissant les deux rives (les deux espaces culturels) dans un « face-à-face » dialogique comme il avait vu les conflits millénaires dans un « corps à corps » dévastateur. L’islam doit être vu comme phénomène ou fait susceptible d’être étudié et abordé par une intelligence appliquée, issue des sciences humaines et sociales. Il se présente comme facteur radicalement ancré dans l’historicité des comportements politiques et moraux et des créativités culturels et civilisationnels. Son ancrage et sa puissance n’ont été possibles que grâce à l’histoire et à la mémoire édifiées et orientées vers un progrès permanent. Ce progrès s’est stagné et oblitéré le jour où l’islam a perdu sa dimension historique, créatrice et mnémonique au profit d’un immobilisme et d’un repli sur soi paralysants, consolidés par le traditionalisme culturel et le fatalisme religieux, politique et social d’une part et par les agressions et les expéditions extérieures permanentes de l’autre part.

Comment le dialogue « Islam-Occident » pourrait-il se réaliser ? Il faut tout d’abord, comme le préconise M.Arkoun, détruire les vieilles images négatives et désastreuses que se font, mutuellement, les uns et les autres et briser ou, plus ou moins, corriger les préjugés : l’Occident n’est pas ce démon (matérialiste, immoraliste, athée…) et l’Islam n’est pas cette idéologie fondamentaliste et intégriste qui suscite les craintes et les hantises. Ce qui a, essentiellement, tissé cette toile complexe et embrouillée de préjugés négatifs et d’exclusions réciproques sont les « stratégies de puissance » (hégémonie, accaparement des richesses, ordre mondial unidimensionnel) qui l’ont emporté sur les « enjeux de sens » (valeurs culturelles et humanistes, esprit dialogique). Sens et puissance se rivalisent et s’excluent mutuellement. Certains redoutent une inexorable « désoccidentalisation » qui, selon eux, menace l’essence et l’existence de l’Occident. Il n’est pas nécessaire de souligner que ce type de solipsisme, d’autisme et de “raison hégémonique” ne laisse pas passer ce dilemme sans se résigner aux aléas de la puissance au détriment des enjeux du sens. Exemple : déployer des actions humanitaires dans les régions en conflit et parallèlement vendre, furtivement, les armes destructrices soumises au diktat du marché et du marchandage (l’attente de la paix “versus” les stratagèmes de la guerre) ; abonder, emphatiquement, les discours et les slogans sur la démocratie et les droits de l’homme et, simultanément, soutenir les régimes autoritaires reniant les libertés élémentaires pour maintenir les intérêts et, partant, la suprématie en bloc (l’attente de la liberté “versus” les fourberies politiciennes). Cette duplicité, pourtant à l’encontre de l’esprit philanthropique et les valeurs humanistes, nourrit, incontestablement, les images hyperboliques que les anti-occidentaux se font de l’Occident et deviennent ce que nous désignons par “hyper(dia)bolisation,” à la fois diabolisation de l’adversaire et exagération des images et des clichés.

M.Arkoun estime que la construction économique, politique et culturelle de l’Union européenne permet de corriger les préjugés issus, autrefois et naguère, de ce dialogue de sourds entre les deux cultures. L’Union européenne est en mesure de remanier les images déformées et les préjugés figés dans les subconscients communs et réintégrer les valeurs et les symboles disséminés dans l’espace méditerranéen. Reste que l’Europe (*) ne doit pas tourner le dos à la partie sud de la Méditerranée (l’aire géographique et culturelle de l’Islam) pour toute entente dialogique, car notre Mare Nostrum a vécu la succession des civilisations et la cohabitation des monothéismes, des langues et des cultures. Par ailleurs, l’Europe est en train de dépasser le vieux concept de l’Etat National avec ses frontières politiques et ses spécificités culturelles et linguistiques pour s’adapter à un nouveau mode institutionnel, politique et juridique « transétatique » (Parlement européen, libre échange économique, liberté individuelle de déplacement, etc.), le résultat d’expériences historiques communes.

partie 2

« Cette expérience tragique [parlant de l’Algérie] suscitera peut-être dans tout le sud-est de la Méditerranée cet engagement critique toujours attendu pour une relecture radicale du destin passé et futur des peuples méditerranéens, par-delà toutes les errances, tous les dogmatismes, toutes les valeurs supposées, tous les affrontements destructeurs, toutes le exclusions passionnelles qui ont étouffé et différé jusqu’ici l’accomplissement d’une espérance indestructible » (M. Arkoun).

Cet espoir commun à construire et entretenir nécessite, indubitablement, une lecture lucide, responsable et rigoureuse de notre histoire commune et différente ; commune par ses alliances symboliques et topologiques (lieu de mémoire et aire géographique) et différente par ses divergences idéologiques et culturelles. Mais la leçon magistrale que nous devrions tous apprendre c’est que la « différence » culturelle, historique et religieuse ne signifie aucunement le « différend ».

L’univers sémantique (de sens) et symbolique (de valeurs) de la Méditerranée a la tâche de se maintenir face aux hégémonies des puissances planétaires. La lecture radicale du destin passé et futur signifie que toute approche du monde moderne doit prendre pour repère et modèle le seul engagement critique, faisant abstraction de toute référence à une idéologie quelconque, car le recours à de tel dogmatisme borné et restreint emprisonne l’esprit dans des catégories restreintes et exclusives. Si nous analysons de près la perception que la raison islamique et la raison occidentale se font l’une de l’autre, nous constatons que l’entente espérée fait défaut à une attente mal comprise et mal perçue. Les deux raisons, au nom de « je-ne-sais-quoi » (expression que nous empruntons à Vladimir Jankélévitch), ont plus rapport avec leur imagination qu’avec une réalité perceptive basée sur la compréhension et la quête de l’autre et de l’altérité.

Dans cette vision des choses, on ne s’adresse plus à l’autre culture telle qu’elle « se présente », mais telle qu’elle « se représente » dans l’esprit de l’autre. On tisse alors une toile entrelacée de préjugés et d’images exagérées véhiculées par les méfiances, les mises en garde et les affrontements. Bref, on ne s’adresse plus à une « existence effective » d’une culture, mais à sa « réalité fictive ». C’est ainsi que les deux raisons se livrent aux représentations les plus fantaisistes et hallucinantes à tel point que la réalité perceptive et la représentation de l’Autre frôlent les territoires du virtuel et de l’imagé. L’entente dialogique entre les deux cultures pourrait être un espoir réalisé le jour où elles se remettent en question et entament un examen de conscience minutieux et sans faille dépassant les regards préfabriqués et les incriminations échangées.

Le Professeur Mohammed Abed El Jabri, l’un des spécialistes chevronnés d’Averroès, a trouvé chez ce philosophe arabe du 12ème siècle un mode de dialogue pertinent et digne d’admiration. Avant d’exposer ce modèle, il interroge, dans un article (4), certaines idées autour du conflit (présupposé) Islam-Occident, notamment Samuel Huntington, connu pour son essai « The Clash of Civilizations ». Cet essai vient pour confirmer la thèse ethnocentriste de Francis Fukuyama selon laquelle la fin de la guerre froide signifie le triomphe du libéralisme et de la démocratie occidentale.

Le titre métaphorique de Fukuyama « The End of History and the Last Man » annonce la naissance de l’idéologie libérale comme système sociétal et ordre mondial irréfragables. Mais l’Occident ne veut pas flâner tout seul sans créer pour autant un miroir dans lequel il admire sa puissance et maintient sa suprématie. C’est ainsi que l’odyssée occidentale pour chercher ce fameux miroir (un Ennemi Total) a bel et bien commencé. Il n’est toutefois pas évident de briser le miroir (achever l’ennemi) après l’avoir trouvé, car ceci entraînerait l’autodestruction et la fin du « Narkissos ». L’Occident procède donc avec la stratégie de diaboliser l’adversaire, amplifier les images et exagérer les dangers.

« En effet, écrit El Jabri, depuis l’effondrement de l’ex-Union Soviétique, des analystes occidentaux n’ont pas cessé de se demander : ’Après le communisme, qui serait l’ennemi de l’Occident ?’ Comme si la fin d’une guerre, la guerre froide en l’occurrence, n’était que l’occasion pour déclencher une autre ou, en termes philosophiques, comme si le « moi » de l’Occident ne pouvait s’affirmer qu’à travers la négation de l’ « autre ». »

La négation de l’autre pour s’affirmer est une idée principalement hégélienne (du philosophe allemand Hegel), mais la logique du « miroir » empêche d’annihiler l’adversaire, sans quoi la vision narcissique du ’moi’ serait impossible ! « Que serait Rome sans ses ennemis » aurait dit Caton. Huntington estime que l’alliance entre les civilisations confucéenne (la Chine et le sud-est de l’Asie) et islamique, optant pour la modernisation et refusant l’occidentalisation, menace bel et bien les intérêts de l’Occident et risque de mettre en péril son hégémonie invincible.

Compte tenu de cette réalité menaçante, Huntington invite l’Occident à consolider sa puissance militaire et économique en empêchant les pays confucéen et islamique de s’emparer des nouvelles technologies, notamment dans le domaine militaire. Cette allusion stratégique et strictement politique, si brève qu’elle soit, permet de comprendre qu’au niveau épistémologique et scientifique l’Occident risque de voir un fantôme dans le miroir qu’il préfère façonner à sa taille ! Et si l’Occident était cette image réfléchie sur le miroir croyant ainsi que l’adversaire le menace dans son essence et son existence ? Autrement dit, l’Occident est-il la proie d’un terrible autisme ? Un Occident schizophrène ? La thèse des théoriciens du clivage culturel et ethnique, entre autres, laisse entendre que l’affolement et les mises en garde qui s’élèvent de tous les coins de la planète n’ont qu’une seule justification : la possibilité d’être un « malade imaginaire » (pour reprendre la pièce de Molière).

El Jabri s’interroge : « Sommes-nous condamnés à rester prisonniers de cette logique qui ne peut concevoir d’autres rapports avec les autres que moyennant les termes qui font appel à l’hostilité, tels que : péril, choc, conflit, menace, etc. ?. »

Il exprime, en effet, son regret devant cette vision défiante, méfiante et diabolisante dépourvue de toute objectivité et réalisme, car elle émane d’un sentiment excessivement exacerbé autour du rapport Islam-Occident qui, souvent, est interprété en termes de tension et d’affrontement. Il pourrait certes y avoir un conflit inhérent véhiculé notamment par les intérêts et les spécificités culturelles, mais il n’est pas du tout nécessaire de voir dans un conflit normal et naturel une véritable guerre dévastatrice. Comme le préconise El Jabri, les rapports étatiques doivent être une coopération entre des Etats souverains au lieu de se fixer sur la dialectique Maître/esclave, colonisateur/colonisé, exploiteur/exploité qui domine les discours et les imaginaires politiques et sociaux. Cette démarche a prouvé son inefficacité et alimente davantage les thèses fallacieuses et infondées sur l’affrontement culturel sans compter les ingérences au nom de lois universalistes et les chantages économiques par le biais des institutions internationales comme le tout puissant et omnipotent FMI (Fonds monétaire international).

El Jabri propose un modèle efficace à caractère universel qui, durant 8 siècles environs, était ensommeillé dans la pensée d’Averroès. Ce modèle exhorte chacun d’entre nous de comprendre « l’autre » dans son propre système de référence ou bien dans son propre territoire culturel. C’est un modèle réaliste qui s’adresse à l’autre tel qu’il se présente devant nous et non pas tel qu’il est envisagé dans notre esprit (c’est-à-dire l’idée, souvent trompeuse, que nous nous faisons de lui). Ce modèle permet, en effet, de voir, percevoir et dialoguer avec l’autre sans arrière-pensée ou préjugé négatif et fictif aucun. Mais y a-t-il un esprit judicieux pour appliquer ce modèle méthodique ?

Dans sa conférence à Tolède (Espagne) à l’occasion de la création de « la commission d’Averroès pour le dialogue culturel », El Jabri disait qu’il invite incessamment ses compatriotes arabes sur la nécessité de s’identifier à ce modèle grandiose pour toute entente dialogique et ouverture sur le monde moderne. Mais il reconnaît que l’Occident, malgré son intelligence et son progrès civilisationnel, n’est pas plus indulgent que les autres pour se mettre à la place des autres cultures et dialoguer avec elles. L’armada médiatique et cinématographique, foncièrement amalgamante, braquée contre le soi-disant « fondamentalisme », « islamisme », « intégrisme » en est la preuve flagrante. Outre la compréhension de l’autre dans son propre système de référence, El Jabri emprunte à Averroès le principe du droit à la différence. Ni syncrétisme, ni dissension radicale, le respect des frontières et des différences est vivement recommandé. Il permet à chacun de conserver son identité et sa distinction historique, culturelle et raciale tout en oeuvrant pour défendre le dialogue avantageux et positif.

Le troisième principe rochdien est la compréhension au sens de tolérance et d’indulgence. Averroès était soucieux de rendre justice à toute voie qui mène vers la vérité et l’entente, même si cette voie est au détriment de soi-même. « faire justice, écrit Averroès, consiste à chercher des arguments en faveur de son adversaire comme on le fait pour soi-même ». Sa polémique avec Abu Hamid El Ghazali (11ème siècle) lui a permis de fonder une éthique du dialogue, basée sur la compréhension mutuelle et le respect des opinions d’autrui.

Le modèle rochdien par lequel le professeur El Jabri s’identifie demeure donc une « éthique du dialogue » impeccablement tracée au profit de ce nouveau millénaire, en dépit des voix incitant à l’hostilité permanente. N’est-il pas temps d’en finir avec les imaginaires des guerres et d’exorciser les hantises maladives ? Face aux hégémonies nationales, on est aujourd’hui confronté aux chauvinismes, aux ségrégations culturelles et aux suprématies nationalistes et xénophobes. Nous verrons si le discours de la Raison (avec un grand « R ») et des Lumières, revendiqué comme discours de la modernité et de l’éthique équitables, serait en mesure de moraliser les individus comme il était incapable d’empêcher les massacres et les folies des deux guerres sanglantes du 20ème siècle. Ce n’est pas uniquement notre constatation, mais celle des grands théoriciens de la raison occidentale comme Theodor Adorno et Max Horkheimer. Sans sombrer pour autant dans le scepticisme et le nihilisme, faudra-t-il peut être repenser les principes qui déterminent la pratique politique actuelle qui a tendance, aujourd’hui, de s’identifier à un cynisme dévorant au profit du « sacrement » des intérêts économiques et géopolitiques et des mégalomanies culturelles.

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(1) Mohammed Chaouki Zine, « La Stratégie du simulacre. Jean Baudrillard et le sens de l’hyperréalisme » (article en arabe), revue ’Kitabat Mouacira’ (Ecrits contemporains), n°37, mai-juin 1999, Beyrouth-Liban, p.6-11. Cf. aussi Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981.

(2) Martin Heidegger (1889-1976) et Hans-Georg Gadamer (1900), deux éminents philosophes allemands, le premier dans l’existentialisme et le second dans l’herméneutique philosophique. Le 11 février 2000, le philosophe Gadamer (ancien professeur aux universités de Frankfurt et de Heidelberg) avait fêté ses 100 ans.

(3) « Noosphère » composée de « Noos » qui signifie la raison et la couche mentale dans le langage grec et ’sphère’ qui veut dire globe ou domaine.

(4). Cf. Mohammed Abed El Jabri, « Choc des civilisations ou conflits d’intérêts ? », traduit de l’arabe par Mohamed Tozy, revue ’Confluences,’ n°16, hivers 1995-96.

(*) On se félicite de l’existence de Centres de recherche « Maison méditerranéenne des sciences de l’homme »(Aix-en-Provence, France), d’Universités itinérantes (Paris et Rome), de Rencontres d’Averroès (Marseille, France) et d’autres institutions scientifiques en Italie et en Espagne qui traduisent la volonté de renouer le dialogue culturel et associer les deux rives de la Méditerranée dans un travail commun de reconstruction historique, mentale, culturelle et politique

Mohammed Chaouki ZINE est chercheur à L’IREMAM (Institut de Recherche sur Le Monde Arabe et Musulman)

source : oumma.com