Le 8 mai 1945, une manifestation nationaliste à Sétif tourne à l’émeute, puis à la « tragédie inexcusable », selon les termes prononcés le 27 février 2005 par Hubert Colin de Verdière ambassadeur de France à Alger, lors d’un déplacement à Sétif.

On l’a dit, c’est la première fois qu’un représentant officiel français qualifie ainsi ce qui s’est passé à Sétif.
Pourquoi cette explosion subite de violences apparemment gratuites de la part des forces coloniales le jour même de l’armistice qui a mis fin aux hostilités sur le sol européen ? Peur du Gouvernement général de voir un mouvement nationaliste s’étendre à tout le pays ? Pourtant, la revendication des manifestants était fort modeste, elle se limitait à la libération de Messali Hadj, chef du Parti du Peuple Algérien.

Si ‘disproportion’ il y a entre la cause et l’effet dans cette tragédie, cela peut et doit faire l’objet d’interrogation objective et historienne, basée notamment sur les documents d’archives et des témoignages des deux bords.

En attendant on me permettra d’avancer une piste qui pourrait donner un éclairage politique sur cette tragédie.

C’est que le 8 mai 1945 ne correspond pas seulement à la fin officielle des hostilités en Europe, il représente aussi et surtout un moment crucial dans la mise au point des principes politiques qui allaient régir le monde de l’après guerre. En effet, la tragédie de Sétif s’est produite au cours de la tenue de la Conférence de San Francisco réunie du 25 avril au 26 juin 1945 pour rédiger la Charte des Nations Unies. Or, l’un des points cruciaux qui divisent les grandes puissances et qui font l’objet de tractations intenses entre elles lors de la rédaction de la Charte de l’Organisation des Nations Unies, c’est justement le sort des colonies.

En effet, pour des raisons historiques et géostratégiques, les Etats-Unis n’ont pas d’empire comparable à celui de la Grande Bretagne ou à celui de la France. De plus, l’Indépendance des Etats-Unis a été obtenue de haute lutte contre les Britanniques et contre leur autorité coloniale. Il est naturel, dans ces conditions, que l’Amérique demande le démantèlement des colonies, sans doute aussi pour des raisons moins idéalistes et plus prédatrices. Les Anglais et les Français, quant à eux, se sont naturellement coalisés pour contrecarrer cette proposition américaine. En fait, c’est l’Angleterre qui fit entrer la France – puissance fortement affaiblie par la Guerre – dans le club fermé des grands, en lui octroyant un siège parmi les membres permanents du Conseil de Sécurité. Elle voulait par cette manœuvre contre balancer le poids du parti des anticolonialistes parmi les nations alliées conduites par les Etats-Unis. Cette querelle entre puissances devait d’ailleurs sceller le sort de l’ONU. Au départ, la France avait conçu comme d’autres pays européens l’idée d’un organisme international ayant un pouvoir supranational, dédié à la réalisation de l’idée de la justice comme fondement des rapports entre Etats. Ce projet fut très vite abandonné au profit d’un organisme gérant le pouvoir des grandes puissances sur les affaires du monde.

Nous allons suivre ces changements décisifs dans les intentions des grands durant la guerre et au moment de les concrétiser. Le cas de la France est remarquable à cet égard. Nous allons évoquer un document officiel français qui résume bien ces évolutions et leurs enjeux. Il s’agit d’un texte intitulé « Le travail de la France à la Conférence », édité par le service de presse de la délégation française à la Conférence de San Francisco daté de San Francisco, le 18 mai 1945, – soit dix jours après le déclenchement du soulèvement de Sétif et quatre jours avant la fin des opérations de ‘pacification’. Dans le préambule de cette déclaration, la France affirme sa volonté de sacrifier les principes de la justice au profit de la solidarité entre grandes puissances : «  Dans le mémorandum qu’il avait publié au début du mois de mars [1945] au sujet de la future conférence de San Francisco, le gouvernement français avait précisé qu’il serait prêt pour sa part à s’engager plus avant dans le projet de Dumberton Oakes dans la voie de l’établissement d’une justice et d’une autorité internationales supérieures à celles des divers Etats mais qu’il admettait qu’au cours de la période qui s’ouvrait, le maintien de la paix dépendrait surtout de l’accord des grandes puissances et qu’il se garderait donc de rien proposer qui puisse, le cas échéant, compromettre un tel accord.  »

Pour donner un gage de sa bonne volonté, la France a cédé sur la question fondamentale du veto accordé aux puissances mondiales de l’époque : les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Union Soviétique et la Chine populaire : «  Le représentant de la France a souligné que son gouvernement se trouvait en l’occurrence bénéficier, en tant que membre permanent du futur Conseil de Sécurité, d’un droit de veto qu’il n’avait pas sollicité et contre lequel il se serait certainement prononcé s’il avait pris parti aux délibérations de Dumbarton Oaks et de Yalta. Néanmoins, l’on devait constater que les positions adoptées à cet égard par les autres grandes puissances étaient à ce point cristallisées que toute demande de modification de l’accord déjà intervenu risquerait de mettre en danger l’étroite solidarité qui seule permettra d’assurer dans le monde de demain la paix et la sécurité. Il ne s’agit donc plus de choisir entre deux formules plus ou moins bonnes, mais de savoir si l’on va affermir, ou au contraire, affaiblir l’unité de vue des grandes puissances. Devant cette alternative, la France ne pouvait pas hésiter et elle a préféré abandonner son amendement et se rallier à la formule de Yalta plutôt que de compromettre un accord difficilement obtenu.  »

La France s’engage ainsi à s’inscrire dans la logique impériale, après avoir opté dans un premier temps pour une organisation régie par le principe de l’égalité entre les nations quelle que soit leur importance. De toute évidence, la France n’est pas mécontente de bénéficier du droit au veto. Elle feint seulement faire la fine bouche, concéder un avantage aux autres protagonistes pour mieux monnayer ses colonies. De même son abandon subit des ‘principes’ en faveur d’un engouement pressé pour ‘l’unité des grandes puissances’ s’inscrit de toute évidence dans la même manoeuvre de marchandage en faveur de ses colonies. Comble de cynisme, et en gage de cette bonne volonté vis-à-vis des Grands, la France abandonne du coup le droit des nations au recours à des juridictions internationales en cas de contestation des décisions des Grands : «  C’est également, poursuit le document, cette nécessité de maintenir à tout prix l’entente de ceux qui auront la lourde tâche d’assurer la paix qui a inspiré l’intervention de M. Basdevant au Comité I de la Commission 4, lors de la discussion de l’amendement belge sur l’appel éventuel devant la Cour de Justice des décisions du Conseil de Sécurité. Le délégué français, tout en reconnaissant l’importance des motifs qui avaient inspiré cet amendement, se prononçait contre toute modification qui serait susceptible d’une part de diminuer l’autorité du Conseil de Sécurité et de rejeter la responsabilité de la décision sur une autre instance et, d’autre part, de fournir à un agresseur de mauvaise foi des moyens dilatoires de procédure.  »

Pourquoi tant de concessions en faveur des Grands de ce monde, jusqu’au sacrifice de tous les progrès du droit international arrachés après des luttes d’un demi siècle ? La réponse est donnée au paragraphe suivant qui vient conclure toute cette liste de gestes de bonne volonté et donner la vraie raison de ces choix : la préservation des colonies :
«  Par une coïncidence digne d’être notée, au moment même où la France marquait son intention de sacrifier certaines de ses préférences d’ordre général à l’entente des grandes puissances, les Etats-Unis agissaient de même par la voix de M. Stassen au Comité chargé d’étudier les questions de ‘trusteeship’ . Le délégué des Etats-Unis ne craignait pas en effet d’abandonner la vielle thèse américaine de l’indépendance des pays coloniaux, parce que deux des grandes puissances au moins étaient connues pour être hostiles à cette formule et parce que le gouvernement de Washington était résolu à écarter tout ce qui pourrait mettre en danger l’unité des vues des membres permanents du Conseil de Sécurité. »

Ainsi, la France a-t-elle troqué «  ses préférences d’ordre général  », savoureux euphémisme pour désigner les principes de justice et d’égalité, en faveur de la sacro-sainte « unité des vues » des grandes puissances soucieuses, elles, comme la France, avant tout du sort de leurs colonies.

L’étude des tractations menées dans ces moments cruciaux dans l’élaboration du nouvel ordre mondial montre l’ampleur des concessions ainsi consenties par les grandes puissances pour la préservation de leur logique de domination : la nouvelle organisation des nations du monde abandonne dès sa naissance, clairement et définitivement, les principes au nom desquels elles ont entraîné les peuples du monde épris de justice – y compris les peuples colonisés – pour les aider à combattre le nazisme,. La Charte a été vidée de tout contenu. Non seulement les nations du monde ont été écartées des décisions touchant à la sécurité dans le monde – on les a cantonnées dans un ‘jardin d’enfants’ baptisé Assemblée Générale, où ils pourraient s’ébattre sans pouvoir porter atteinte aux intérêts des grands – mais plus grave encore, on a soigneusement écarté toute obligation de faire respecter non seulement la souveraineté des peuples, – ce que l’on voit encore de nos jours en Palestine et en Irak – mais l’on a aussi abandonné le principe d’obligation dans la préservation des droits de l’homme, des droits au bien-être social et matériel, y compris le plein-emploi et l’éducation . Tous ces objectifs ont été écartés des obligations des membres de l’Onu et ravalés en de simples et vagues aspirations qu’aucun pays n’est tenu à respecter et à en rendre compte : ils y sont seulement ‘invités’, et il y est simplement fait appel à leur bonne volonté.

Ainsi, la question coloniale a-t-elle fini par vider l’Onu de tout contenu, et par anéantir l’espoir de l’humanité d’en finir avec les guerres et les misères qu’elles engendrent. En cela la France porte une bonne part de responsabilité.

Elle a voulu par le massacre de Sétif, et en ces moments décisifs où se joue son sort parmi les grandes puissances, procéder à une démonstration de force qui ne laissa aucun doute sur ses choix stratégiques coloniaux face à ses partenaires dans la nouvelle arène internationale.


Paris, le 18 mars 2005

Mondher Sfar,

Historien tunisien

msfar@wanadoo.fr