Pour plusieurs Canadiens, la Tunisie est une grande inconnue. Pour d’autres, c’est un pays de plages, de soleil et de dromadaires – une destination-soleil au parfum d’Orient. Pour le gouvernement du Canada, la Tunisie est “un pays émergent « à succès »”. Nous sommes loin de la réputation explosive d’un grand nombre de pays arabes ! Pourtant, l’image de ce pays ne repose que sur sa capacité à maintenir un mirage. Nous parlerons ici de la situation des droits et des libertés en Tunisie, qui s’est détériorée lors des 17 dernières années au point de rendre leurs violations systématiques et institutionnalisées.
Un peu d’histoire
La Tunisie est un petit pays de 10 millions d’habitants entre l’Algérie et la Lybie. La moitié-sud du pays est faite de désert, l’autre est faite de plages, de ruines romaines et de merveilles des traditions berbère et arabe. Depuis l’indépendance du pays, en 1956, la Tunisie n’a connu que 2 présidents. Le premier, Habib Bourguiba, se proclamait président à vie en 1975. En Novembre 1987, Zine el Abidine Ben Ali a écarté son prédécesseur du pouvoir. Son arrivée à la tête du pays promettait de grands changements.
Dans son discours inaugural comme nouveau président, l’une des premières promesses de Ben Ali était d’introduire le pluralisme politique, le respect des droits de l’homme et de rétablir l’autorité de la loi. Durant les premières années, plusieurs centaines de prisonniers d’opinion furent libérés.
La Tunisie s’est efforcée de se faire une image de marque au plan international en participant activement aux différents travaux des Nations unies, en ratifiant presque tous les traités internationaux relatifs aux droits fondamentaux et en développant un important réseau diplomatique à l’étranger, particulièrement dans les pays occidentaux. Sur le plan intérieur, plusieurs mesures ont été prises, notamment la création d’un Comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales ainsi que la désignation d’un conseiller particulier à la présidence chargé des droits de l’homme.
Mais soyons clairs : 17 ans plus tard, nous pouvons affirmer que ces réformes, loin d’améliorer la situation des droits de la personne en Tunisie, n’ont servi et ne servent encore aujourd’hui qu’à masquer la réalité des gens du pays qui sont privés quotidiennement de leurs droits et de leurs libertés les plus fondamentales. Passée sous le radar des remous globaux des années ’90, la Tunisie de Ben Ali a su établir une démocratie de façade alors que les libertés reculent, le pouvoir se fait personnel et corrompu, la torture continue d’être utilisée pour mieux contrôler la population. Ben Ali a sollicité un quatrième mandat de cinq ans à l’élection présidentielle d’octobre 2004. Causant la surprise, il ne fut réélu “que” par 94% des voix !
La situation des droits de la personne
La situation est malheureusement très simple à résumer : la quasi-totalité des droits reconnus par la Déclaration universelle est quotidiennement violée. Ces violations sont aujourd’hui systématiques et institutionnalisées, ce qui signifie que toutes les sphères du pouvoir sont impliquées : du simple policier jusqu’au Président de la République, en passant par les juges, les autorités pénitentiaires, les services de la Poste, les administrations universitaires ou l’Agence des télécommunications.
Tous ces droits et toutes ces libertés font l’objet chaque année de violations systématiques que ce soit à l’encontre de simples citoyens ou de défenseurs des droits humains. Et le gouvernement actuel ne semble aucunement avoir l’intention de corriger la situation. Au contraire, la répression empire chaque année. Au point qu’aujourd’hui les quelques rares personnes qui osent encore s’opposer à l’intérieur du pays vivent dans des conditions dangereuses pour eux ainsi que pour leur famille. Presque en permanence, ils sont suivis, leurs conversations téléphoniques sont écoutées, leur courrier électronique est intercepté. Ils sont exclus de la société par différent moyen : impossibilité de se trouver du travail, diffamation. Des contrôles administratifs sévères sont imposés à ceux qui sortent de prison. Ils sont souvent victimes de harcèlements, d’agressions verbales et physiques en pleine rue ou à l’intérieur de locaux de la police.
Lorsqu’ils sont arrêtés – le plus souvent arbitrairement – la torture et les mauvais traitements sont quasi-systématiques, et les conditions de détention peuvent être qualifiées de dégradantes et inhumaines. Le recours à la torture a non seulement pour but d’arracher des aveux ou des informations, mais aussi de punir ou d’intimider. L’échec – voire la complicité – de l’appareil judiciaire en ce domaine est flagrant, les plaintes des détenus ou de leurs familles ne font pas l’objet d’enquête et les examens médicaux, lorsque demandés dans ces circonstances, ne sont pas pratiqués. Actuellement, nous pouvons affirmer que les agents des pouvoirs publics qui commettent des actes répréhensibles jouissent d’une totale impunité.
À titre d’exemples choisis parmi d’autres, citons d’abord le cas d’Imène Derouiche. Militante étudiante, elle est arrêtée après avoir organisé en 1998 une contestation à l’Université de Tunis visant particulièrement la présence omniprésente de la police sur le campus. Torturée pendant 5 jours, elle subira les pires violations possibles contre l’intégrité physique d’une femme. Condamnée à la suite d’un procès à l’objectivité contestable, elle sera libérée deux ans plus tard suite à une grève de la faim et à une campagne d’Amnistie internationale. Maintenant établie en France, Imène Derouiche a porté plainte contre ses tortionnaires devant les autorités françaises après avoir constaté que ces individus avaient fait le voyage outre-Méditerranée avec elle pour y continuer leur intimidation. La plainte a été retenue par la justice et est en cours d’instruction.
“Le 4 juin 2002, Zouhair Yahyaoui, fondateur et animateur du site d’informations TUNeZINE, est arrêté par des policiers en civil dans un cybercafé de Tunis”, nous apprend de plus le rapport 2003 de Reporters sans frontières. “Il est ensuite interrogé par des membres de la Direction de la Sûreté d’Etat (DES, qui dépend du ministère de l’Intérieur) et torturé. Il finit par donner le code d’accès à son site Internet. Le 10 juillet, le cyberdissident est condamné à une année de prison pour “propagation de fausses nouvelles dans le but de faire croire à un attentat contre les personnes ou contre les biens” et à une autre année pour “vol et utilisation frauduleuse de moyens de communication”. Le jeune homme, dont le site rapportait les propos de l’opposition, s’était moqué, à plusieurs reprises, du président Ben Ali.”
Vous trouverez de nombreux autres cas documentés dans les différents rapports annuels d’Amnistie internationale et des autres ONG comme Reporters sans frontières, Human Rights Watch, Avocats sans frontières ou la Fédération internationale des Droits de l’homme.
Récemment, la Tunisie a promulgué une loi « antiterroriste d’appui aux efforts internationaux de lutte contre le terrorisme et de blanchiment d’argent ». Fondé sur une définition vague du « terrorisme », ce texte se prête à une interprétation très large susceptible de nuire encore davantage aux droits humains. Amnistie craint que, par exemple, l’exercice du droit à la liberté d’expression ne soit considéré comme un acte de « terrorisme » susceptible d’entraîner une longue peine d’emprisonnement prononcée par un tribunal militaire à l’issue d’un procès inique. La loi permet la prolongation de la détention provisoire sans limitation de durée. Elle ne prévoit en outre aucune garantie pour les personnes susceptibles d’être extradées vers des pays dans lesquels elles risquent d’être victimes de violations graves de leurs droits fondamentaux. Dans le passé, des dispositions pré-existantes de la législation ont été régulièrement invoquées pour criminaliser des activités d’opposition pacifique.
En Tunisie, “il est interdit de consulter les sites (Web) interdits”
L’uniformité de l’information tant écrite qu’audiovisuelle est devenue une caractéristique de la presse tunisienne. L’accès à l’Internet est limité (tout juste 6% de la population, selon Reporters sans frontières). Certains sites d’informations tunisiens ou journaux électroniques, mais aussi de partis politiques, d’ONG ou de médias étrangers diffusant des informations critiques contre le gouvernement, sont régulièrement bloqués en Tunisie.
Le contrôle des moyens de communication et notamment d’Internet est renforcé avec la mise en place d’une véritable « police du cyberespace » en vue de pister et d’interpeller les internautes trop actifs, les « cyberdissidents ». Les messageries anonymes, de type « Hotmail » sont souvent inaccessibles afin d’inciter les internautes à utiliser des comptes plus facilement contrôlables.
La loi anti-terroriste de 2003 stipule que sont soumis au régime de l’infraction terroriste « les actes d’incitation à la haine ou au fanatisme racial ou religieux quels qu’en soient les moyens utilisés » -Internet étant l’un de ces moyens.
Les étudiants Omar Chelindi, 22 ans ; Hamza Mahroug, 22 ans ; Omar Rached, 22 ans ; et Abderrazaq Bourguiba, 19 ans ; le professeur Ridha Ben Haj Brahim, 38 ans ; Abdelghaffar Guiza, 22 ans et Aymen Mcharek, 22 ans ont été arrêtés entre le 8 et le 17 février 2003 et accusés de préparer des actes terroristes. Toutefois, à ce moment, les autorités ne paraissent pas avoir les preuves nécessaires pour soutenir les accusations. De plus, il semble que ces hommes furent gardés secrètement en détention pendant plus de 18 jours, période pendant laquelle ils auraient été soumis à la torture dans le but d’obtenir des aveux. Ces déclarations auront été utilisées par la suite lors de leurs procès.
Six de ces hommes ont reçu des peines de 19 ans et 3 mois d’emprisonnement. Abderrazaq Bourguiba, un étudiant de 19 ans qui était mineur lors de son arrestation, a reçu une peine de 25 mois d’emprisonnement lors d’un procès séparé. Le 6 juin, la cour d’appel de Tunis a réduit les sentences à 13 ans d’emprisonnement pour Chelindi, Mahroug, Rached, Ben Haj Brahim, Guiza et Mcharek. Bourguiba a été encore une fois jugé séparément et a vu sa sentence initiale réduite à 24 mois.
Lors des procès initiaux et des appels, les normes internationales en matière de procès équitables ont été violées. Les rapports de police présentaient des dates d’arrestation falsifiées apparemment pour dissimuler les 3 semaines de détention au secret durant lesquelles la plupart des accusés allèguent avoir été victimes de torture et de mauvais traitements. Aucune enquête n’a été ordonnée concernant ces allégations. Les observateurs internationaux présents au procès l’ont décrit comme un grand spectacle désirant souligner la participation de la Tunisie à la guerre contre le terrorisme.
Le cas de ces internautes n’est malheureusement pas unique. Depuis, d’autres groupes d’internautes d’un peu partout dans le pays, près d’une trentaine selon certaines sources, font face à la même situation. Une campagne visant la libération des internautes de Zarzis, orchestrée par Amnistie internationale est présentement en cours. Sur le site d’AI (www.amnistie.qc.ca), vous trouverez de l’information ainsi que des actions concrètes à accomplir pour faire pression sur les autorités tunisiennes. Vous y trouverez aussi l’adresse des internautes de Zarzis, auxquels vous pouvez écrire : eux aussi ont besoin de savoir que le Monde ne les oublie pas.
La Tunisie, bientôt l’hôte d’un grand sommet des Nations unies
C’est dans ce contexte que Tunis, capitale de la Tunisie, s’apprête à être l’hôte en novembre prochain, du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI). Il s’agit d’une conférence chapeautée par les Nations unies, réunissant les acteurs nationaux traditionnels, des entreprises et des ONG œuvrant dans le domaine des technologies de l’information (TI).
On attend beaucoup du Sommet de Tunis. Pourtant, le paradoxe est éclatant entre l’attitude tunisienne envers les droits humains et la légitimation internationale dont elle jouit en se faisant accorder l’organisation de ce Sommet. Comment un pays au bilan désastreux au plan de la liberté d’expression, peut-il être l’hôte de ce Sommet ? De nombreuses ONG canadiennes et européennes se questionnent sur le caractère éthique de leur participation à cette conférence. Se faisant, ne contribueront-elles pas à donner plus de crédibilité à une mascarade ? Pour les ONG tunisiennes comme la Ligue tunisienne des droits de l’Homme, il faut aussi penser aux lendemains du SMSI.
Le Canada mise beaucoup sur le SMSI et enverra une large délégation à Tunis, menée vraisemblablement par Paul Martin. Le Canada a versé en février un peu plus de 100 000$ à l’organisation du Sommet, et finance plusieurs programmes visant à faire profiter les pays en voie de développement du savoir-faire canadien en matière de TI.
C’est notre responsabilité à tous, comme citoyens, de faire savoir à nos élus que la contribution du Canada au SMSI doit aussi en être une d’influence sur la Tunisie vers des comportements conséquents en matière de libertés démocratiques. Le gouvernement canadien doit savoir que c’est ce que sa population attend de lui en allant à Tunis. Écrivez à vos élus, faxez à vos ministres, téléphonez à Paul Martin : faites du SMSI un sommet équitable pour les Tunisiens !
Environ 10 000 Canadiens d’origine tunisienne vivent au Canada. Certains d’entre eux sont des victimes de la répression. Dans certains cas, l’intimidation du régime semble se poursuivre même ici. Plusieurs ne peuvent retourner chez eux, ou ils ont laissé famille et amis.
Par Valérie Guilloteau et Jean-Sébastien Lévesque, coordonateurs-Tunisie pour Amnistie internationale section canadienne-francophone
LIENS :
http://www.amnesty-volunteer.org/aiscf/coord-tunisie
http://www.wsis-canada.gc.ca/act/fr/docs/CanadianStatement.htm
http://www.ifex.org/fr/content/view/full/64664/
http://www.itu.int/wsis/index-fr.html
http://www.wsistunis2005.org/plateforme/index.php ?lang=fr
RÉFÉRENCES : Amnesty international, Guide à l’usage des membres, EFAI, 2003. Amnesty International, Tunisie, du discours à la réalité, EFAI, 1994. Amnesty International, Rapports annuels 2003 et 2004, EFAI. Hamma Hammami, Le chemin de la dignité, Ouvrage réalisé par le Comité national et international de soutien à Hamma Hammami et ses camarades, 2002. CRLDHT, La torture en Tunisie 1987-2002, Le temps des cerises, 2001. Reporters sans frontières, Tunisie le livre noir, éditions La Découverte, 2001.
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