La Commission internationale de juristes (CIJ) a aujourd’hui adressé aux autorités tunisiennes une intervention dans laquelle la CIJ exprime ses préoccupations sur le climat délétère régnant en Tunisie à l’encontre des avocats. Depuis le mois de mars 2005, la multiplication des attaques contre les avocats et les tentatives d’interférences dans le fonctionnement du barreau tunisien sont des plus préoccupantes et portent gravement préjudice au bon fonctionnement de la justice, laquelle repose sur l’existence d’une magistrature et d’un barreau indépendants.

Le 20 mai 2005

M. Béchir Tekkari
Ministre de la justice et des droits de l’homme
31 Av. Bab Benat,
1006 Tunis – La Kasbah
Tunisie

Fax : +216 71 568 106

Monsieur le Ministre,

La Commission internationale de juristes (CIJ) est une organisation non gouvernementale oeuvrant pour la défense de l’état de droit et la protection des droits de l’homme et est composée d’éminents juristes issus des différentes régions et traditions juridiques dans le monde. Notre organisation est gravement préoccupée par le climat délétère régnant en Tunisie à l’encontre des avocats. Depuis le mois de mars 2005, la multiplication des attaques contre les avocats et les tentatives d’interférences dans le fonctionnement du barreau tunisien sont des plus préoccupantes et portent gravement préjudice au bon fonctionnement de la justice, laquelle repose sur l’existence d’une magistrature et d’un barreau indépendants.

Notre organisation a exprimé à de nombreuses reprises son inquiétude suite à l’arrestation arbitraire de Me Mohammed Abbou, avocat et membre d’organisations de défense des droits de l’homme en Tunisie, survenue le 1er mars 2005 puis sa condamnation le 28 avril à trois ans et demi de prison ferme dans deux affaires distinctes jugées le même jour. [1] Ainsi, Me Abbou a été condamné à un an et demi de prison pour avoir légitimement exercé son droit à la liberté d’expression et à deux ans pour l’agression d’une consoeur, cette condamnation reposant sur de simples allégations dont la véracité n’a pas été démontrée. L’observateur judiciaire mandaté par notre organisation au procès de Me Abbou qui s’est tenu le 28 avril 2005 a constaté de graves irrégularités lors de l’audience et a conclu que Me Abbou n’avait pas bénéficié des normes élémentaires d’un procès équitable par un tribunal compétent, indépendant et impartial établi par la loi. La CIJ réitère ses appels à la libération immédiate de Me Abbou dans l’affaire relative à l’exercice de la liberté d’expression et le droit de Me Abbou de bénéficier d’un nouveau jugement respectueux du droit à un procès équitable par un tribunal compétent, indépendant et impartial, y compris le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et les droits de la défense.

Nous nous voyons dans l’obligation d’intervenir à nouveau auprès de vos autorités face à la détérioration croissante de la situation des avocats en Tunisie depuis l’arrestation de Me Abbou, marquée par l’arrestation et la condamnation de Me Faouzi Ben Mrad, les entraves à l’exercice de la profession d’avocat de Me Ayadi, Ben Amor, Nasraoui et Hammami, avocats de Me Abbou, et le développement des plus préoccupants que représente la publication par le Conseil supérieur de la Magistrature d’un communiqué rappelant à l’ordre les avocats tunisiens.

En effet, la CIJ s’inquiète de l’arrestation de Me Faouzi Ben Mrad le 3 mai 2005 suite à une altercation avec le juge du tribunal de Grombalia. Me Ben Mrad a été jugé et condamné séance tenante à 4 mois de prison ferme pour outrage à magistrat. Cette condamnation en un temps record laisse craindre que les droits de la défense de Me Ben Mrad n’ont pas été dûment respectés, une crainte justifiée lorsqu’on constate le manque de proportionnalité de la sentence pour un délit d’outrage à magistrat.

Concernant la condamnation de Me Faouzi Ben Mrad, la CIJ rappelle à vos autorités que conformément aux obligations internationales de la Tunisie en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, Me Ben Mrad est en droit de bénéficier du droit à un procès équitable par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi et doit entre autres bénéficier du droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation, conformément à la loi (article 14 § 5). De même, le principe 27 des Principes de bases relatifs au rôle du barreau rappelle que tout avocat a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et peut être assisté par un avocat de son choix.

La CIJ est également gravement préoccupée par le harcèlement par les autorités tunisiennes dont les avocats de Me Abbou sont victimes.

Ainsi, Me Sonia Ben Amor, alors qu’elle s’entretenait avec son client Me Abbou, a été traînée de force par des gardiens hors de la prison du Kef. Suite à cet incident, elle a été l’objet de poursuite pénale entamée par le directeur de la prison et d’un gardien qui l’accusent d’avoir détruit des biens matériels et d’avoir cassé le bras du gardien. Par ailleurs, les autorités ont refusé la plainte que Me Ben Amor avait voulu déposer suite à ces évènements. En outre, le 5 mai 2005, Maîtres Ayadi, Ben Amor, Hammami et Nasraoui, ont été l’objet d’une demande du Procureur général auprès de la Cour d’appel de Tunis adressée au Président de la section des avocats de Tunis de convocation en conseil de discipline qui pourrait conduire à leur radiation du barreau.

La CIJ est gravement préoccupée par le fait que Me Ben Amor a été brutalisée alors même qu’elle s’acquittait de son activité professionnelle en rendant visite à son client, Me Abbou, et les tentatives d’intimidation dont sont victimes les avocats de ce dernier.

La CIJ rappelle aux autorités tunisiennes le principe 16 des Principes de base relatifs au rôle du barreau de 1990. Ce principe énonce que « les pouvoirs publics veillent à ce que les avocats puissent s’acquitter de toutes leurs fonctions professionnelles sans entrave, intimidation, harcèlement ni ingérence indue ; puissent voyager et consulter leurs clients librement, dans le pays comme à l’étranger ; et ne fassent pas l’objet, ni ne soient menacés de poursuites ou de sanctions économiques ou autres pour toutes mesures prises conformément à leurs obligations et normes professionnelles reconnues et à leur déontologie ».

De plus, le refus des autorités tunisiennes d’enregistrer la plainte de Me Ben Amor suscite également des préoccupations quant à l’obligation énoncée dans l’article 2 (3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques selon lequel l’Etat partie doit « garantir que toute personne dont les droits et libertés reconnus dans le Pacte auront été violés disposera d’un recours utile », que « l’autorité compétente judiciaire […] statuera sur les droits de la personne qui forme le recours et développer les possibilités de recours juridictionnel ». La CIJ rappelle aux autorités tunisiennes leur obligation de garantir à toutes personnes soumises à leur juridiction, dont les avocats, le droit de former un recours contre une violation de leurs droits.

La CIJ condamne ces attaques contre les avocats mentionnés et prie instamment les autorités tunisiennes de prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à ce type de harcèlement, ainsi qu’à toutes les autres formes de violations des droits fondamentaux, conformément aux normes contenues dans les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme ratifiés par la Tunisie. De plus, la CIJ réitère son appel aux autorités tunisiennes de veiller à ce que les avocats puissent s’acquitter de toutes leurs fonctions professionnelles sans entrave, intimidation, harcèlement ni ingérence indue conformément au principe 16 des Principes de base relatifs au rôle du barreau de 1990. En outre, lorsque la sécurité des avocats est menacée dans l’exercice de leurs fonctions, le principe 17 prescrit que ces derniers soient protégés comme il convient par les autorités.

Par ailleurs, la Commission internationale de juristes a pris connaissance avec inquiétude du communiqué du Conseil Supérieur de la Magistrature de Tunisie daté du 3 mai 2005, dans lequel ce dernier constate les « abus et dépassements de certains avocats relevés dans les salles d’audiences et dans les bureaux d’instruction », met en garde ces mêmes avocats contre « les atteintes aux devoirs de la profession d’avocat et à la déontologie du métier et contre les pressions de toutes sortes visant à entraver la bonne marche de la justice en provoquant des désordres et en lançant des slogans qui servent des intérêts contraires à la mission d’avocats » et appelle « tous les magistrats à prendre toutes les mesures qui s’imposent en vue de maintenir l’ordre et le calme dans les salles d’audience et les bureaux d’instruction ».

La CIJ exprime ses plus vives préoccupations concernant la mise en garde des avocats par le Conseil supérieur de la Magistrature, dont la composition et le mode de désignation de ses membres ne permettent pas d’en garantir l’indépendance. Ainsi, le Conseil supérieur de la Magistrature (CSM) est présidé par le Président de la République et vice présidé par le Ministre de la justice. Seuls deux de ses membres sont des magistrats élus par leurs pairs selon l’article 6 de la Loi 67-29 du 14 juillet 1967 relative à l’organisation judiciaire, au conseil supérieur de la magistrature et au statut de la magistrature. Par ailleurs, la Loi 67-29 ne confère pas compétence au Conseil supérieur de la Magistrature de se prononcer sur l’intégrité de la profession d’avocat. Le pouvoir disciplinaire des avocats ressort exclusivement de la compétence de l’Ordre National des Avocats, dont le statut, inscrit dans la Loi 89-87 du 7 Septembre 1989 portant sur l’organisation de la profession d’avocat, définit les attributions en son article 62.

Considérant le contexte d’instrumentalisation de la justice par l’exécutif en Tunisie, la CIJ craint également que les magistrats n’abusent de la recommandation qui leur a été faite dans ce communiqué du CSM et soient encouragés à davantage limiter l’activité professionnelle des avocats.

Par ailleurs, le principe 27 des Principes de base relatifs au rôle du barreau rappelle que les accusations ou plaintes portées contre des avocats dans l’exercice de leurs fonctions doivent être examinées avec diligence et équité selon les procédures appropriées. Il appartient à une instance disciplinaire impartiale constituée par l’ordre des avocats, ou à un tribunal de statuer sur l’intégrité de la profession d’avocats (principe 28). Ainsi, comme le rappellent les Principes de bases relatifs au rôle du barreau, les associations professionnelles d’avocats ont un rôle crucial à jouer en ce qui concerne le respect des normes établies et de la déontologie de leur profession et la défense de leurs membres contre toute restriction ou ingérence injustifiée.

La CIJ dénonce ainsi le caractère inapproprié de l’avertissement donné par le Conseil supérieur de la Magistrature qui n’a manifestement aucune compétence pour statuer sur l’intégrité professionnelle des avocats.

Tout en reconnaissant la compétence incontestée du juge pour faire respecter l’ordre dans les salles d’audience, la CIJ rappelle qu’une discipline renforcée à l’égard des avocats de la part des magistrats dans les tribunaux en Tunisie pourrait léser les justiciables représentés par leur avocat qui, selon les Principes de base relatifs au barreau, est tenu de protéger et faire valoir les droits de son client et de le défendre à tous les stades d’une procédure pénale.

Nous prions votre gouvernement de cesser toutes formes d’attaques à l’encontre des avocats et de garantir leur droit d’exercer leur profession sans crainte de harcèlement, d’interférence ou de sanction.

Nous vous prions de croire, Monsieur le Ministre, en l’assurance de notre très haute considération.


Nicholas Howen
Secrétaire général

Cc. : M. Hédi M’henni, Ministère de l’Intérieur et du Développement
local, Avenue Habib Bourguiba, 1001 Tunis
Fax : +216 71 35 43 31

Cc. : S.E M. Samir Labidi
Mission permanente de la Tunisie,
58 Rue Moillebeau,
Case postale 272,
1211 Genève 19 ;
Fax : +41 22 734 06 63