Dans un message de soutien adressé aux grévistes de la Faim, M. Aidan White, secrétaire général de la Fédération Internationale des journalistes (FIJ), écrit, en substance : « c’est un réel sentiment de désespoir qui a conduit notre confrère Lotfi Hajji à s’engager dans un mode d’action aussi drastique ».

Dans les pays démocratiques, la grève de la faim est, en effet, un mode d’action inhabituel dans le milieu syndical et les instances internationales spécialisés ne cautionnent pas, généralement, ce mode d’action. Si la FIJ et son secrétaire général se sont sentis dans l’obligation d’exprimer leur solidarité avec Lotfi Hajji, c’est qu’ils ont dû tenir compte de « l’exception tunisienne ».

La singularité du modèle tunisien en la matière réside, principalement, dans le fait que, selon une conception perverse et anachronique de la démocratie, le pouvoir politique en Tunisie ne se contente pas de traiter ses opposants, même ceux qui sont légalement reconnus, de traîtres et de « non patriotes », mais il considère, d’une manière quasi mécanique, que tous ceux qui réclament et revendiquent leur indépendance sont aussi des opposants, donc des traîtres et des « non patriotes ».

Qu’il s’agisse des avocats, des ingénieurs, des enseignants, des écrivains, des artistes ou des journalistes, il n’y a pas, en Tunisie, de place pour les indépendants.
Etre indépendant, en Tunisie, c’est manger et se taire, et ne pas s’occuper de la chose publique, même si votre champ d’action, comme c’est le cas pour les journalistes, est précisément la vie de la cité.

Beaucoup de professionnels, réellement indépendants, ont fini par s’exiler, au sens propre comme au figuré. Inutile de citer des noms, au risque d’en oublier quelques uns ou d’écorcher certains Ego, mais tous les tunisiens les connaissent et mesurent, chaque jour davantage, le haut degré de cécité de ce régime débile qui fait fuir ou condamne au silence autant de compétences.

Ceux qui n’ont pas eu la chance de partir, y compris parmi les thuriféraires les plus zélés du régime, ne rêvent qu’à une chose. Saisir la première occasion pour déguerpir.

Les adhérents du Syndicat des Journalistes Tunisiens, qui sont aujourd’hui dans le collimateur du régime, sont, dans leur majorité, des journalistes indépendants qui n’aspirent à rien d’autre qu’à exercer leur métier dans la dignité et le respect des principes déontologiques. Ils ne demandent qu’à jouer leur rôle naturel dans la société. Celui d’observateurs, de médiateurs, d’agitateurs d’idées et de faiseurs d’opinion, au service de leur pays et non d’un régime politique déterminé.

Beaucoup d’entre eux sont des anciens de l’AJT. Ils ont été contraints et forcés de déserter cette prestigieuse association, au début des années 90, depuis que le parti au pouvoir, le RCD, a jeté son dévolu sur cette structure professionnelle qu’il a transformée en véritable cellule politique du parti.

L’AJT est, en effet, théoriquement, une association indépendante. Mais tous les deux ans, à l’occasion de son congrès, le parti au pouvoir organise un grand cirque électoral et sort son artillerie lourde pour s’assurer de la majorité absolue au sein du comité directeur, renforcer son emprise et perpétuer son hégémonie sur cette association.

Tous les moyens matériels et humains sont alors mobilisés et les artifices les plus ingénieux sont utilisés : réquisition de véhicules publics pour assurer des rotations ente les lieux de travail et celui du congrès, hébergement, aux frais de la princesse, des congressistes venus de l’intérieur du pays, suivi minutieux de l’opération électorale, du début jusqu’à la fin, par les premiers responsables des principales entreprises de presse, gonflement artificiel des effectifs de l’Association, en allant même jusqu’à appliquer, dans certaines entreprises de presse, une retenue à la source des frais de cotisation à l’AJT, sachant que l’année creuse, celle où il n’y a pas de congrès, le nombre des adhérents se réduit de plus de moitié.

C’est ce même pouvoir qui assume, aujourd’hui, l’entière responsabilité de politiser le débat concernant le Syndicat des Journalistes Tunisiens.
D’abord, en déclenchant immédiatement une campagne de dénigrement et de diffamation, sur les colonnes de certains torchons qui se proclament « indépendants » tels que « Essarih », contre les membres fondateurs. Pour semer le doute, la suspicion et la peur, et pour dissuader les journalistes d’y adhérer.
Ensuite, en ordonnant à la police politique d’empêcher ce jeune syndicat, constitué sur des bases tout à fait légales, conformément à la constitution tunisienne, au code du travail et aux conventions internationales ratifiées par la Tunisie, de tenir son premier congrès, et en essayant de dépouiller son président, Lotfi Hajji, de sa qualité de journaliste, en lui refusant sa carte d’accréditation de correspondant de presse et en le privant de toute source de revenu.

En agissant de la sorte, le régime tunisien a collé, abusivement, à ces journalistes, syndicalistes et professionnels des médias l’étiquette d’opposants politiques, bien que la majorité d’entre eux exerce dans des entreprises de presse officielles qui appartiennent à l’Etat.

Même ceux qui, parmi eux, travaillent dans des organes de presse prétendument indépendants ne sont pas pour autant à l’abri. Au contraire, en raison de la complicité et de la connivence qui existent entre le pouvoir en place et des patrons de presse opportunistes, cupides et voraces, ces journalistes sont les plus exposés, voire même les principales victimes de l’égarement du régime.
Le premier rapport du SJT, publié le 3 mai 2005, à l’occasion de la journée mondiale de la presse, a dressé une longue liste d’abus et d’exactions commis à l’encontre des journalistes de la presse dite indépendante.

Je partage entièrement le point de vue de celles et de ceux qui pensent que Lotfi Hajji n’a pas vraiment sa place, en sa qualité de président du SJT, parmi les grévistes de la faim. Parce que, théoriquement et objectivement, le rôle d’un journaliste c’est d’être, avant tout, un observateur et non un acteur de la vie politique, quelles que soient les aléas et les circonstances.

Mais, avec un régime aussi tyrannique et aussi déterminé, qui continue de faire la sourde oreille à toutes les initiatives de bonne volonté et à tous les appels de bon sens, les choix, les modes et les moyens d’action utilisés pour défendre son honneur et sa dignité et celles de sa patrie sont, malheureusement, de plus en plus réduits et limités.