Alfred Yaghobzadeh/Sipa pour Le Figaro Magazine (photos)

A 30 ans d’intervalle, Alfred Yaghobzadeh a photographié la révolution islamique et la mollahcratie d’aujourd’hui. Voyage au cœur d’un pays plus que jamais tiraillé entre radicaux et réformateurs.

Désormais, pour le monde entier, l’islamisme a un visage : celui de l’imam Khomeyni, théocrate progressiste, révolutionnaire réactionnaire, et politique implacable, couronné Guide suprême.

L’Orient, c’est sûr. Mais ni méditerranéen ni asiatique. Persan, donc. Premiers pas dans Téhéran, hululante de stridences et de klaxons, zébrée d’autoroutes, de passerelles et d’échangeurs. Un caprice urbanistique du shah dans les années 50, désormais comateux, époumoné. La révolution a passé, la mégalopole continue de se rêver Los Angeles version Middle East. Une puissance dévoilée*, promet le film que je suis venu tourner. Dans les rues, les femmes, elles, demeurent enfoulardées. Et les mollahs, enturbannés. Ce sont eux, ces clercs futuristes, affichant soutane médiévale et portable dernier cri, qui donnent à la capitale de l’Iran un vague air de Vatican chiite. On en croise à chaque détour de rue. Aux stations de taxis, chez les tailleurs du bazar, devant les étals à pistaches. Et surtout, dans les allées du pouvoir. Bienvenue en République islamique !

Pour tout le monde chiite, qui court de la Méditerranée à l’océan Indien, la ville sainte de Qom, avec ses dizaines d’écoles, représente un Vatican à la fois spirituel et doctrinal.

Trente ans déjà. 1979 ou le vrai tournant du siècle écoulé, une décennie avant la chute du mur de Berlin. A Rome, Jean-Paul II, à peine élu, prépare son premier voyage à l’Est. A Washington, Ronald Reagan, le candidat républicain à la présidentielle, s’allie aux fondamentalistes. A Moscou, Leonid Brejnev décide d’envahir l’Afghanistan, cet éternel cimetière des empires, où l’attendent les moudjahidins. Une planète nouvelle émerge, appelée à devenir la nôtre. Et qui voit Dieu revenir dans la cité. Partout, les identités renaissent, reconstruites, revendicatrices. Contre le néomatérialisme de la globalisation marchande, le religieux fait barrage, diversement mais toujours sur un mode résolument moderne, inédit. L’Iran, lui, toujours absolutiste, toujours pressé, réinvente la théocratie. Renverse les Lumières. Inverse le Progrès. Pourtant, là comme ailleurs, sous la revanche du sacré couve le retour de la nation.

La bannière étoilée brûle. Avec la prise de l’ambassade américaine en novembre 1979 commencent trente années de guerre idéologique entre le «Grand Satan» et le pivot de l’«axe du Mal».

«Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux!» L’invocation retentit curieusement dans cet ancien palais royal transformé en caserne des Gardiens de la révolution (Pasdaran). C’est par elle qu’Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, le compagnon de route de l’imam Khomeyni, deux fois président de la République, commence notre entretien. Pourtant, la conversation de ce clerc, diplômé en théologie, un mollah donc, sera de bout en bout politique. Islamique ou progressiste, la révolution ? Les deux, parce que populaire, et donc indissociable du chiisme, assure-t-il. Balayés les marxistes, socialistes, laïques, libéraux des débuts ? Oui, mais en raison de leur faiblesse théorique face à l’évidence de la proposition de l’imam : faire enfin coïncider le pays légal et le pays réel, en finir avec l’imitation servile, dégager une voie nouvelle, iranienne tout simplement. Seul face au monde, du coup, l’Iran ? Non, plutôt un carrefour du monde en raison de son accueil aux spiritualités. Voir ses propres dialogues de jeunesse avec l’islamologue français Henry Corbin sur les philosophes platoniciens réfugiés en Perse au VIe siècle !

Arguments, débats, disputes théologiques : à la différence du sunnisme arabe, le chiisme persan valorise l’interprétation et reste ouvert sur l’histoire. A Qom, on étudie la charia mais aussi la philosophie.

Nation religieuse, religion nationale : depuis toujours, la vraie mystique de l’Iran, c’est l’Iran. Les Égyptiens, les Assyriens, les Babyloniens, tous les grands peuples de la Bible s’arabisent au contact du Coran. Les Perses résistent. Au XVe siècle, la dynastie des Safavides fait d’Ispahan sa capitale et du chiisme, cette foi minoritaire, contestataire, la religion d’Etat. Interprétation libre de la charia, réouverture aux promesses messianiques dans l’attente de l’imam caché, culte du martyre, de la femme, de l’image, spiritualité de l’extase et de l’ivresse : c’est sa civilisation que défend la Perse en instituant, à rebours de la pratique musulmane courante, une authentique Eglise chiite, hiérarchisée, avec ses clercs, ses docteurs, ses primats. La mollahcratie est née. Elle administrera le temps, la terre, le naître, le vivre et le mourir. Et garantira l’indépendance nationale.

C’est par l’imposition du turban que le séminariste est ordonné mollah. En haut de la hiérarchie cléricale trônent ces sortes de cardinaux que sont les «sources d’imitation».

C’est ce que m’explique l’hodjatollah Ghanimi Fard, qui dirige les relations extérieures du ministère du Pétrole. La révolution de 1979 a ainsi engendré une classe dirigeante qui, pour être religieuse, n’en est pas moins immergée dans les affaires du monde. Une sorte de noblesse d’empire qui aurait la jurisprudence islamique pour code Napoléon et la bure de laine pour Légion d’honneur. De rang subalterne dans la hiérarchie, Ghanimi Fard arbore un petit col, façon mi-romaine, mi-Mao, sous un costume à rayures. Serviteur de Dieu ou de l’Etat ? Pour lui, l’Iran contemporain reste incompréhensible hors du perpétuel mouvement de balancier entre ces deux pôles, qu’a fini par stabiliser l’imam Khomeyni.

L’université religieuse Howzeh-ye Elmieh de Qom attire les apprentis mollahs du monde entier. L’ayatollah Khomeyni lui-même y fit ses études et y enseigna.

Dès la fin du XIXe siècle, le turban s’érige contre la couronne, et la couronne contre le turban. En 1896, Nassereddine Chah, le monarque réformateur, est assassiné par un mollah, qui montera au gibet en récitant le Coran. Le clergé excuse, s’il ne comprend ce régicide. S’ensuit la révolution constitutionnelle de 1905, la première du genre au Moyen-Orient. Le mouvement, qui se veut à la fois démocratique et islamique, réunit socialistes et religieux dans les mosquées, mais achoppe sur la charia. Echec dont les mollahs, précise mon interlocuteur, se souviendront.

Le sabre s’incline devant le goupillon. Seuls les Pasdaran, les gardiens de la révolution qui forment une armée et une police parallèles, peuvent rivaliser avec la mollahcratie.

Deux décennies plus tard, Reza Pahlavi, un militaire mis sur le trône par les Britanniques, promeut, comme Mustafa Kemal en Turquie, un nationalisme laïque. Il interdit le voile, ressuscite Zoroastre, Darius, renomme la Perse en« Terre des Aryens ». L’islam ne doit plus être qu’un souvenir. Le chef de l’opposition, Hassan Modarres, un parlementaire religieux, est emprisonné, puis exécuté. «Le chiisme enrichit son martyrologe», glisse mon hôte. En 1951, Mohammad Mossadegh nationalise les gisements de pétrole exploités par la British Petroleum. Embargo, sanctions économiques, résolutions de l’ONU, escalades verbales : comme une répétition générale de la présente crise du nucléaire. Le 19 août 1953, l’opération « Ajax », orchestrée par la CIA, fait tomber Mossadegh, coupé du peuple pour s’être éloigné du chef du clergé, l’ayatollah Kachani, seul à même de mobiliser les masses. Implacable leçon qu’effacera 1979.

C’est la revanche de la face cachée. Les femmes voilées descendent dans la rue. Leurs enfants promettent le gibet à Mohammad Reza Pahlavi, marionnette de l’Occident qui a trahi la Perse éternelle.

Nouvelle répression et nouvelle vague d’occidentalisation. Comme son père, Mohammad Reza Pahlavi lance, en 1961, un vaste programme d’industrialisation et d’urbanisation. Il donne le droit de vote aux femmes et la terre aux paysans. C’est la « révolution blanche ». Mais le jeune shah, à son tour, voit se lever contre lui un ayatollah qui dénonce la domination de l’étranger. Son nom ? Rouhollah Khomeyni. Le maître de Qom, la ville sainte, est expulsé à l’automne 1964. La couronne croit l’avoir définitivement emporté sur le turban. A tort. L’imam emploiera ses quatorze ans d’exil à préparer son retour en ralliant à sa cause tous les opposants à la tyrannie. Sa solution au paradoxe persan ? Instituer le velayat-e faqih, un« tutorat théologique » sur les affaires temporelles. Autrement dit, coiffer la couronne du turban, conclut Ghanimi Fard.

Des mollahs, kalachnikov sur l’épaule, piétinent le drapeau des Etats-Unis. La révolution islamique se veut universelle, messianique. Elle défie Washington à l’échelle planétaire.

Sacraliser la société plutôt que séculariser la religion ? Mais à quel prix ? Mezza voce,les gens du commun l’affirment : la mollahcratie est devenue un ascenseur social. Elle a démesurément gonflé ses rangs depuis 1979. Ses membres et associés se comptent par centaines de milliers. Ses centaines de fondations régentent l’espace public ainsi que la vie privée des Iraniens. Les dizaines de milliers de mosquées ne sont pas pleines pour autant. Car le puritanisme tatillon qu’affiche l’institution n’a d’égal que l’opportunisme, l’affairisme, voire les scandales qui l’entachent. Les revenus qu’elle tire des« mariages temporaires », en bénissant des adultères aménagés pour quelques heures ou quelques jours, en est un exemple. Aussi les mollahs ont-ils fini par représenter, dans l’imaginaire populaire, une invitation à l’agnosticisme. Surtout, le contrôle de l’Etat et de l’économie leur échappe désormais pour partie : ils doivent faire face aux Pasdaran, les grognards de la guerre contre l’Irak, ainsi qu’aux nouveaux dirigeants politiques issus des urnes, des populistes et souvent des laïcs comme Mahmoud Ahmadinejad.

L’Occident, chassé par la théocratie, revient par le consumérisme, les gadgets, le high-tech. L’Iran, sous embargo, connaît un important marché noir avec lequel coexistent les mollahs. Quand ils n’y participent pas.

C’est à Qom, loin de l’agitation de Téhéran et de la cléricature officielle, que s’est réfugiée à nouveau la dissidence spirituelle. Plus précisément auprès du grand ayatollah Sanei, consacré « Source d’imitation », le plus haut titre de l’islam chiite, par ses pairs. L’homme est érudit, affable, ouvert, à l’opposé de la mentalité fanatisée des convertis de la dernière heure. Il ne conçoit pas la modernité comme une épreuve de force, mais comme un défi intellectuel. Un temps procureur de la République islamique, il a renoncé à son poste devant l’impossibilité d’accorder, en l’état, loi religieuse, loi civile, et droits de l’homme. «Ce n’est pas de grands discours polémiques dont notre foi a besoin, me confie-t-il. Et encore moins de sang versé. Il est temps que le chiisme se donne à voir tel qu’en lui-même, tel que je le perçois: en étant au service de l’entière humanité.»

Tels les rabbins et les pasteurs, les mollahs ont une famille. Tels les prêtres et les bonzes, ils constituent une caste sacrée. Comme tous les clergés, ils oscillent entre tradition et modernité.

* Ecrit par Jean-François Colosimo, produit par Olivier Mille et réalisé par Jean Michel Vecchiet, le film sera diffusé le 11 février sur Arte, à 20h45, dans le cadre d’une journée spéciale Iran

Jean-François Colosimo (texte) – Alfred Yaghobzadeh/Sipa pour Le Figaro Magazine (photos)
Titre original “Iran : 30 ans sous les turbans
Source : Le Figaro Magazine