C’est une vidéo qui retourne le cœur. Un jeune homme de 21 ans pleure comme un enfant. Il va bientôt hurler sa douleur. Courte barbe noire, cheveux courts frisés, belle gueule, Imad El-Kebir est plié en deux sur un sol taché. Ses poignets sont attachés dans le dos, ses chevilles liées. Il est nu des pieds à la taille. Quelqu’un lui tient les pieds en l’air. Sur l’image en contre-plongée, on aperçoit quatre paires de pieds, des policiers. L’un d’eux manipule un long bâton noir, il cherche le rectum et l’enfonce brusquement. “Alors ! Tu aimes ça, tapette ? On va montrer ce film à tous tes copains !”
C’était une séance d’interrogatoire presque ordinaire dans un commissariat de police égyptien. Mais grâce à Internet, des millions d’Egyptiens ont pu la voir. Dans son rapport sur les droits de l’homme pour 2008, Amnesty International indique que “les tortures et mauvais traitements, chocs électriques, passages à tabac, isolements, viols, abus sexuels et menaces de mort ont continué d’être systématiques” en Egypte.
Publié fin février, le rapport annuel du département d’Etat américain sur les droits de l’homme dit la même chose. Deux des quatre tortionnaires d’Imad El-Kebir, chauffeur de taxi qui avait eu le tort de chercher à arrêter des policiers qui battaient un de ses cousins dans la rue, ont pu être identifiés. Ils ont été jugés en 2007 et condamnés à trois ans de prison. La victime a écopé de trois mois, pour “résistance aux forces de l’ordre“.
L’homme qui a révélé l’affaire, diffusé l’enregistrement sur le Net et permis l’inculpation des tortionnaires qui avaient mis leur menace à exécution et effectivement disséminé l’humiliation d’Imad auprès de ses camarades pour qu’elle “serve d’exemple à ceux qui résistent à la police“, est un des plus célèbres blogueurs d’Egypte. “Waël Abbas est le meilleur et le plus courageux d’entre nous“, nous dira Shahinaz Abdel Salem, jeune et jolie blogueuse, par ailleurs ingénieure en télécommunications, qui s’est elle-même lancée dans la protestation sur la Toile après l’exemplaire affaire El-Kebir.
Le “meilleur” rebelle du Net nous a fixé rendez-vous près de la Borsa du Caire. Le quartier de la Bourse, avec ses hauts immeubles et magasins chics, ses larges avenues et ses ruelles constellées de petits cafés qui débordent sur les trottoirs, est un peu le quartier général des blogueurs de la capitale. “Vous pouvez l’écrire, dit Waël, vous ne trahirez aucun secret, la police sait à peu près tout de nous. Où nous habitons, où nous nous rencontrons. Tout.” Sale ambiance pour une jeunesse “branchée”, aussi informée qu’à Paris et tout aussi éprise de liberté.
L’Egypte n’est pas l’Irak de Saddam Hussein. On n’y tue pas les opposants, on n’y arrête pas tous ceux – ils sont trop nombreux – qui critiquent ou affrontent pacifiquement l’interminable règne de l’autocrate militaire octogénaire qui gouverne avec des lois d’exception depuis vingt-sept ans. Cela dit, sous Hosni Moubarak, ce sont les forces de sécurité de l’Etat, omniprésentes avec près de 1 million d’hommes à disposition, qui contrôlent la rue.
Avec l’armée, que personne ne peut critiquer sauf à en accepter les douloureuses conséquences, ce sont elles qui musellent les opposants – laïcs ou islamistes, qui empêchent les grèves, les manifestations, l’organisation politique et l’expression libre. Il y a 18 000 détenus “administratifs“, c’est-à-dire emprisonnés sans procès, qui croupissent avec les condamnés “réguliers” dans les geôles d’Egypte. Certains, surtout parmi les islamistes, qui représenteraient environ 10 % du total, sont enfermés depuis plus d’une décennie.
Dans un pays où l’article 179 du code pénal interdit toute critique directe du raïs, les médias, y compris les trois ou quatre journaux dits indépendants, sont d’une prudence de loup. Voire carrément muets sur la corruption ambiante, la manipulation électorale et les abus de toutes sortes. C’est dans ce contexte-là – il faut le savoir pour prendre la mesure du courage déployé – que Waël Abbas et ses amis révoltés se livrent à leurs dangereuses activités. Chacun a sa motivation. “C’est un mouvement né de la frustration, sans chef ni structure, d’où sa force“, explique la star de la blogosphère égyptienne. “Nous en avions marre d’obéir à nos parents, à nos profs, aux flics, à l’Etat, à Moubarak, sans jamais pouvoir nous exprimer“, confie Shahinaz, l’ingénieure en télécommunications. On ouvre d’abord un blog pour se faire entendre.
Dans une Egypte qui compte plus de 80 millions d’habitants, dont une bonne moitié sont analphabètes, autour de 12 millions de personnes naviguent régulièrement sur leurs ordinateurs personnels ou dans les cafés Internet. Environ 200 000 d’entre eux ont ouvert un blog. Moins de 5 %, ce qui représente 10 000 personnes environ, peuvent être considérés comme politiques. C’est à la fois peu et beaucoup. Car les plus célèbres d’entre eux, comme Waël, Shahinaz, Mohamed Khaled ou Ahmed Garbiya, un jeune intellectuel de 33 ans considéré comme l’un des maîtres du “bloguing” égyptien, peuvent compter sur une moyenne de 30 000 lecteurs réguliers. C’est autant, voire plus, que certains journaux du gouvernement. Ou de l’opposition.
Carrure d’athlète, visage rond et blouson bon marché, Moustapha Naggar, dentiste de 29 ans, s’est rendu célèbre dans son milieu en s’en prenant à “l‘archaïsme” des Frères musulmans, la principale opposition, théoriquement interdite, pratiquement et sporadiquement tolérée, jusqu’à une certaine limite. Membre actif de la confrérie, Naggar s’est battu sur son blog pour l’émergence d’une “renaissance islamique modérée, ouverte sur les autres et aussi éloignée que possible des valeurs extrémistes du wahhabisme“, la doctrine ultraconservatrice en vigueur en Arabie saoudite.
Avec d’autres “frères” célèbres du Net, comme Abdoumonen Mahmoud, le pionnier qui a osé poster dès 2004 un blog intitulé “ana-ikhwan” – “je suis Frère musulman” -, Naggar a réussi à lancer un débat interne sur la place de la femme dans l’islam, qu’ils veulent “égale à celle de l’homme“, la séparation de l’Etat et de la religion, qu’ils veulent “totale“, et la nécessité d’instituer “une véritable démocratie“. Le leadership conservateur du mouvement a été ébranlé. En 2007, il a invité quelques frères rebelles à venir discuter, mais sans se laisser convaincre. Sur le fond, rien n’a changé. “Un jour, espère Moustapha, les réformistes prendront le pouvoir dans la confrérie.” Le débat se poursuit.
Idem dans le camp laïc, plutôt de gauche, auquel appartiennent la plupart des blogueurs contestataires. Petit bouc noir et regard profond, Waël Abbas est un peu déprimé ces temps-ci. “J’ai l’impression que nous sommes moins actifs. Les journaux, même les rares indépendants, ont de plus en plus peur de publier ce que nous leur apportons sur nos blogs. Il y a une sorte de lassitude, de désillusion, de crainte aussi sans doute.”
La veille de cette rencontre, dans le quartier de Taalat Harb, nous nous étions rendus au bureau de Gamal Eid, avocat spécialisé dans les droits de l’homme, blogueur lui-même et défenseur attitré de ses frères de la Toile. “Plus de 500 blogueurs et journalistes ont été interpellés en 2008“, nous dit le directeur du Réseau arabe pour l’information sur les droits de l’homme (The Arabic Network for Human Rights Informations), cabinet de huit avocats spécialisés, financièrement soutenus par diverses ONG américaines et européennes.
A l’approche du premier anniversaire des événements du 6 avril – date de la première mobilisation antigouvernementale d’importance organisée par les blogueurs et relayée par plus de 70 000 inscrits sur le site de Facebook -, Gamal Eid, la quarantaine souriante, est assez inquiet : “La pression policière devient insupportable. La toile tissée sur la société par les forces de sécurité de l’Etat s’est considérablement étendue.” Une unité spéciale, créée en 2002 avec 18 officiers spécialisés dans la surveillance du Net, en comprendrait aujourd’hui “des centaines“.
Ils lisent “environ 15 % de ce que nous écrivons“, estime Gamal Eid. Parfois ils repèrent un petit malin qui, à leurs yeux, va trop loin. Et fondent sur lui. Arrestation, saisie de l’ordinateur, interrogatoire musclé. La loi qui oblige à avertir la famille dans les 24 heures “est rarement respectée“. Il a fallu que ses amis lancent l’alarme sur la Toile pour que les autorités reconnaissent l’arrestation, le 30 novembre 2008, d’un jeune blogueur nommé Mohammed Adel. Il a été libéré le 8 mars après 110 jours de détention. Adel, comme Diya Eddine Gad, arrêté le 6 février et détenu depuis dans un lieu inconnu, ou Philip Rizk, qui a été relâché après quatre jours d’interrogatoire parce qu’il avait la chance de détenir une double nationalité – égypto-allemande – et que sa famille a fait du bruit, avaient tous critiqué la politique “trop conciliante” d’Hosni Moubarak vis-à-vis d’Israël.
Gamal Eid, avocat, marié, deux enfants, a lui-même été arrêté à quatre reprises, “pour quelques semaines à chaque fois“. Il a aussi, affirme-t-il, été torturé. Jamais jugé. Le premier blogueur traîné en justice pour ce qu’il a écrit s’appelle Abdel Karim Nabil Suleiman. En 2007, il a été condamné à quatre ans de prison, trois pour avoir “méprisé l’islam” – il qualifiait le ramadan de “mois de l’hypocrisie” -, un pour avoir ” manqué de respect” au raïs. D’autres procès sont en préparation. Affaire à suivre.
Patrice Claude
Source : LeMonde.fr
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