Le 11 mai 2008 à Jérusalem, les Arabes israéliens commémorent la Nakba.(Photo : Reuters)

Derrière l’argument de sécurité se cache naturellement un démon démographique. Les juristes du ministère de la Justice ont fait tomber le masque. Ils ont déclaré, pour la première fois, dans un langage sans équivoque, que : “L’État d’Israël est en guerre avec le peuple palestinien, peuple contre peuple, groupe contre groupe.” LA PLUS importante phrase écrite en Israël cette semaine s’est perdue dans le tumulte d’évènements passionnants.

Vraiment passionnants : dans un geste final d’infamie, caractéristique de l’ensemble de son mandat de Premier ministre, Ehoud Olmert a abandonné le soldat prisonnier, Gilat Shalit. Ehoud Barak a décidé que le parti travailliste doit rejoindre le gouvernement d’ultra-droite, qui comprend des gens franchement fascistes. Et ceci encore : l’ancien président d’Israël a été inculpé pour viol.

Dans cette cacophonie, qui aurait prêté attention à une phrase écrite par des juristes dans un document soumis à la Cour suprême ?

LE DÉBAT JURIDIQUE concerne l’une des lois les plus révoltantes jamais promulguées en Israël. Elle stipule que la femme d’un citoyen israélien n’est pas autorisée à le rejoindre en Israël si elle vit dans les territoires palestiniens occupés ou dans un pays arabe “hostile”.

Les citoyens arabes d’Israël appartiennent à des Hamulas (clans) qui s’étendent au-delà des frontières de l’État. Les Arabes se marient en général au sein de la Hamula. C’est une ancienne coutume, profondément enracinée dans leur culture, qui trouve sans doute son origine dans le désir de maintenir l’intégrité du patrimoine familial. Dans la Bible, Isaac a épousé sa cousine, Rebecca.

La “Ligne Verte”, fixée arbitrairement par les évènements de la guerre de 1948, sépare les familles. Un village s’est retrouvé en Israël alors que celui d’à côté restait en dehors de l’État et que la Hamula vit dans les deux. La Nakba a par ailleurs été à l’origine d’une grande diaspora palestinienne.

Un citoyen arabe d’Israël qui souhaite épouser une femme de sa Hamula la trouvera souvent en Cisjordanie ou dans un camp de réfugiés de Syrie ou du Liban. La femme va en général rejoindre son mari pour venir habiter dans sa famille. En théorie, son mari pourrait la rejoindre à Ramallah, mais le niveau de vie est là-bas beaucoup plus bas et toute sa vie – famille, travail, études – est en Israël. En raison du grand écart de niveau de vie, un homme des territoires occupés qui épouse une femme en Israël va aussi en général le rejoindre et recevoir la citoyenneté israélienne, laissant derrière lui son ancienne vie.

Il est difficile de savoir combien de Palestiniens, hommes et femmes, sont venus en Israël au cours des 41 années de l’occupation pour devenir ainsi citoyens israéliens. Un service gouvernemental parle de vingt mille, un autre de plus de cent mille. Quel que soit le nombre, la Knesset a promulgué une loi (officiellement “temporaire”) pour mettre un terme à ces mouvements.

Comme il est d’usage chez nous, le prétexte était la sécurité. Après tout, les Arabes naturalisés en Israël pourraient être des “terroristes”. En vérité, aucune statistique relative à de tels cas – s’il y en a – n’a jamais été publiée ; mais depuis quand un argument de sécurité aurait-il besoin de preuves pour se justifier ?

Derrière l’argument de sécurité se cache naturellement un démon démographique. Les Arabes représentent maintenant environ 20% des citoyens d’Israël. Si le pays devait être submergé par un flot de jeunes mariés des deux sexes, ce pourcentage pourrait monter – ce qu’à Dieu ne plaise – jusqu’à 22%. À quoi ressemblerait alors “l’État Juif” ?

L’affaire est venue devant la Cour Suprême, les demandeurs, des Juifs et des Arabes, faisaient valoir que cette mesure était en contradiction avec nos Lois Fondamentales (tenant lieu pour nous d’une Constitution qui n’existe pas) qui garantissent l’égalité de tous les citoyens. Les juristes du ministère de la Justice, par leur réponse, ont fait tomber le masque. Ils ont déclaré, pour la première fois, dans un langage sans équivoque, que :

“L’État d’Israël est en guerre avec le peuple palestinien, peuple contre peuple, groupe contre groupe.”

ON DEVRAIT lire cette phrase à plusieurs reprises pour en apprécier toutes les conséquences. Il ne s’agit pas d’une phrase échappée à un politicien en campagne et qui s’évanouit sitôt que prononcée, mais d’un phrase rédigée par des juristes prudents pesant soigneusement chaque lettre.

Si nous sommes en guerre avec “le peuple palestinien”, cela signifie que chaque Palestinien, où qu’il ou elle puisse se trouver, est un ennemi. Cela comprend les habitants des territoires occupés, les réfugiés dispersés à travers le monde aussi bien que les citoyens arabes d’Israël eux-mêmes. Un maçon de Taibeh, en Israël, un fermier de Naplouse, en Cisjordanie, un policier de l’Autorité palestinienne à Jenin, un combattant du Hamas à Gaza, une fille dans une école du camp de réfugiés de Mia Mia, près de Sidon, au Liban, un boutiquier naturalisé américain à New York – “groupe contre groupe”.

Les juristes n’ont évidemment pas inventé ce principe. Cela fait longtemps qu’il est admis dans la vie quotidienne, et tous les services du gouvernement y conforment leurs actions. L’armée ferme les yeux lorsqu’un “avant-poste” illégal s’implante en Cisjordanie sur une terre de Palestiniens et envoie des soldats pour protéger les envahisseurs. Les tribunaux israéliens prononcent habituellement des sentences plus sévères à l’encontre de prévenus arabes qu’à l’encontre de Juifs coupables des mêmes fautes. Les soldats d’une unité de l’armée commandent des T-shirts représentant une femme arabe enceinte avec un fusil braqué sur son ventre et ces mots “un coup, deux morts” (vu dans Haaretz cette semaine).

CES JURISTES ANONYMES devraient peut-être être remerciés pour oser formuler dans un texte juridique une réalité jusqu’à présent masquée de mille façons différentes.

La réalité toute simple, c’est que 127 ans après le début de la première vague d’immigration juive, 112 ans après la fondation du mouvement sioniste, 61 ans après la fondation de l’État d’Israël, 41 ans après le commencement de l’occupation, la guerre israélo-palestinienne se poursuit sur toutes les lignes de front avec une force qui ne faiblit pas.

L’objectif inhérent à l’entreprise sioniste était, et est toujours, de transformer le pays – au moins jusqu’au Jourdain – en un État juif homogène. Tout au long du cours de l’histoire sioniste-israélienne, cet objectif n’a été abandonné à aucun moment. Chaque cellule de l’organisme israélien contient ce code génétique et agit donc en conséquence, sans avoir besoin de recevoir de directives particulières.

Dans mon esprit, je me représente ce processus comme la nécessité pour une rivière d’atteindre la mer. Une rivière attirée vers la mer ne connaît aucune loi, si ce n’est la loi de la gravité. Si le terrain le permet, elle va couler tout droit, sinon elle va se creuser un nouveau lit, serpenter comme un reptile, tourner à droite et à gauche, contourner les obstacles. Si c’est nécessaire, elle va se séparer en plusieurs bras. De temps en temps des ruisseaux vont la rejoindre. Et à chaque minute elle va s’efforcer d’atteindre la mer.

Le peuple palestinien s’oppose naturellement à ce processus. Il refuse de bouger, construit des digues, essaie de repousser le flot. C’est vrai que pendant plus de cent ans il a cédé du terrain, mais il n’a jamais capitulé. Il continue à résister avec la même obstination que la rivière met à avancer.

TOUT CECI s’est accompagné, du côté israélien, de négations obstinées, faisant appel à mille et une formes de prétextes, de slogans égoïstes, de contrevérités moralisatrices. Mais, de temps en temps, un coup de projecteur inattendu fait apparaître ce qui se passe réellement.

C’est ce qui s’est produit cette semaine, lorsque l’une des écoles de préparation militaire, conçue pour former de futurs officiers, a organisé une rencontre d’anciens élèves, la plupart en service actif ou dans la réserve, pour les inviter à parler librement de ce qu’ils ont vécu. Du fait que beaucoup d’entre eux venaient juste de rentrer de la guerre de Gaza, et que les choses brûlaient dans leurs os (selon l’expression hébraïque), des détails choquants ont été révélés. Ces révélations ont vite trouvé le chemin des médias et ont enfin été publiées dans les journaux et à la télévision.

Pour les lecteurs de cet article, ces choses ne vont pas constituer une surprise. J’ai déjà écrit sur le sujet dans mon article du 31 janvier 2009, “Drapeau noir”. Amira Hass et Gideon Levy ont recueilli les témoignages de témoins oculaires auprès des habitants de Gaza, relatant largement les mêmes histoires. Mais il y a une différence : cette fois, les faits sont révélés par les soldats eux-mêmes, ceux qui ont pris part aux évènements ou qui les ont vus de leurs propres yeux.

L’armée a été choquée, surprise, révoltée. Le Menteur Officiel de l’Armée qui porte le titre de Porte-Parole de l’Armée avait démenti tout acte de cette nature. Maintenant il promet que l’armée va enquêter sur chaque incident “selon que l’affaire l’exige”. L’avocat général militaire a donné l’ordre à la section de recherche de la police militaire d’ouvrir une enquête. Comme le même avocat général s’est vanté dans le passé que ses officiers avaient été intégrés pendant toute la guerre dans chaque poste de commandement de la ligne de front, il faudrait se montrer plus que naïf pour prendre au sérieux sa déclaration.

On peut faire confiance à l’armée pour que rien de concret ne sorte de l’enquête. Une enquête conduite sur elle-même par l’armée – comme toute enquête d’une institution sur elle-même – est une farce. Dans ce cas, il s’agit de bien plus qu’une farce, puisque les soldats doivent témoigner sous les yeux de leurs commandants, tandis que leurs camarades écoutent. Lors de la rencontre des anciens élèves, ils ont parlé librement, pensant n’être entendu que par les présents. Même dans ces conditions, il leur a fallu beaucoup de courage pour s’exprimer. Et, du fait que chacun ne pouvait parler que de ce qui s’était passé dans son voisinage immédiat, un petit nombre de cas seulement ont été signalés. L’armée n’a l’intention d’enquêter que sur ceux-là.

Mais le tableau est beaucoup plus large. Nous avons entendu parler de nombreux cas du même genre et il s’agit clairement d’un phénomène de grande ampleur. Une femme et ses enfants furent expulsés de leur maison par des soldats et immédiatement après abattus de près par d’autres soldats qui avaient reçu l’ordre de tirer sur tout ce qui bougeait. Des personnes âgées et des enfants qui marchaient en terrain découvert ont été tués de sang froid par des snipers qui pouvaient les voir clairement dans leur viseur télescopique et qui avaient reçu l’ordre de considérer comme des “terroristes” tous les gens qui se déplaçaient. Des maisons ont été détruites sans raison, simplement parce qu’elles se trouvaient là. Des biens à l’intérieur des appartements ont été vandalisés simplement pour s’amuser, “parce qu’ils appartiennent à des Arabes”. Des soldats ont déchiré des sacs de nourriture destinés par les services de l’ONU à la population affamée, parce qu’ils “étaient pour les Arabes”.

Je sais que ce genre de choses se produit dans toutes les guerres. Une année après la guerre de 1948, j’ai écrit sur la question un livre intitulé “Le revers de la médaille”. Chaque armée au combat comporte sa part de psychopathes, d’inadaptés et de sadiques aux côtés de soldats corrects. Mais, même certains soldats normaux peuvent se déchaîner au cours des combats, perdre leur sens du bien et du mal et se conformer à “l’esprit de corps”, s’il est de cette nature.

Il est arrivé quelque chose à notre armée. Ses commandants ne cessent de l’appeler “l’armée la plus morale au monde” au point que c’en est devenu un slogan comme “La Guinness est bonne pour vous”. Mais ce qui s’est produit pendant l’opération de Gaza témoigne d’une dégradation massive.

Cette dégradation est le résultat naturel de la définition de la guerre employée dans le texte soumis à la Cour Suprême. Ce texte doit choquer, susciter la condamnation et servir d’appel à se réveiller pour chaque personne à qui l’avenir d’Israël est cher.

Il faut mettre fin à cette guerre. La rivière doit être canalisée dans un autre lit, de façon que ses eaux servent à fertiliser la terre – avant que nous ne soyons irréversiblement ravalés au rang de bêtes à nos propres yeux et aux yeux du monde.

Uri Avnery
Gush Shalom, 21 mars 2009

Source : ContreInfo.info