Le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD) maintient toujours sa mainmise hégémonique sur la Tunisie. Mais, une ouverture politique pourrait-elle s’effectuer sans ce parti qui a accaparé l’essentiel de l’exécutif tunisien depuis la création de son ancêtre, le parti du Néo-Destour, en 1934.

Certaines franges de l’opposition tunisienne soutiennent que le RCD est en soi l’un des aspects du blocage politique actuel. Et, partant, il devrait être exclu de toute entreprise de décrispation ou de réconciliation nationales. Cette attitude est partagée depuis plusieurs décennies par d’ex-ténors de l’ex-Parti Socialiste Démocratique (PSD) qui, à l’image de l’ex-ministre, Béji Caïd-Essebsi, sont convaincus que le statut du PSD, puis, du RCD, sont passés de celui de “parti au pouvoir” à celui, moins complaisant, de “parti du pouvoir”. En d’autres termes, la vitrine politique d’un système à la limite de l’apolitisme.

L’envers du legs

Héritier du Néo-Destour et du PSD, le RCD n’a pas vraiment rompu avec ses prédécesseurs. A part le changement d’appellation et les tentatives de tourner la page bourguibienne, vraisemblablement pour marquer le changement à la tête de la magistrature suprême, le parti avance encore la question de “légitimité historique” pour décrire son rôle majeur dans la lutte contre l’occupant français, puis, dans la construction de l’Etat. Cette thèse est vraie, dans d’énormes proportions mais elle ne constitue, au final, qu’une vision réductrice du mouvement national, dont la chronique est enfantée par des Tunisiens appartenant à toutes les formations politiques de la place, outre le citoyen lambda qui a payé cher le prix, sinon de son engagement pour la libération de la Tunisie, de sa naissance dans un pays colonisé.

Le RCD, tout comme le PSD, s’adjuge, donc, la pluie et le beau temps. Mais, il n’admet, à aucun moment, sa responsabilité, ne serait-ce au plan éthique, des tempêtes qui ont éclaboussé la Tunisie. Même pas en tant que simple accident de passage et même pas aux moments les plus rudes au sein même du parti. Cinq événements à l’appui : le différend Bourguiba-Ben Youssef et la répression qui s’en est suivie, l’épisode “Lazhar Chrayti” et les responsables PSD qui y étaient impliqués, l’exclusion des 11 militants signataires du célèbre Manifeste du 13 octobre 1972, les élections frauduleuses de 1981 et les amendements successifs de la Constitution tunisienne, depuis 2002.

L’argument de “légitimité historique”, ainsi avancé pour pérenniser l’hégémonie politique du RCD et son observance d’une intransigeance, de plus en plus destructrice, face aux revendications, somme toute légitimes, d’ouverture, au nom de la Constitution, seul et unique garant du droit à la participation politique, n’est plus aussi solide qu’il était, en tant que raison d’Etat, au lendemain de l’instauration du système républicain.

Parallèles peu convaincants

La “légitimité historique” n’a pas été uniquement l’aboutissement de l’historisation du mouvement national, oeuvre quasi exclusive du PSD, puis, du RCD, car détenant l’essentiel des archives nationales et présidant aux destinées de toutes les institutions scientifiques de la Cité. Elle est également importée d’expériences, parfois, lointaines, aussi bien en termes kilométriques que politiques. L’exemple que certains hauts responsables du RCD avancent le plus souvent est celui du Parti social-démocrate Suédois des Travailleurs (SAP).

Fondé en 1889, il était au pouvoir de manière presque non discontinue entre 1928 et 1996. Sauf que l’on est assez loin, non seulement du schéma politique suédois mais aussi et surtout de la manière avec laquelle le SAP avait dirigé l’Etat.

Primo, ses meilleurs scores n’ont jamais dépassé les 53.8 %, scores obtenus lors des législatives de 1940, à un moment où l’opinion publique suédoise craignait l’effritement des blocs politiques traditionnels et, donc, l’hétérogénéité de la prise de position en temps de guerre.

Secundo, neuf dirigeants – dont une direction collégiale – se sont succédé à la présidence du SAP, entre 1889 et 2010, avec un record de longévité de 23 ans pour Tage Erlander, détenteur également du record de longévité à la tête du gouvernement. Mais, faut-il préciser, ici, que la Suède est une monarchie constitutionnelle et non une république présidentielle.

Tierzo, le SAP ne revendique que 125 mille adhérents pour une population d’un peu plus de 9 millions d’habitants.

Un corps de plus en plus vulnérable

Donc, on est loin des 2 196 323 membres, annoncés en grandes pompes, lors du Congres du Defi en 2008. On est même loin des 75 931 000 membres – pour une population de 1 400 214 020 d’habitants – revendiqués par le Parti Communiste chinois.

Le clientélisme hantant de plus en plus les différentes structures du RCD, le nombre d’adhérents devient un lourd fardeau d’hybridité, que la direction du parti doit prendre en compte. En effet, le parti au pouvoir s’apparente plus à un forum qu’à une composition politique. Les dernières élections municipales ont connu des prises de positions peu habituelles au sein du RCD, certains sympathisants ayant exprimé leur mécontentement quant aux choix des candidats en lice et, de surcroît, dans des villes traditionnellement conquises à sa cause, telles que Monastir.

Au sein du barreau, les désaccords entre avocats Rcdistes étaient plus flagrants, ce qui expliquera l’émergence d’une direction plutôt indépendante.

A l’origine de la vulnérabilité du parti, jamais admise par sa direction, plusieurs formes de ratages, de manquements et d’incohérences.

Parachutage à la tête du RCD

L’organisation interne du parti et les élections au niveau des structures de base ne font plus l’unanimité. Et, pour cause le fait qu’en s’acheminant vers le haut de la hiérarchie, et plus précisément, à partir du titre tant convoité de secrétaire général de comité de coordination, la condition d’avoir appartenu au parti pour une période prédéterminée, imposée aux prétendants aux postes de président de cellule ou de fédération ainsi que pour les candidats au Comité central, est abrogée.

La base est, donc, dirigée par des responsables dont la culture voire les convictions ne sont pas forcément rcdistes.

Les fins, d’abord. Puis, la loi.

C’est dans cette atmosphère où la base n’a plus le dernier mot que la Charte du RCD est devenue quasi caduque. En témoigne le peu de souci à respecter ce document majeur pour toute composition politique, lors du Congrès du défi, en 2008.

Précédant l’échéance électorale de 2009, les Congrès devaient confirmer, comme prévu, la candidature du Président Zine El Abidine Ben Ali. Mais, voilà le Président lui-même faisant l’annonce, alors que la Charte est claire : les Congressistes doivent débattre de la question, proposer des noms, trancher et proposer à l’heureux élu qui, lui, décidera, avec le plein de droit de refuser.

Puis, à la fin des travaux du même Congrès, les participants ont omis de réélire le Président Ben Ali à la tête du RCD. Car, la présidence du parti n’est pas un fait accompli.

En outre, le parti au pouvoir fait fi des dispositions de la Loi organique sur les partis politiques, en se réservant le droit de ne pas inscrire au Journal Officiel de la République Tunisienne (JORT) les modifications qu’il apporte à sa Charte ou à ses structures, pourtant stipulé par ladite loi dans ses articles 9, 14 et 15. Un exemple à l’appui : quand le parti a limité le nombre de vice-Présidents à un seul, au lieu de plusieurs, comme ce fut le cas, avant son Congrès de 2008, cette modification, pourtant majeure, n’est pas publiée au JORT.

Un parti. Des identités

Outre les ratages et les manquements, susmentionnés, le parti fait face à un enjeu majeur, celui de façonner une identité qui soit la sienne et qui lui permette de se dissocier de ses détracteurs. Le domaine le plus flagrant dans lequel le parti peine à avoir un mot et un seul a dire est celui de la religion. Le PSD, virulemment critiqué pour ses positions qualifiées d’anti-religieuses, aussi bien par les citoyens de confession musulmane que par les citoyens de confession juive ainsi que par la minorité chrétienne, a offert ses bons offices lors du célèbre procès du penseur égyptien, Sayyid Qutb, pour empêcher son exécution, en août 1966. Le parlement tunisien condamnera la pendaison de Qutb dans un communiqué.

Plus récemment, le RCD invita à ses symposiums des personnalités proches voire membres des différentes antennes des Frères musulmans, tels quel le fondateur du Mouvement de la Société pour la paix, Mahfoudh Nahnah, ou encore le secrétaire général de l’Union Mondiale des Oulémas Musulmans.

Le même parti RCD refuse, depuis plusieurs années, de reconnaître l’Association Tunisienne pour la Défense de la Laïcité.

Quel poids ?

Par conséquent, il est légitime de dire que le RCD n’est pas un parti homogène. D’où son hégémonie. En effet, accueillant des centaines de milliers de Tunisiens appartenant à plusieurs courants politiques, sous la pression du clientélisme, le parti accapare l’essentiel de l’opinion publique nationale. Parfois, sans conviction, l’obsession de légitimité étant entérinée par une base populaire qui, paradoxalement, n’infirme pas le scepticisme des détracteurs du RCD quant à la conviction justement d’adhésion au parti.

C’est dans cette logique que le RCD est devenu le parallèle de toute initiative apolitique, syndicale et civile qui, par le présent ou le présent, a représenté un contrepoids au parti. C’est le cas de l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT), affaiblie par les cellules professionnelles qui essaiment un peu partout dans le milieu professionnel et permettent, donc, au parti d’être omniprésent et, surtout, de veiller à ce que toute expression de mécontentement soit tue.

Brouillamini et enchevêtrement

Ce parallèle ne s’arrête pas au niveau apolitique ou, plus précisément, dans les milieux censés être neutres. L’Etat en soi se confond avec le RCD. Car, le Président du parti est lui-même chef d’Etat. Pourtant, la magistrature suprême suppose que le Président de la République soit Président pour tous les Tunisiens et est, donc, appelé à démissionner de son parti politique.

C’est ainsi qu’en France, par exemple, un prétendant à l’Elysée démissionne de son parti dès que celui-ci confirme sa candidature.

Dissocier la présidence de la république de la présidence de tout parti au pouvoir est, donc, un impératif. Voire une aubaine. Car, cela permettra l’émergence d’une nouvelle direction et créera, donc, dans les différentes structures une dynamique inouïe. Un nouveau souffle, somme toute. Au-delà de la sphère claquemurée du parti, cela permettra, également, à toutes les autres compositions politiques d’œuvrer de concert avec la présidence de la république avec en ligne de mire le sacro-saint principe de continuité de l’Etat. Et, non, du parti.

Une Tunisie sans RCD ?

C’est cela justement que démontre l’ex ministre, Béji Caïd Essebsi, dans son livre « Habib Bourguiba. Le Bon grain et l’ivraie », en insistant sur l’effet pervers du blocage et en considérant que ce processus étant désormais irréversible, seule une volonté politique précipitera un éventuel déblocage.

Au sein de l’opposition s’élèvent des voix ne concevant la solution à la crise politique actuelle sans l’affaiblissement du RCD voire sa neutralisation, pure et simple. Le fardeau, assez lourd, des expériences antérieures, parfois dramatiques, ne peut en soi légitimer la simplification de l’alternative, qui devrait être consensuelle, dans le rejet d’une composante majeure de la scène politique tunisienne de la taille du RCD.

Car, vaille que vaille, l’alternative se jouera, dans d’énormes proportions, au sein même du RCD. Soit le politique dira son mot et finira par concéder les impératifs du moment, avec pour mot d’ordre l’ouverture politique, soit le RCD demeurera le parti du pouvoir en n’ayant pour seule et unique mission que de cautionner des évolutions anticonstitutionnelles.

Le Blog de Bassam Bounenni