La critique bâillonnée
Le 15 juillet dernier, le journaliste Fahem Boukardous a été condamné à quatre années de prison. Il était poursuivi pour « constitution d’une association criminelle susceptible de porter atteinte aux personnes et à leurs biens » et « diffusion d’informations de nature à troubler l’ordre public ».
Le gouvernement tunisien reproche à M. Boukardous d’être le seul journaliste à avoir couvert en 2008 un soulèvement des travailleurs des mines de Redeyef-Gafsa contre les autorités locales et les forces policières. Ses reportages ont été présentés sur la chaîne de télévision El Hiwar, diffusée par Internet.
Sans les reportages de ce journaliste, peu de Tunisiens auraient su ce qui s’est passé dans cette région.
Cette affaire illustre le rapport qu’entretient le gouvernement tunisien avec les journalistes et autres blogueurs qui se servent d’Internet pour diffuser de l’information qui échappe aux autorités.
Les trous noirs de la toile
En voici un autre exemple. Le 28 avril 2010, la toile tunisienne était parsemée de trous noirs. D’innombrables sites, profils ou pages Facebook, blogues et sites de médias nationaux ou étrangers, ainsi que des plateformes de partage de vidéos ou de photos étaient inaccessibles.
La seule réponse à toute requête était « error 404 not found ». Il ne s’agissait pas là d’une quelconque panne technique. C’était tout simplement une censure massive. Car la censure d’Internet est une arme du régime tunisien pour faire taire les opposants et les voix discordantes. Et cela dure depuis des années.
Mais pourquoi cette grande offensive des autorités tunisiennes à cette date précise?
Deux événements auraient poussé les censeurs à exercer leurs talents techniques. D’abord les élections municipales du 9 mai. Comme de coutume en Tunisie, les élections sont une occasion pour les opposants de tous bords de dénoncer les éventuelles fraudes ou l’absence de débat démocratique.
Ensuite, la libération du journaliste et opposant tunisien Taoufik Ben Brick devait avoir lieu dans les jours suivants. Visiblement, on ne voulait pas que cette libération soit médiatisée sur Internet.
Cette opération de censure n’a pas intimidé les animateurs de sites et les blogueurs. Bien au contraire. Une manifestation virtuelle a eu lieu sous le nom de code « Sayeb Salah » (lâche Salah) avec le slogan « free 404 ».
Sur Facebook une page consacrée à cette manifestation a été créée dans la foulée. Elle compte plus de 25 000 fans.
Par la suite, un appel à manifester a été lancé. Les initiateurs invitaient les Tunisiens à des rassemblements le 22 mai devant le siège du ministère des Technologies de la communication à Tunis. Les Tunisiens de l’étranger étaient également sollicités pour se rassembler devant les consulats tunisiens de Paris, de Montréal, de Bruxelles, de Bonn et de Washington.
Deux activistes ont même publié une vidéo dans laquelle ils racontent, à visage découvert, comment ils sont allés déposer au ministère de l’Intérieur la déclaration d’attroupement. Leur périple dans les couloirs de l’Administration a été un vrai parcours labyrinthique.
Même si les rassemblements ont été modestes, ils ont quand même eu lieu. Une façon de briser la peur.
Humour
Les internautes tunisiens ne manquent pas d’humour. Ils ont donné au censeur le nom d’« Ammar les ciseaux » ou « Ammar 404 ». Ce prénom fait référence à l’ancien ministre de l’Intérieur et des Communications, Habib Ammar.À ce Ammar anonyme, les internautes adressent des suppliques, des insultes ou des réclamations.
Résister et informer
Les dizaines de sites Internet et de pages Facebook tunisiens qui sont censurés sont consacrés essentiellement à la question des violations des droits de l’homme et des libertés en Tunisie. On peut y lire une multitude d’informations sur des grèves, sur la répression policière, sur la torture, ainsi que sur les arrestations de journalistes, de défenseurs des droits de l’homme ou de syndicalistes. Des informations qu’on ne retrouve pas dans les médias nationaux.
Cette large censure ne décourage pas pour autant les internautes et blogueurs tunisiens.
Un pionnier
Zouhair Yahyaoui a été parmi les premiers à utiliser Internet pour dénoncer les violations des droits de l’homme dans son pays.
Sous le pseudonyme Etounsi (le Tunisien), il crée le site d’informations TUNeZINE en juillet 2001. Rapidement le site conquiert les internautes aussi bien en Tunisie qu’à l’étranger.
Traqué par la police, Zouhair Yahyaoui est finalement arrêté le 4 juin 2002 à la sortie d’un café Internet dans la banlieue de la capitale. Maltraité et torturé durant son interrogatoire, il sera finalement condamné à deux ans de prison pour « propagation de fausses nouvelles ».
Il mènera plusieurs grèves de la faim durant sa détention, jusqu’à sa libération conditionnelle en novembre 2003.
Le 13 mars 2005, le cyberdissident meurt d’une crise cardiaque à Tunis à l’âge de 36 ans.
Aller jusqu’au bout
Zied El-Heni, 46 ans, est journaliste au quotidien gouvernemental Essahafa. Il est aussi blogueur.
En avril 2010, avec un autre cyberjournaliste, il avait transmis une lettre au ministère de l’Intérieur dans laquelle il demandait l’autorisation de manifester le 3 mai « en faveur de la liberté de la presse et pour l’égalité devant la loi » en Tunisie.
Depuis ce jour, les policiers ne l’ont pas « lâché », selon lui. Il a été victime d’insultes et de menaces anonymes par téléphone.
Excédé par cette situation, le 3 mai, Zied El-Heni, au volant de sa voiture, force la grille du palais présidentiel, où il a été reçu.
« J’ai consigné par écrit tout ce que j’ai enduré depuis le jour où j’ai demandé à manifester en cette journée mondiale de la liberté de la presse [3 mai]. », a raconté le journaliste à l’AFP.
Par ailleurs, il a intenté une action en justice contre l’Agence tunisienne d’Internet (un organisme public), une première depuis la création de l’agence en 1996.
Le blogueur veut obtenir réparation pour le préjudice subi à cause de la censure.
« Pour le gouvernement, la fermeture ou le blocage d’un site web peut être une simple opération technique fondée sur son autorité légitime… mais dans ce cas, c’est un délit », a-t-il expliqué.
Un ex-magistrat blogueur
Radié en 2001 du corps de la magistrature en raison de son militantisme pour l’indépendance de la justice, le magistrat Mokhtar Yahyaoui écrit quotidiennement sur son blogue, hébergé par Reporters sans frontières.
Selon RSF, le site de Mokhtar Yahyaoui a été piraté à deux reprises et les données en ont été complètement effacées.
L’ex-magistrat affirme que son blogue reçoit pas moins de 2000 visites par jour.
Si nous avons la preuve que la censure de l’État est efficace, notre combat pour la liberté d’expression n’en reste pas moins primordial. Si on le gagne, on pourra peut-être sauver quelque chose. Si on le perd, on aura tout perdu. Ce n’est pas seulement un combat contre le régime, c’est surtout une lutte contre l’obscurantisme. — Mokhtar Yahiaoui
Une bouteille à la mer
En 2008, une lettre anonyme, visiblement rédigée par un cadre de l’entreprise, a dénoncé l’utilisation illégale des moyens matériels de la compagnie nationale Tunisair par la compagnie privée Karthago qui appartient à Belhassen Trabelsi, le frère de l’épouse du président Zine el-Abidine Ben Ali.
La très large diffusion de cette missive sur Internet a permis aux syndicalistes de demander des comptes au PDG de la compagnie. (1)
L’exception américaine
Seul le site de l’ambassade américaine à Tunis est épargné par l’arme de la censure. Pourtant, ce site divulgue régulièrement des informations sur les violations des droits de l’homme.
Les auteurs du livre La régente de Carthage donnent un exemple édifiant, extrait d’un rapport du département d’État des États-Unis publié par le site de l’ambassade :
« En mars 2006, selon l’organisation mondiale contre la torture (OMCT), Bechir Rahali, le chef du commissariat de la Cité Ennour à El Ouardia IV, Tunis, aurait causé la mort de Tarek Ayari en lui assenant un coup sur la tête avec le manche d’une pioche alors qu’il tentait d’échapper à une descente de police. Abandonné sur les lieux sans qu’aucun secours ne lui soit porté, il est ultérieurement décédé des suites de ses blessures. Aucune enquête n’a été ouverte et officiellement aucune plainte n’a été déposée. » (1)
La mécanique de la censure
Le régime tunisien passe pour être un chef de file dans les nouvelles technologies au Maghreb. Il s’est même engagé dans une politique de baisse des coûts d’accès à Internet, mais il est très tatillon sur le contenu de la toile.
Selon un rapport de Reporters sans frontières, l’Agence tunisienne d’Internet (ATI), un organisme public, impose un filtrage sévère du web à l’aide de plusieurs logiciels.
Ces logiciels permettent d’intercepter et même de détruire les courriels. La loi relative au Code de la poste rend possible cette pratique dans les cas où les courriels constituent « un trouble à l’ordre public ».
De plus, les fournisseurs d’accès agissent sous la loupe du régime : un arrêté ministériel les oblige à communiquer la liste de leurs abonnés.
Dans les cafés Internet, les gérants sont responsables des sites visités par les internautes. Ils ont l’obligation de contrôler le contenu du courrier électronique de leurs clients. Généralement, les internautes qui fréquentent ces cafés doivent présenter une pièce d’identité au gérant.
Depuis 2009, l’ATI a imposé aux gérants des cafés Internet le programme Publisoft qui permet de savoir ce que les internautes visitent comme sites. Le procédé est le suivant :
Pour naviguer sur le web, les internautes doivent inscrire leurs informations personnelles sur une application. En retour, ils reçoivent un nom d’utilisateur et un mot de passe qu’ils garderont en permanence et qui seront valables dans tous les cafés Internet. Les internautes ne peuvent accéder au web que s’ils donnent leur nom d’utilisateur et leur mot de passe.
Ainsi, l’Agence tunisienne d’Internet sait en temps réel le nom de l’usager, où il se trouve et quel site il consulte.
Attaques à l’extérieur
Les sites et blogues tunisiens qui sont hébergés à l’étranger n’échappent pas à la surveillance des autorités tunisiennes.
De nombreux sites ont fait l’objet d’attaques très sévères. C’est le cas notamment de nawaat.org (voir l’interview avec Sami ben Gharbia) et des sites des organisations de défense des droits de l’homme. Certains ont perdu leurs archives, d’autres ont été inaccessibles durant plusieurs jours.
Procédés
Noyer la toile sous les sites officiels, ainsi les recherches relatives à la Tunisie aboutissent sur ces sites qui seront bien placés dans les moteurs de recherche. Pirater par des attaques DDOS Contaminer des serveurs et des sites par des vers, chevaux de Troie et virus Filtrer par l’adresse IP Effacer le contenu des pages web, des courriels Bloquer des ports; our contourner cette technique de filtrage, les internautes utilisent des proxy Utiliser la technologie Deep Packet inspection (DPI). Cette technologie de gestion de réseau avancée est installée sur les serveurs des fournisseur de service Internet et permet de passer au crible chaque « unité d’information » provenant du web afin de s’assurer qu’elle est conforme avec les critères de contrôles établis par l’ATI. Filtrer et neutraliser les outils de contre-filtrage comme Anonymizer ou Guardster.
À qui appartient Internet?
Selon la revue économique tunisienne Business News, le marché des fournisseurs d’accès Internet en Tunisie est détenu à 75 % par les entreprises PlaNet et TopNet.
Le hic, c’est que ces deux entreprises appartiennent au premier cercle familial du président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali.
PlaNet est la propriété de Cyrine Ben Ali, la fille du président, et de son mari, Marwane Mabrouk.
TopNet est détenue par Sakhr El-Materi. Ce très jeune entrepreneur est à la tête d’un empire englobant l’immobilier, les médias, le tourisme, la finance et l’automobile. Il se trouve qu’El-Materi est surtout l’autre gendre du président.
« La surveillance est quotidienne »
L’organisation de défense de la liberté de la presse Reporters sans frontières a classé la Tunisie parmi les ennemis d’Internet, et qualifié son président Zine el Abidine Ben Ali de prédateur d’Internet.
Soazig Dollet, responsable du bureau Maghreb-Moyen-Orient de Reporters sans frontières, décrit en entrevue la situation d’Internet dans ce pays et explique les méthodes de censure utilisées par les autorités.
La Tunisie est un des pays les plus liberticides dans le monde en ce qui concerne Internet. — Soazig Dollet
Soazig Dollet décrit aussi les conditions de travail difficiles des journalistes et blogueurs tunisiens. [Écouter L’entrevue avec Soazig Dollet]
« Internet nous a affranchis »
Le Tunisien Sami Ben Gharbia parmi les figures les plus en vue de l’opposition tunisienne sur Internet.
Réfugié politique aux Pays-Bas depuis 1998, Sami ben Gharbia est cofondateur de nawaat.org, un blogue collectif indépendant animé par des Tunisiens, et cofondateur de cybversion.org, un blogue dédié à la censure d’Internet en Tunisie.
Internet nous aide à faire circuler l’information, à nous affranchir de la peur et à nous intéresser aux sujets citoyens. — Sami Ben Gharbia
Très actif, il est aussi le directeur d’Advocacy de l’organisation mondiale Global Voices, un réseau mondial de blogueurs qui sélectionnent, traduisent et publient des revues de blogues en 18 langues.
Sami Ben Gharbia est, par ailleurs, cofondateur de Arab Techies, un collectif des techniciens du Web arabe, et le coorganisateur de Arab Bloggers, une conférence annuelle des blogueurs arabes.
En entrevue, il parle des sites qu’il a fondés, de la censure des autorités tunisiennes et de l’impact de cette censure sur la conscience politique des Tunisiens. [Écouter l’entrevue avec Sami Ben Gharbia]
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(1) La régente de Carthage, Nicolas Beau et Catherine Graciet, Éditions La Découverte 2009
Cette enquête a été réalisée par Radio canada, publié le Mardi 17 Août 2010.
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