Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

J’ai lu sur Facebook aujourd’hui un certain nombre d’appels sincères au retour au calme, agrémentés parfois de railleries envers l’UGTT, et de soutiens plus discrets au gouvernement dit d’ « union nationale » (qui n’unira bientôt que des ministres très fraichement désencartés). Ces appels au calme, souvent sincères, mettent en avant les risques économiques qu’une crise politique de longue durée impliquerait pour le pays.

C’est vrai. Toute révolution a un coût, et comment celle-ci échapperait-elle à la règle? C’est vrai, il faudra retourner au travail. Mais dans quelles conditions?

Jetons un coup d’œil dans le rétroviseur: certes l’ensemble de la population, toutes catégories confondues, a participé aux évènements pour en faire une révolution puissante. Mais gardons en mémoire que la révolte qui a agité la Tunisie est partie des régions déshéritées, et qu’elle a été animée dans ses débuts, comme souvent, plutôt par les couches populaires. Que l’UGTT, parfois de façon ambiguë, a joué un rôle clé dans l’opposition de terrain, et ce, depuis l’indépendance (Par pudeur, nous ne ferons pas la comparaison avec l’attitude d’un certain patronat et du milieu des affaires ces dernières années). On l’oublie, mais les couches populaires, les travailleurs, ont été les grands acteurs des émeutes des années 80, des émeutes de Gafsa et des émeutes de cet hiver ; elles ont payé un lourd tribut du fait de ces oppositions. Et c’est bien la baguette de pain à la main que les manifestants ont souvent défilé, comme pour rappeler les revendications du peuple.

Que se passerait-il dans ces régions et au sein du peuple si, après de si grands efforts, on revenait au statuquo ante, si les femmes de ménages, les ouvriers du bâtiment, les petits employés de l’hôtellerie retrouvaient leurs salaires si modestes? Si la classe moyenne continuait à acheter ses rêves à crédit, faute de salaire suffisant? Si les grandes fortunes « miraculeuses » d’hier continuaient de s’étaler avec arrogance? On comprend mieux le rejet profond du « retour au calme » dans les quartiers populaires, et dans les villes du centre et du sud du pays. N’est-il pas logique que le peuple demande à transformer l’essai et à refonder la société tunisienne sur des bases plus justes?

Ces propos, je le sais, sont cruels dans cette atmosphère sincèrement patriotique, où le peuple uni goûte aux délices des libertés fraichement acquises. Mais, mettre le doigt sur ce clivage maintenant plutôt que de le nier hypocritement peut être salutaire. Il faudra pour cela commencer par cesser de mépriser les aspirations du peuple et écouter son envie de progrès sur tous les plans.

Imaginer une Tunisie plus fraternelle, tenant compte des revendications légitimes du peuple, c’est écouter la base plutôt que de lui répondre par le mépris et la condescendance. C’est comprendre qu’un rééquilibrage est nécessaire jusque dans le gouvernement provisoire (après tout, ce sont surtout les ministres « RCD » qui, en s’accrochant à leur siège, font durer la crise). C’est comprendre aussi ces appels à une nouvelle constitution, qui grave dans le marbre cette nouvelle fraternité. Et c’est justement le moment pour le peuple tunisien d’exprimer ce qui a été tu pendant tant d’années.

Il n’est pas interdit ni tabou de regarder ce qui a pu se passer dans d’autres pays, y compris la France : au sortir de la terrible guerre de 39-45, dans un climat de liberté retrouvé mais aussi d’épuration, le conseil national de la résistance avait proposé un programme visant à briser les anciennes « féodalités ». Le peuple s’était réconcilié autour de ces généreuses idées (comme celle de la sécurité sociale, par exemple), un certain nombre d’entreprises ayant collaboré activement avec le régime honni avaient été nationalisées. Les mêmes oppositions raisonnables de retour au calme avaient été émises, mais à la fin du bras de fer, le retour à la croissance n’en fut que plus rapide.

Cette situation n’est bien sûr pas transposable, mais l’exemple historique vaut par les progrès économiques, sociaux et politiques qui en découlèrent. Il vaut aussi par l’unité nationale que ces progrès ont consolidée. Au tour du peuple tunisien de poser les bases d’une société plus unie et plus fraternelle.

Ainsi pacifiée, la Tunisie reprendrait plus rapidement encore les chemins de la prospérité partagée et du progrès. Et la croissance, consolidée par la demande intérieure, cette croissance qui semble tant inquiéter, s’affirmerait sans amertume, pour le bien de tous et dans un climat de confiance retrouvée.

Skander