Où comment la prise en otage de la révolution par des structures inefficaces et peu crédibles risque de saper l’idéal démocratique ?

Nous sommes en train de vivre un moment historique, qui nous mettra sans doute sur le chemin de la liberté et de la démocratie. Alors que nous jetons les bases de notre nouvelle société moderne, ne devrions-nous pas simplement nous passer des partis politiques pour cette étape historique ?

Peut-être que certains pensent que je suis fou, naïf ou encore ignorant. Peut-être qu’ils ont raison. Je ne suis pas politologue et encore moins philosophe mais je vais essayer, très modestement, d’exprimer le raisonnement qui me laisse penser que l’existence, même en surnombre, de partis politiques risque de mettre en péril la mise en place du processus démocratique dans notre pays.

Pour commencer, je dresse le constat suivant : l’organisation de la vie politique autour de partis, aussi nombreux soient-ils, montrent clairement ses limites :

• Dans ce qu’on appelle les « vieilles démocraties » (comme la France, les US, l’Allemagne ou le RU par exemple), les partis pèsent sur la vie politique de ces pays. En France, le clivage gauche/droite est, à mes yeux, largement responsable de la sclérose de la scène politique française, ce qui empêche les institutions et la société de se réformer et d’avancer sur un projet commun de société. Ce clivage ne fait pas de sens quand il s’agit de mener des réformes salutaires dont on ne peut pas se passer afin de préserver l’intérêt général de la nation à moyen et long terme. Je considère qu’une bonne décision, une bonne réforme ou une bonne politique, n’est ni de droite, ni de gauche, ni même du centre mais simplement une bonne politique. Aux US, l’hyper-segmentation de la scène politique entre les partis Démocrate et Républicain divise structurellement et durablement la société. En Allemagne, chaque scrutin s’accompagne d’un jeu d’alliances et de coalitions entre les principaux partis sans lequel une gouvernance stable ne voit pas le jour. L’apport des partis politiques dans ces vieilles démocraties me semble ainsi très limité et leur omniprésence peut même apparaître comme une menace. Ensuite, les partis politiques ne répondent plus suffisamment aux attentes des peuples et des citoyens qui ne les considèrent plus comme représentatifs de leurs opinions. D’où les taux records d’abstention aux élections. Au passage, il faut souligner que les mascarades d’élections en Tunisie des 20 dernières années sont marquées par l’abstention pour ces mêmes raisons, les citoyens ne trouvant plus ni dans le RCD, ni dans aucun des autres partis « fantoches », la représentativité de leurs opinions. Enfin, le comble des dysfonctionnements liés à la confiscation du jeu politique par les partis, est atteint quand on sait que ce sont quelques 400 000 militants UMP et PS qui désignent les 2 finalistes des élections présidentielles parmi lesquelles 40 millions d’électeurs français doivent choisir un président, soit 1 militant pour 100 électeurs. Les défenseurs de ce système vont argumenter que c’est aux électeurs de se mobiliser pour départager les candidats aux élections primaires et que cela va donc encourager la participation des citoyens au jeu politique.

Cependant, pour participer aux primaires, il faudrait être militant adhérent à tel ou tel parti et à jour de cotisation. Donc, que faire si un citoyen ne se reconnaît dans les idées d’aucun des partis politiques existants ? Certaines mauvaises langues vous diront qu’en 2007, ils ont eu le choix entre « la peste et le choléra » mais ce système pourrait faire penser à celui des « grands électeurs ». La principale limite de cette situation est que les militants des partis politiques ne sont malheureusement pas parmi les citoyens les plus « éclairés » sur l’intérêt général.

La situation n’est pas meilleure dans les « jeunes démocraties ». Je m’explique. Une majorité dominante pense que les tunisiens étaient les premiers, dans le monde arabe, à se soulever et se battre pour leur

liberté confisquée. Certes, ce que nous venons d’accomplir est énorme et historique, mais nous ne devrions pas oublier les manifestations des libanais contre la présence syrienne au printemps 2005, suite à l’assassinat de l’ancien PM Rafik Hariri. C’est ce qu’on a appelé la « Révolution du Cèdre » et qui a été suivie d’une période d’instabilité politique malgré les législatives de 2005 et 2009 qui continue à ce jour. Il faut dire qu’il est difficile de naviguer et de gérer des alliances au milieu d’une cacophonie de près de 20 différents partis. Cette instabilité est-elle souhaitable pour des pays qui restent sur le chemin du développement, quand des défis de taille restent à relever, quand il s’agit de mener des réformes structurantes et de construire un projet de société juste et pérenne dont la base est l’unité nationale ?

Ce constat ma laisse donc penser que les partis politiques :

  • Confisquent la scène et le débat politiques aux citoyens
  • S’enferment dans la politique politicienne
  • Packagent les opinions des citoyens dans des boîtes toutes prêtes, à prendre ou à laisser
  • Détestent le changement et le consensus car la mission première d’un parti est de concourir pour imposer ses idées
  • Favorisent l’oligarchie (confiscation du pouvoir par une minorité)
  • En surnombre, ils introduisent la confusion politique et fragilisent les démocraties

Je m’intéresse ensuite aux raisons qui ont poussé à l’émergence des partis comme piliers structurants de la scène politique. Les raisons auxquelles j’arrive ne me paraissent plus valables, applicables ou encore nécessaires dans notre Tunisie d’aujourd’hui :

• Dans le Savant et le Politique, Max Weber écrit : « les partis politiques sont les enfants de la démocratie et du suffrage universel ». On peut ne pas être d’accord avec Weber. Mais je partage son analyse. Je m’explique : certains définissent un parti politique comme « une organisation visant à mobiliser des individus dans une action collective menée contre d’autres pareillement mobilisés, afin d’accéder à l’exercice des fonctions de gouvernement. Cette action collective et cette prétention à conduire la marche des affaires sont justifiées par une conception particulière de l’intérêt général, ce qu’on appelle une idéologie ». J’ai personnellement l’ultime conviction que la Tunisie reste encore un embryon de démocratie à ce stade. La population tunisienne, dont plus des 2/3 a moins de 30 ans, n’a jamais été confrontée à une expérience démocratique, ni à des élections libres. Il existe donc un véritable risque lorsqu’un parti quel qu’il soit, arrive à conquérir le pouvoir, qu’une frange de la population soit frustrée de ne pas voir son opinion exprimée dans le cadre de l’action gouvernementale. Si je le dis plus simplement : l’expérience de la démocratie apparaît comme un préalable à l’émergence de partis politiques solides qui pourront agir comme un ciment qui consolide la démocratie et non comme un facteur d’exclusion d’une partie du peuple. Nous ne pouvons pas aujourd’hui faire l’économie de l’unité et de la cohésion.

• C’est l’idéologie qui a été le plus souvent à l’origine des partis politiques. Cette idée apparaît aujourd’hui comme « has been » et démodée depuis la chute du mur de Berlin. L’idéologie basée sur la religion est anticonstitutionnelle et anti-démocratique. Là encore, je considère qu’une bonne politique doit s’adapter aux besoins et aux réalités de la société et doit avoir comme objectif de mettre en place un projet de société solide, juste, pérenne et qui n’exclue aucune frange de la société.

La participation populaire : la démocratie se définit comme le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple. Il fut une époque où l’on pouvait légitimement se demander comment tous les hommes, vieux et jeunes, instruits ou non, riches ou pauvres, quelles que soient leurs sensibilités et croyances, vont remplir leur nouvelle fonction de « souverains ». Les partis jouaient alors un rôle pédagogique d’explication, de fédération et de mobilisation à la participation au processus démocratique. Aujourd’hui j’ai la ferme conviction, qu’une population jeune, instruite, qui a fait preuve d’une maturité politique et d’un sens des responsabilités extraordinaire n’a pas besoin d’être mobilisée et peut se passer de ce rôle des partis politiques.

Le financement : il était nécessaire, à une époque, d’avoir suffisamment d’argent pour financer une compagne électorale. Je pense qu’avec les moyens de communication d’aujourd’hui, et avec une population très majoritairement jeune et connectée (portables, réseaux, TV, etc.), les coûts de compagnes peuvent être optimisés et réduits significativement. Par ailleurs, cette dimension « financement » n’est pas forcément une bonne chose. Elle est même anti-démocratique puisque c’est une « prime aux

L’opposition comme contre-pouvoir : l’article 25 de la constitution stipule que chaque député, une fois élu, doit représenter la nation entière. Théoriquement, l’assemblée nationale, doit rester la meilleure opposition possible et le meilleur rempart contre l’oligarchie dans la mesure ou chaque député doit voter les lois et les décisions en tenant compte de l’intérêt suprême de la nation et non pas des intérêts particuliers de ses électeurs ou du parti auquel il appartient. Cela éviterait les pratiques opaques et détestables des consignes de votes données aux députés encartés.

Les partis politiques comme laboratoires d’idées dans lesquelles se préparent les projets de société : c’est peut-être le cas dans les vieilles démocraties, encore que parfois je me suis personnellement dit que finalement il n’y avait pas tant de différences que ça entre un RCD, un UMP, un PS ou un PC sous Staline : c’est soit tu es avec nous et tu es d’accord, soit tu dégages (j’exagère un peu mais à peine…). Nous avons la chance d’avoir une jeunesse mature, avec une conscience politique qui va dans le sens de l’intérêt général, et qui réclame haut et fort son désir d’être un acteur majeur de la scène politique. Cette jeunesse passe ses idées et les exprime par l’ensemble des moyens modernes à sa disposition. Il serait très dommage d’introduire des filtres idéologiques.

Si je ne vous ai pas encore perdus, c’est que peut-être que vous vous dites que ce que je raconte n’est pas complètement absurde. Je poursuis.

Je ne suis pas en train de dire qu’il faille marginaliser les partis politiques. Loin de moi cette idée. Je ne suis pas non plus en train de défendre un modèle anarchiste et apolitique. Je dis, que dans notre cas particulier tunisien, il est risqué de leur confier la construction de notre processus démocratique pour les raisons suivantes :

  • Nous sortons de 50 ans d’oligarchie imposée par un parti qui a été trop dominant, le RCD
  • Les autres partis politiques sont soit faibles, soit peu ou pas crédibles, soit trop idéologiques ou parfois même anti-démocratiques
  • Nous sommes un peuple jeune qui n’a pas d’expérience de la Démocratie malgré le formidable sens de maturité qu’on vient de prouver au monde entier
  • Après le manque de libertés qui a trop duré, il y a aujourd’hui un grand risque d’overdose de liberté d’expression, puisque tout le monde veut faire entendre sa voix ce qui génère une cacophonie qui introduit la confusion et ne nous rend pas service
  • Il y a un risque d’instabilité lié à des agendas divergents des différents partis: effritement des propositions et des programmes, jeu d’alliance et de coalitions, agendas personnels de certains
  • La composition du gouvernement d’union nationale en est la preuve : « si untel est nommé, moi je démissionne », « soit lui, soit moi », « ok je veux bien, mais à condition que… »
  • Nous avons besoin d’unité, de cohésion et de leadership
  • Il faut un projet de société autour d’un leader élu au suffrage universel direct uniquement sur un programme concret. L’élection du président de la république au suffrage universel direct n’est pas quelque chose de commun dans les démocraties modernes. C’est un fait suffisamment rare pour être soulevé. Le suffrage universel direct procure au Président, élu directement par les citoyens, une légitimité (par son programme et son action gouvernementale) qui doit être au dessus des partis

Je suis peut-être naïf ou idéaliste. Ce qui est sûr c’est que je crois au modèle défendu par Jean-Jacques Rousseau comme le meilleur moyen de démarrer un processus démocratique solide et efficace et qui répond à l’urgence de la rupture et à la nécessité des réformes.

Mais donc, quelle est l’alternative ? Voilà mes propositions :

  • Enfin, une VRAIE constitution qui met en place les garde-fous ainsi que les bonnes pratiques de gouvernance garanties par le principe de séparation des pouvoirs : un pouvoir exécutif qui fixe le cap, définit les réformes et exécute l’action gouvernementale et un pouvoir législatif qui valide la stratégie et s’assure de sa bonne exécution
  • Le pouvoir législatif doit être remis au centre du système de bonne gouvernance. Les élus du peuple doivent prendre entièrement leurs responsabilités
  • Mise en place d’un système d’incentive et de sanction à la fois pour l’exécutif et le législatif. Ce système doit aller au delà des incentives et sanctions électoraux (cela va de soi…)
  • Renforcement du 4ème pouvoir : une presse et des médias forts, indépendants et neutres dont la mission est d’informer les citoyens sur les dysfonctionnements
  • Supprimer de la constitution et du code électoral les mesures restrictives liées aux partis politiques (obligation pour un candidat d’être un chef de parti depuis X temps, nécessité d’être issu d’un parti, etc.). Encourager les candidatures et les compétences apolitiques
  • Elire un véritable Chef d’Etat de la stature d’un Bourguiba (celui des débuts et pas de la fin, Churchill ou de Gaulle) avec un noyau d’équipe resserrée sur la base d’un programme concret et précis, un projet de société et non pas sur la base d’une idéologie. Le Premier Ministre doit être soutenu et validé par le parlement
  • Les bases du projet de société sont l’union nationale, le service des intérêts de la nation, la consolidation des acquis et la nécessité de réformer et de moderniser
  • Le Président et le PM constituent un gouvernement avec des personnes compétentes et très majoritairement issues de la société civile, surtout dans les postes clés. Les membres du gouvernement et des institutions clés se doivent d’être au dessus de tout soupçon. On ne doit pas avoir le moindre doute sur l’honnêteté, l’intégrité et la compétence des ministres et des hauts fonctionnaires, ni sur la manière avec laquelle ils ont été nommés. C’est uniquement la méritocratie qui doit définir qui est le mieux habilité à servir l’Etat et la Nation à chaque poste
  • Les représentants du peuple à l’assemblée ne doivent pas être nécessairement « encartés » ce qui évite le parachutage, les consignes de vote et le service d’intérêts particuliers. Ils représentent la nation entière et votent les lois en leur âme et conscience

Nous avons une chance historique pour lancer un nouveau modèle de société et de démocratie. Aujourd’hui, le monde entier nous regarde. Il y a ceux qui nous admirent, ceux nous attendent au tournant, et ceux qui feront tout pour nous faire échouer. Je voudrais que nous soyons un laboratoire avant-gardiste pour mettre en place une véritable démocratie Rousseauiste, vision peut-être naïve et idéaliste mais pourquoi ne pas essayer? Je voudrais que la Tunisie soit un modèle de démocratie, non seulement pour les autres pays arabes et africains mais également pour les vieilles démocraties occidentales. Il faut oser, avoir de l’ambition et se donner les moyens d’y arriver. Ce qui compte c’est la construction d’un projet de société juste et équitable et qui consolide nos valeurs de fraternité, d’ouverture, et de modernisme. Une véritable démocratie représentative du peuple et qui n’obéit qu’à la volonté du peuple. Des partis politiquent inefficaces et peu crédibles risquent de menacer cet amorçage. Evitons qu’ils réussissent à saper la renaissance de notre nation.

A suivre…