Siège de la chambre des conseillers

Par : Amjad Ghazi

Spectacle surréaliste que celui que nous a offert la TV nationale en transmettant les débats de l’assemblée des Conseillers, diffusion et rediffusion en prime. Et qui a consisté à donner l’impression que tout change pour que rien ne change.

Il serait fastidieux de tout rapporter, de tout commenter, un gros volume serait nécessaire, et non pas seulement à cause de la durée de cette fameuse séance. Sur le mode de la victimisation généralisée, ceux qui ont pris la parole ont surtout pleuré su le sort … qui leur a été fait par l’ancien régime !

Une conseillère, propriétaire de sociétés, c’est elle qui le dit, a livré sa biographie avec d’infinis détails : On est heureux de savoir Madame l’entrepreneuse-investisseuse-courageuse-et-raquettée dans le transport maritime et dedans la politique. On est triste d’apprendre qu’au temps honni où elle fit sa fortune, Madame ne pouvait pas dire en vérité son calvaire « lam ufsah fî al-hakîka ‘alâ mâ kunt u’ânî ». On tremble d’effroi lorsque Madame énumère, des trémolos dans la voix, tous ses déboires : menaces téléphoniques, en 2007 précise-t-elle ; un couteau laissé sur son bureau, avertissement de mafieux ; 6 contrôles fiscaux, pas un de moins ! 3 contrôles CNSS, quelle horreur !

Cette digne dame dit que l’investissement s’est raréfié en notre pays, et explique que les pauvres investisseurs tunisiens sont bien désavantagés dans leur propres pays. Eux ils sont tenus de tout payer, se lamente-t-elle, contrairement aux autres. Madame qui a de la suite dans les idées lance comme ça, du coq à l’âne mais avec angoisse apparente : « Voulez-vous réinstaurer le socialisme ? »

On pourrait continuer encore longtemps à reproduire ces pensées de haut vol. Voici plutôt les urgences du pays, selon Madame la Conseillère : « réexaminer les dossiers des fiscaux » ! entendez les dossiers des entreprises en redressement fiscal.

Voici donc, quelque vingt jours après la Révolution, les urgences du pays ! Les enfants sans école, la jeunesse sans emploi, les dachras sans électricité, l’eau potable qu’il faut chercher à des kilomètres, les hôpitaux malades du peu de crédits et des gestions mafieuses, les pots-de-vin généralisés, foutaises que tout cela, pour Madame la conseillère ! Le plus urgent pour elle, c’est de lui rendre ce que le fisc lui a pris, peut-être à tort d’ailleurs. C’est là l’intérêt supérieur du pays, avec les difficultés que l’on sait, les incertitudes sur des questions vitales.

Nombreux parmi ceux qui ont pris la parole ont joué la partition de l’éculé « on ne savait pas », ils n’ont pas poussé la référence, la révérence jusqu’au trop fameux « ghaltûni » « on m’a trompé » de qui vous savez. Celui qui s’est surpassé dans ce registre est un féodal virtuose, porte parole des gros fermiers, éradicateur de la paysannerie tunisienne : il a lancé un « Ech kûn kân ya’raf ? » « Mais qui donc savait » et ajouté peu après « kunnâ fî bawtaka (sic et re-sic) wahda » que les annales retiendront à plus d’un titre. Il voulait dire « nous étions logé à la même enseigne ». Et le monsieur de dénoncer « les tribunaux dans la presse, dans la rue », et bien d’autres choses, pêle-mêle et en fatras. Ce Conseiller parlait, il est vrai, sans notes.

Dans l’auto-absolution, nous avons eu un florilège inégalable. Tout le monde a fait son devoir, proposer des amendements, formulé des désaccords à propos de telle ou de telle loi. C’est transcrit (dans les minutes et comptes-rendus des séances) affirmait tantôt l’un tantôt l’autre. On oublie de dire que les lois scélérates étaient votées, le plus souvent à l’unanimité. Le pompon : « Nous avons tenté de faire notre devoir, dans le cadre de ce qui était permis ». Admirez le succulent de la circonstancielle. Tout son poids de timbres sur une carte PSD/RCD.

Prenant ses camarades à témoin –il n’était pas le seul à le faire- il s’est écrié « vous vous souvenez que personnellement j’ai dit que les pertes matérielles… ». Blanc, blanc comme neige et innocent, ce même Conseiller aurait pu ajouter « et nous avons tenté de regarder autour de nous, dans le cadre de ce qui était permis » : il dit ingénument avoir découvert hier, à la faveur d’un reportage de la TV nationale sur la misère noire des Wlâd Mfedda, la réalité des zones frontalières du Nord. Il ne savait pas ; ils ne savaient pas ! vous dis-je.

D’autres, frappés de cécité profonde, et sans doute incurable en dépit des progrès de la médecine, ne peuvent toujours pas voir : A propos de ce même reportage, un Conseiller a exprimé tout simplement, et toute honte bue, son malaise : « que vont penser les investisseurs étranger de ça ?! ». Est-ce là la Tunisie du papier glacé, du papier mensonger, qu’il a contribué à vendre ? Non, certes pas.

Cachez donc cette misère que l’investisseur ne saurait voir… Monsieur le Conseiller, cela est indigne et témoigne de la représentation bénaliste du peuple. Sous d’autres latitudes, certains chefs ont voulu changer le peuple, avec le succès que vous savez.

Un autre a découvert qu’il délibérait sur des statistiques faussées. On est prié de ne pas rire et d’être, en revanche, touché par tant de confiance accordée à… ses seigneurs et maîtres !

Un autre a parlé des méchants « qui ont alimenté la rancœur ». Ennemis de la concorde qui devrait régner entre maître et esclave, bourreau et victime ?

Un autre a défendu, avec des calculs à se réveiller couché, le patronat négrier de l’intérim à vie. Au bout de ses petits comptes, on voudrait détourner le 26/26, ou ce qu’il en reste, vers les caisses des sociétés philanthropiques de l’intérim tunisien.

Puis un autre, et un autre ; et c’était long, très long à supporter.

Longs ses repentirs, entendus de ci de là, passage obligé qui n’engage à rien et qui, surtout, peut rapporter gros. Fastidieux ces aveux de vagues responsabilités, du bout des lèvres, que nous aurions aimé entendre plus précis. Responsabilité englobante disqualifiant, d’avance, toute recherche de responsabilités réelles et individualisables.

D’ailleurs dans sa réponse le Premier ministre se montrera rassurant, pour lui comme pour l’assistance : d ‘abord « on n’est pas là pour évaluer les erreurs du passé » puis « La chassa à la sorcière (sic) est le plus grand danger qui guette la Tunisie ». La première expression est en français, et c’est peut-être un lapsus, une seule sorcière, la hâjja d’Arabie par exemple, combien ce serait commode !

Longue, surtout cette charge peu héroïque contre une presse qui a tourné casaque. Tentative peu crédible de la part de ceux-là mêmes qui contribuaient à son asservissement. Cette presse de la révérence qui vous couvrait de louanges, Messieurs et Mesdames les bénalistes, les rcédistes avortons des psédistes, les khobzistes (pour les plus honnêtes), cette presse dis-je, vous effraie maintenant parce qu’elle vous renvoie votre image, parce qu’elle est à votre image. Elle aussi se dit victime et réclame, comme vous, réparation. Elle était l’instrument qui écrasait, vous étiez les sanctificateurs et les agents du régime qui écrasait. La botte et les cireurs, un peu la botte et beaucoup les cireurs. Comme vous, elle s’active beaucoup pour donner l’impression que tout change pour que rien ne change.

L’échelle de l’hypocrisie se mesure ici à celle des responsabilités. Ne nous dites pas, s’il vous plaît, que vous étiez Conseillers malgré vous ! Ce serait, à l’inverse du célèbre médecin, une farce bien grotesque.

PS: Merci à M.M. Klibi, et Harmal. Pour le parler vrai, le verbe juste et l’émotion contenue du premier. Il fut le seul à poser le problème en termes de responsabilité à assumer et de conséquences à tirer, sans détours ni faux-semblants.

Pour l’émotion sincère du second, et à cette continuité qu’il établit et qu’il incarne, à son corps défendant, entre les batailles passées et les batailles actuelles : c’est l’unité des démocrates tunisiens, depuis la lutte pour l’indépendance jusqu’à cette belle révolution qu’il faudra, à tout instant, défendre et approfondir.