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Par Leyla Dakhli (historienne, ancienne élève de l’ENS), Myriam Marzouki (philosophe, et ancienne élève de l’ENS) et Choukri Hmed (politiste),

Lundi 7 février, en ouvrant Le Monde, il était possible de découvrir le portrait de jeunes Franco-tunisiens, « fils de bonne volonté », que l’on nous donnait à admirer : ils ont, sans hésiter, quitté une confortable situation professionnelle en France et rejoint la Tunisie, pour la faire profiter de leurs compétences, acquises dans les grandes écoles françaises, fleurons de l’élitisme républicain.

Ces hommes – il n’y a d’ailleurs bien que des hommes- sont présentés comme apportant l’expertise qui viendra « aider la Tunisie à se transformer en véritable démocratie ». Parmi eux, un nom familier, celui de Hakim El Karoui, normalien, agrégé de géographie et banquier, membre fondateur du Club du XXIème siècle, ancienne plume de Raffarin avant de travailler chez Rothschild, était particulièrement mis en valeur, situé au centre de ce dispositif quoique n’ayant pas lui-même de poste ministériel.

Le lendemain, Médiapart révélait que le même Hakim El Karoui avait pris l’initiative de conseiller « son excellence Ben Ali » dans les toutes dernières heures du régime en lui adressant du 12 au 14 janvier des notes assorties de consignes pour se maintenir au pouvoir en modernisant in extremis son régime. Alors que la révolution tunisienne battait son plein, Hakim El Karoui faisait ainsi profiter de son « expertise » celui qu’il osait encore appeler le « Père de la Nation », lui dictant « des éléments de langage pour la communication », suggérant parmi d’autres recommandations que l’agence française « Image 7 » fasse son travail. Cette agence de communication dirigée par Anne Méaux était depuis plusieurs années chargée de vendre à l’étranger la dictature tunisienne comme un produit démocratique dans le cadre de son contrat avec l’ATCE, l’Agence tunisienne de communication extérieure

Que l’on nous permette donc de faire part ici de notre perplexité, voire de notre indignation, à admettre qu’un tel profil d’expert qualifié serait désormais à même d’aider à la transition démocratique du pays. La question n’est pas ici de mettre en accusation un « traître », ou d’épiloguer sur la manière dont les vestes peuvent se retourner, même si une blague tunisienne annonçait dès le lendemain de la fuite de Ben Ali que la Tunisie était en rupture de stock de vestes réversibles. Il s’agit de mettre au jour une imposture intellectuelle et politique, celle qui voudrait faire croire qu’un gouvernement de technocrates doués de solides compétences techniques serait apolitique et servirait simplement à « réussir la transition », à « faire tourner le pays », sans arrière-pensée. Il s’agit aussi d’affirmer que le sens pragmatique n’est pas le privilège de la vision technocratique d’un agrégé devenu banquier. Il faut rejeter le paradigme de l’idéalisme irresponsable des tenants d’une véritable expérience démocratique contre le pragmatisme prudent et rassurant du pouvoir économique.

La révélation du rôle d’intermédiaire joué par certains experts Franco-tunisiens, au carnet d’adresse bien rempli d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée, ayant été partie prenante d’un certain nombre d’opération financières et industrielles durant le règne de Ben Ali laisse songeur sur la neutralité affichée de leur action. Seraient donc apolitiques les choix économiques d’une nation ? Serait donc apolitique – simplement amical, comme l’affirme sans honte Hakim El Karoui – le soutien aux intérêts économiques d’un gendre du président déchu ? Hakim El Karoui est en effet administrateur d’Orange Tunisie, société née d’un accord avec Orange en 2010, dont Marouane Mabrouk, époux d’une des filles de Ben Ali est propriétaire à 51%. Apolitique enfin la participation à un gouvernement provisoire porté par une révolution, chargé de la mission éminemment politique de créer les véritables conditions d’élections libres ?

Nous sommes Franco-tunisien(ne)s et nous aussi avons été formé(e)s dans ce fameux creuset de l’élitisme à la française. Si nous nous engageons auprès de la révolution tunisienne, si nous soutenons de toutes nos forces le processus qui conduira à l’établissement d’un véritable Etat de droit dans le pays où nous avons grandi, c’est bien dans un élan démocratique, celui qui a poussé les Tunisiens dans la rue pour crier au tyran : « Dégage ! ». Or nous avons appris des choses dans ces grandes écoles et institutions que nous avons fréquentées – et ailleurs aussi : nous avons appris par exemple que le savoir n’est pas neutre, que la compétence technique accompagne des choix théoriques, éthiques et politiques et qu’elle a pu se mettre au service du meilleur comme du pire. Nous avons appris à nous méfier des discours qui mettent en avant la lutte contre le désordre, la volonté d’éviter le pire pour justifier le maintien d’un ordre injuste.

Il n’est pas question de nier la nécessité de rétablir l’ordre et la sécurité comme condition de l’exercice d’une véritable liberté. Il n’est pas question de nier l’urgence économique car la révolution aura évidemment un coût, fragilisant une situation sociale et économique préoccupante. Il n’est pas question de nier l’importance que les touristes reviennent séjourner dans le pays. Mais il faut surtout affirmer la nécessité de construire une Tunisie démocratique qui ne se hâte pas de recoller les morceaux de l’Ancien Régime, avec les mêmes individus, les mêmes fondamentaux économiques, la même obsession d’une libéralisation de l’économie qui a prospéré sur l’affairisme et la corruption. Il nous faut enfin affirmer que la priorité absolue est de veiller à ce que la rupture historique qu’a réalisé la Tunisie puisse se poursuivre en aboutissant à de véritables élections libres. Les chercheurs établiront bientôt sur des bases objectives, et avec le recul, la nature du processus actuellement en cours dans le monde arabe, mais il n’en reste pas moins, qu’aujourd’hui les Tunisiens perçoivent et vivent la fin du régime de Ben Ali comme le résultat d’un processus révolutionnaire. Or dans une révolution, il ne s’agit pas seulement de faire tomber l’incarnation suprême de l’oppression en se débarrassant du dictateur. Il s’agit aussi de faire table rase d’un certain nombre de pratiques politiques souterraines et de rompre avec tous ceux dont les intérêts ont été liés aux intérêts du système honni.