Je vais exposer en trois actes des fragments de ma nouvelle conscience de la situation politique actuelle en Tunisie. Tirés de mon expérience quotidienne, ces actes révèlent plutôt des questions, ce n’est pas une analyse politique fine mais plutôt l’expression d’une inquiétude. Je veux pointer du doigt un héritage lourd de conséquences ; il va falloir beaucoup de temps pour se débarrasser du régionalisme, des idées reçues, du désintérêt des jeunes à la politique, et même si cet intérêt gagne du terrain, qui sait si cet enthousiasme va avoir du souffle dans la durée, et qu’il ne sera pas pris par la lassitude ?
ACTE I :
J’ai assisté à plusieurs débats de prévoyance à propos du futur président (je dis prévoyance parce que les discussions souffrent beaucoup d’amalgames), beaucoup de mes amis, de mes étudiants juraient que c’est le mouvement islamiste qui va le remporter, avec le ton confiant qui ressort d’un fait accompli ; peut être parce que les élections en Tunisie ont pris une image de trucage ou de mise en scène dans l’imaginaire collectif tunisien. Mais je ne sais pas d’où est ce qu’on tire cette spéculation sur la gloire des islamistes en Tunisie. Il y’a un jugement affectif qui gouverne encore la vision d’une partie des tunisiens sur les différents intervenants de l’actualité difficile. Je vais prendre deux figures qui ont fait l’unanimité des tunisiens si j’ose dire, le général Ammar, et le ministre de l’intérieur Farhat Errajhi. Ils incarnent tous les deux la figure du père juste, qui dorlote l’imaginaire tunisien. Chose qui reflète une prédestination à accepter l’autorité paternelle ; le père juste qui gouverne, me semble l’image qui caresse l’esprit tunisien et permet d’instaurer le calme ; sinon qu’est ce qui explique cette tendance de plusieurs à appeler l’armée au pouvoir en raison des soucis de sécurité ? Ou bien les différentes pages qui affluent sur face book appelant Rajhi à se présenter aux élections présidentielles ? Juste parce qu’il a su faire le ménage dans son ministère ? C’est son boulot enfin ! On a encore du mal à gérer l’absence de l’autorité paternelle qui s’estompe brusquement et laisse un vide qui fait peur. La popularité de ces deux hommes résulte du fait que les deux ont incarné l’image du sauveur, le général en soutenant et protégeant la révolution ; le ministre en épurant l’organisme de l’intérieur des pourris et des ripoux, et en gelant l’activité du rcd. Tout cela est bon, très bon, mais ne signifie pas leur éligibilité à la présidentielle, on ne parle pas encore raison, on parle émotion, on cherche encore un nouveau Bourguiba mais on oublie que c’est la porte par laquelle entre le dictateur.
ACTE II :
Je me heurte parfois à la notion de l’appartenance en Tunisie, la fameuse notion de « weld bledi ». Le bled, la patrie, se réduit à l’appartenance à la région, de là nait le phénomène du régionalisme cancéreux. L’anecdote suivante peut illustrer un peu l’impasse dangereuse du régionalisme lorsqu’il se mélange au fanatisme du football. Un travailleur de chantier m’a raconté dans un ton héroïque sa bataille menée sur la base de l’identité : dans un début de matinée ordinaire, le bonhomme originaire du centre, entre dans le café d’une région du sahel où il travaille, pour prendre son café, il assiste à une discussion enflammée sur l’équipe de la région sans intervenir. Soudain le patron du café se tourne vers notre ami et lui dit : vous les cafards, vous auriez du former votre propre équipe et l’aimez au lieu de nous casser la gueule et d’aimer (et il cite une équipe de la capitale Tunis). Notre héros improvise une réponse à la hauteur de la provocation : moi le cafard, je peux te nommer mon quatrième grand père, je peux même te ramener son acte de décès fourni par les autorités de l’occupation française. Es-tu en mesure de faire la même chose ? Je m’en doute, il suffit de chercher à propos de ton premier grand père pour trouver qu’il était un « kawwad fransa » ! Le patron enragé lui balance un verre de café « filtre » chaud sur le visage, le bonhomme répond avec une chaise qu’il jette sur son agresseur, la chaise balaye tout le comptoir et atterrit sur la grande glace qui orne le café. La bagarre générale s’installe et chacun trouve alliance chez son « weld bled ». Loin de vouloir prouver l’authenticité de cette histoire que j’ai cueilli auprès de notre héros, il ya lieu de signaler les dérapages moraux, que connait notre société. Tellement le pays semble fuir à tout le monde, tellement le pays fut pris en otage par une minorité de pilleurs, le tunisien devient « régionalophobe » (ce terme que je me permets d’inventer), souffrant d’un problème de confiance, il ne se sent en sécurité que dans les relations consanguines, ou les relations de proximité. On connait tous le slogan: « moi je ne fais confiance à personne, même pas à mon père », un slogan tunisien par excellence ! Morcelée, l’appartenance du tunisien oscille entre sa méfiance de l’autre tunisien, et un sentiment évident d’un sort commun qu’il ne peut éviter. Après la révolution nous avons été étonnés, combien nous les tunisiens nous nous ressemblons.
ACTE III :
Un de mes amis qui, avant la révolution, ne parlait que football m’a ému, il a décortiqué la situation politique en Tunisie, pour faire la liaison entre la révolution de Ali Ben Rdhahom et celle déclenchée par Mohamed Bouazizi, il a sauté sur les évènements comme si Ben Rdhahom (originaire de Tala) qui a secoué le trône du Bey en 1864, aurait murmuré aux oreilles de Bouazizi pour lui révéler sa mission. Il est évident que l’analyse de mon ami se compose de découpes, de ce qui lui reste en mémoire des résidus des médias, des journaux. Ces découpes mélangées avec ses propres évidences donnent un aperçu ironique sur l’histoire et posent la question suivante : est ce que nous les tunisiens avons une culture politique ? Loin de l’euphorie de l’instant révolutionnaire, une conscience politique mure et correctement orientée, serait bénéfique pour perpétuer l’accomplissement des œuvres de la révolution. C’est bien d’avoir une révolution qui ne soit pas précédée par un travail idéologique, mais c’est dangereux de constater que l’allergie des tunisiens aux représentants des partis politiques existants demeure. D’autres diront qu’on oublie encore dans ce tourbillon accéléré le rôle des jeunes qui monte en silence, on ne cesse de dire que cette révolution n’a pas d’avant-garde ou d’élite qui la mène, mais qu’elle prépare déjà une nouvelle génération de leader qui va voir le jour dans notre nouvelle république, les sit-in de la Kasbah en sont les premières manifestations.
Les Tunisiens de toutes les catégories sociales discutent de tout aujourd’hui et se divisent, il ya même ceux qui passent des longs moments à argumenter à propos du problème épineux suivant : est ce que Bouazizi est un martyr ou non ? Question terrible ! Il ya encore une confusion dans les esprits à propos des priorités, on ne cherche pas à fixer les questions les plus importantes. J’ai assisté à Ce modèle de débat dans mon cours même, mes étudiants se sont divisés en deux catégories, une qui appuie la théorie du martyr et l’autre qui la nie. Il était devenu évident pour moi que la discussion qui a pris un tournant spécialisé, citant des hadiths et des fatwas, que chacun essaye de modeler la citation à son profit. Quand j’ai voulu intervenir, un de mes étudiants m’a posé froidement la question suivante : Mr, est ce que vous êtes pratiquant ?
Toujours dans le cadre des discussions qui m’ont marqué, cette fois ci dans un louage, le sujet de la causerie : fait divers ! Entre: le chauffeur, une enseignante, une étudiante, deux travailleurs de chantier, un cadre de société, un chômeur. D’habitude on parlait sur le football ou sur les sujets des émissions de téléréalité, mais depuis le 14 janvier, on ne discutait que politique du matin au soir. Le premier sujet du débat, l’origine de Imed Trabelsi, capturé par l’armée tunisienne, qui depuis ne donne aucune information, sauf quelques flashs sur un procès qui titube ; le débat s’étant acharné sur la vraie relation qui le lie à Leila Trabelsi, le chauffeur tranche par son avis sur les origines du mafieux, d’après notre chauffeur qui tire ses informations d’une source proche : un de ces collègues est l’époux de la sœur de Leila Trabelsi ! Imed est le fils de Leila! Il ne faut pas discuter cet avis, il vient d’une source proche de l’ancien régime! Les passagers se divisent entre accepter ou nier l’information. La discussion a démontré l’effet énorme des rumeurs sur la portée du jugement politique, même si l’information peut être vraie, la source reste souvent improvisée. Le jugement politique fraichement émancipé d’une censure terrible, a encore du mal à se frayer un chemin dans la voie de la clairvoyance, l’expression devenue libre et accessible au tunisien moyen, cela ne signifie pas autant que l’information est véhiculée sans manipulation. Il ya un sentiment bizarre qui s’est installé, on veut s’exprimer, mais l’image reste toutefois flou et parfois pleine de brouillards. D’ailleurs, sous l’effet des rumeurs, maintes villes furent brulées, Elkef, Kasserine, Tozeur sont les meilleurs exemples.
Très bon article. Merci.
Je trouve que les articles et les commentaires sur Nawaat sont souvent des discussions qui ne mènent à rien de concret. Peu de propositions, beaucoup d’accusations. Des appels à l’unité ou à poursuivre la lutte. Des analyses sur les ambitions cachées des politiques, des syndicalistes ou des islamistes. Mais pas de solutions aux problèmes réels que connaît le pays. Plus qu’un manque d’intérêt pour la politique, c’est un manque de connaissances en droit, en philosophie, en histoire et en économie. C’est pour cela que les Tunisiens continuent de s’appuyer sur les anciens partis et syndicats pour choisir à leur place ce qui est bon pour eux.
La révolution pouvait nous faire espérer que le peuple allait prendre son destin en main. Mais on ne voit pas d’hommes et de femmes nouveaux en politique. Où sont les avocats, les médecins, les professeurs qui manifestaient ? Pourquoi ne s’engagent-ils pas en politique. Où sont les nouveaux partis ?
La révolution pouvait nous faire espérer que les Tunisiens allaient inventer une nouvelle façon de faire de la politique. Mais ils n’imaginent pas autre chose qu’une démocratie classique et traditionnelle. Comme c’est déjà mieux que ce qu’ils ont connu jusqu’à aujourd’hui, cela serait suffisant pour eux. Mais les démocraties européennes ou américaines ont aussi des défauts.
Les Tunisiens doivent choisir. Régime présidentiel ou parlementaire. Démocratie représentative, semi directe ou participative.
wikipedia peut les aider :
http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9mocratie#Typologie_des_d.C3.A9mocraties
Ici mon projet pour la constitution tunisienne :
http://nawaat.org/portail/2011/03/03/tunisie-construisons-notre-15-janvier/#comment-22575
En économie c’est la même chose, ils n’imaginent pas un autre modèle économique qui pourtant est un échec.
Il faut comprendre que tant que le modèle reste le même, il y aura toujours des profiteurs proches du pouvoir.
C’est le cas en Europe, même si les miettes qui tombent du gâteau des profiteurs dans l’assiette des plus pauvres sont plus grosses que les miettes qui tombaient du gâteau des amis de Ben Ali dans l’assiette des Tunisiens.
Ma solution passe par une nationalisation des entreprises vitales pour le pays, et d’encourager la création de coopératives dans le secteur privé de l’économie.
Je n’entre pas dans le détail aujourd’hui. Car il y a plus important dans l’immédiat.
Quand même un lien vers un règlement de la dette :
http://nawaat.org/portail/2011/02/28/tunisie-non-au-reglement-inconditionnel-de-la-dette-exterieure/#comment-21661
Tout cela est beau mais la Tunisie a un problème urgent.
Comment régler le problème de la police ? Des exemples existent. L’Algérie d’après le FIS, le Chili d’après Pinochet, et d’autres, ont choisi le chemin de l’amnistie. Cela a permis au criminels (chefs terroristes en Algérie, généraux et colonels au Chili) de rendre les armes et d’accepter le nouveau pouvoir. Cela a mis fin aux troubles et aux complots. C’est une solution amère.
Un autre choix est de mettre en place un tribunal d’exception indépendant de la hiérarchie judiciaire et du ministère de la justice. Le tribunal formé de juges honnêtes devra juger les chefs de la police et leurs adjoints les plus corrompus. On ne pourra jamais juger tous les policiers qui se sont servi sans payer dans les magasins (autrement dit qui ont volé). Amnistie pour les petits délits, procès pour les chefs et les crimes de sang de la police, assassinats, torture.
Pour cela, une police des polices est nécessaire. Formée de policiers intègres, et s’il n’y en pas suffisamment, choisir ceux qui sortent juste de l’école de police, où encore engager des chômeurs et les former à cette nouvelle mission. Cette police ne doit pas être aux ordres du ministère de l’intérieur mais obéir uniquement aux juges du tribunal d’exception indépendant. Les pouvoirs du tribunal et de la police doivent être importants, saisie de documents administratifs etc.
Le tribunal doit recevoir les plaintes des Tunisiens, faire rechercher les coupables et les preuves par la police et les juger.
Le tribunal et la police doivent être dissous à la fin de leur mission qui peut-être de quelques années (2 à 4 ans), juges et policiers retournent ensuite dans leur administration.
Il a existé des tribunaux d’exception pour juger des crimes de guerre au Rwanda, à Nuremberg etc.
non mon ami, je ne suis pas d’accord avec vous, car les articles et les discussions qu’ils engendrent ne doivent pas forcément donner des réponses ou des solutions, ça permet peut être de mieux focaliser sur le vif du sujet. poser la question s’avère parfois plus important dans las phases de transition, car ça nous permet d’avancer avec plein les yeux sur nos lacunes, mieux vaut voir les rochers épineux de la route avant de la prendre. sinon je suis d’accord avec vous que pour réussir notre révolution il faut arriver à modeler notre système politique tunisien, et ce à travers la contribution consciente de tous les citoyens et surtout de ceux qui se cachent dans l’ombre de l’indifférence.
non mon ami, je ne suis pas d’accord avec vous, car les articles et les discussions qu’ils engendrent ne doivent pas forcément donner des réponses ou des solutions, ça permet peut être de mieux focaliser sur le vif du sujet. poser la question s’avère parfois plus important dans las phases de transition, car ça nous permet d’avancer avec plein les yeux sur nos lacunes, mieux vaut voir les rochers épineux de la route avant de la prendre. sinon je suis d’accord avec vous que pour réussir notre révolution il faut arriver à modeler notre système politique tunisien, et ce à travers la contribution consciente de tous les citoyens et surtout de ceux qui se cachent dans l’ombre de l’indifférence.