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Par Ahmed Ben Mustapha
Ambassadeur

Je souhaite aborder cet article par un vibrant hommage aux martyrs de révolution Tunisienne et aux sacrifices de notre grand peuple Tunisien pour son sursaut héroïque qui a déjà changé le cours de l’histoire dans le monde Arabo islamique sans compter ses retombées déjà perceptibles à l’échelle mondiale et au niveau des relations internationales. Par cette révolution la Tunisie a apporté une impulsion décisive à l’histoire universelle . En effet, rares sont les évènements historiques qui ont autant que la révolution tunisienne eu un impact aussi sensible, aussi rapide, et aussi retentissant sur le cours des évènements à l’échelle régionale et mondiale.

Pour nous Tunisiens nous nous devons plus que tout autre peuple prendre conscience et saisir la valeur, la portée universelle de notre révolution qui est déjà perçue comme le prélude d’une nouvelle renaissance arabe dont la valeur est internationale. Le regain de vitalité que connaissent les relations internationales de la Tunisie, les visites successives à Tunis de responsables de haut niveau Américains et Européens, leurs engagements de soutien pour la réussite de la révolution Tunisienne et ses nouvelles options stratégiques telles que définies par les discours du chef de l’état par intérim et celui du nouveau premier ministre, tout cela indique que la Tunisie est à la croisée des chemins de l’histoire.

Personnellement, je dois à cette révolution ma liberté et ma dignité retrouvée après cinq longues années d’une épreuve terrible durant laquelle j’ai dû subir la machine à broyer d’un régime en état de décomposition avancée qui a érigé l’injustice en système de gouvernement par une sorte de combinaison malsaine incluant l’abus d’autorité, la perversion des institutions, et l’instrumentalisation de la justice. C’est dans ce cadre que je souhaite apporter ce témoignage et d’en tirer les enseignements qui s’imposent. En effet et au-delà de la dénonciation de cette injustice au même titre que tous ceux qui ont eu à souffrir des affres de l’ancien régime, mon souci majeur est de la situer dans ce contexte historique et fondateur de la Tunisie nouvelle. J’estime en effet que ce genre d’expériences douloureuses doivent êtres connues et décortiquées surtout en cette étape de réformes structurelles et institutionnelles que connait la Tunisie, car elles peuvent aider à identifier les failles de l’ancien régime et à mettre en place les gardes fous législatifs et constitutionnels et éducatifs nécessaires afin que de pareilles ignominies ne puissent plus se répéter. Plus globalement il s’agit de réhabiliter les notions de citoyenneté, de liberté, d’état de droit, d’indépendance de la justice et de droits de l’homme qui ont perdu toute signification sous l’ancien régime.

Diplomate professionnel depuis plus de trente-cinq ans, je considère donc ce témoignage sur la grave injustice administrative et judiciaire que j’ai subie durant cinq longues années après ma période d’exercice en tant qu’ambassadeur aux Emirats Arabes Unis comme une modeste contribution à cette nécessaire prise de conscience commune des tares du régime déchu et des réformes susceptibles de favoriser la renaissance d’une Tunisie nouvelle. Ayant été totalement innocenté par une décision de justice prononcée en date du 21 février 2011 par le même tribunal qui m’avait préalablement condamné à une sévère peine privative de liberté sur la base d’allégations aussi graves, fantaisistes que mensongères, je suis enfin en mesure de dévoiler toutes les péripéties ainsi que les dessous de cette affaire, de même que les manipulations de toutes sortes auxquelles elle a donné lieu aussi bien sur les plans administratif, judiciaire que médiatique.

En réalité, cette affaire se confond avec les cinq dernières et sombres années d’une dictature finissante qui a perverti et dévié les institutions de notre pays les détournant de leur vocation première qui est celle de servir les intérêts supérieurs de la Tunisie et des Tunisiens. Au lieu de cela nous avons été asservis et nos capacités ainsi que les richesses humaines et matérielles de notre pays ont été détournées et confisquées au seul bénéfice de la famille présidentielle.

Ce faisant, la diplomatie n’a pas échappé à cette dérive et à cette main mise mafieuse avec son cortège d’ injustices et de règlements de compte ou tous les moyens et toutes les illégalités sont permis pour punir et mater les récalcitrants voire détruire et éliminer ceux qui comme moi n’ont pas donné satisfaction ou osé refuser les basses besognes incompatibles avec leur dignité d’homme et les principes fondamentaux qui régissent leur fonction.

1.— Rappel des faits

Ma période d’exercice en tant qu’ambassadeur a coïncidé avec le développement des investissements Emiratis en Tunisie et notamment l’ initiation par l’ambassade de certains grands projets dont notamment le projet conclu avec le groupe Sama Dubaï qui devait aboutir à l’édification d’une ville nouvelle orientée vers la production de biens et de services de qualité destinés à l’exportation. Ces projets dont les enjeux financiers se chiffrent en milliards de dollars avaient reçu l’aval et l’appui de l’ancien président qui les a personnellement supervisés en créant à cette fin un bureau spécial attaché à la présidence chargé de leur fournir toutes les facilités requises. Parallèlement, ces projets ont suscité l’intérêt des membres de la famille présidentielle qui se sont positionnés pour en assurer le sponsoring et la mise en œuvre. Dans ce cadre leurs visites aux Emirats se sont succédées à un rythme croissant et dans ce contexte de “privatisation” de la coopération avec les Emirats j’avais été chargé en Mars 2006 par Abdelwaheb Abdallah alors ministre des affaires étrangères d’assurer l’accueil de Jalila Trabelsi sœur de Leila Ben Ali en visite à Dubaï accompagnée de son époux Mahjoub. J’avais confié cette mission au conseiller de l’ambassade ce qui n’avait pas été apprécié par l’intéressée qui, même étant en visite privée voulait bénéficier d’un accueil officiel par l’ambassadeur à l’aéroport de Dubaï incluant le transit par le salon d’honneur et toutes les facilités requises aux personnalités officielles. Il s’est avéré par la suite que Jalila et son époux avaient du déclarer à la douane une importante somme d’argent liquide en devises. A leur retour en Tunisie, j’avais été contacté par Abdelwaheb Abdallah qui m’avait reproché de ne pas m’être déplacé personnellement à l’accueil me demandant d’ouvrir une enquête et de lui envoyer un rapport sur les circonstances de cette visite ce que j’avais fait considérant l’incident comme clos. Toutefois Abdelwaheb Abdallah m’avait accusé de défaillance et a par la suite mis fin prématurément à mes fonctions d’ambassadeur dans le cadre du mouvement diplomatique de l’été 2006. Préalablement, et pour justifier cette décision avant terme, il avait dépêché une mission d’inspection à l’Ambassade sur la base d’une lettre anonyme m’imputant de prétendues irrégularités dans la gestion administrative de l’ambassade.

En septembre 2006 je devais donc reprendre mes fonctions au ministère à Tunis, mais je me suis heurté à de vives pressions de Abdelwahab Abdallah cherchant à me contraindre à démissionner sous la menace de poursuites judiciaires qui selon le secrétaire d’État seront initiées sur instructions présidentielles, pour les prétendus dépassements susmentionnés.

2.— L’instruction et le procès

Ayant refusé de céder à ce chantage, le ministère a porté plainte contre moi le 30/10/2006 invoquant ma responsabilité dans le prétendu détournement de biens publics en l’occurrence un téléphone portable mis à ma disposition durant ma mission en tant qu’ambassadeur. En fait l’objectif réel de Abdelwahab Abdallah, serviteur dévoué des Trabelsi était de me détruire en raison de mon attitude jugée négligente et offensante à l’égard de la famille présidentielle. C’est ce qui explique d’ailleurs la gravité des accusations de détournement de biens publics qui exposent à de lourdes peines privatives de liberté même si la valeur du bien supposé détourné est dans cette affaire négligeable et insignifiante. Tout ceci confirme la main mise de la famille présidentielle sur la justice et la fonction diplomatique qui se sont trouvées ainsi dévoyées et détournées dans une large mesure au bénéfice d’intérêts privés qui priment désormais sur les intérêts de l’Etat et c’est parce que je n’avais pas saisi ce message que je me suis trouvé exposé aux foudres de l’ancien régime. Ce faisant l’enquête avait été initiée et s’est donc poursuivie sur la base d’une sorte de présomption de culpabilité imposée par la présidence et que le juge d’instruction s’est acharné à établir par tous les moyens en violation de la loi, des règles de procédures et des documents d’inventaire de l’ambassade qui prouvent l’existence du portable et le non fondé des allégations grotesques et fantaisistes ayant servi de base à l’ouverture de cette instruction. Ce faisant il était clair que mon sort était scellé d’avance au plus haut niveau indépendamment du contenu du dossier ce qui sera confirmé par la suite durant toutes les étapes de la procédure que je serai contraint d’épuiser en appel et en cassation afin d’invalider les actes d’instruction et la décision d’inculpation du juge d’instruction qui sera confirmée par la chambre d’accusation en date du 16/03/2009. Mes efforts furent couronnés de succès dans un premier temps par une décision de la cour de cassation rendue en ma faveur le 9/12/2009 qui annula les actes d’instruction et les accusations qui en découlaient. Normalement, cette décision devait aboutir au classement de l’affaire d’autant plus qu’elle était basée sur les documents d’inventaire et les documents comptables attestant de mon innocence qui m’ont été fourni par la cour des comptes. Mais sous la pression de Abdelwaheb Abdallah redevenu conseiller présidentiel omniprésent, la décision de la cour de cassation fut contournée et le dossier sera transmis à mon insu à la chambre criminelle qui a prononcé en mon absence le 4/11/2010 un jugement par défaut à mon encontre de six ans de prison pour détournement de bien public c’est-à-dire du téléphone portable. Ce verdict sera largement médiatisé dans des organes de presse connus pour être proches de l’ancien régime dans le but évident de me souiller et de me porter préjudice en accréditant l’idée que cette sentence par défaut annulable par simple opposition – était effective et immédiatement applicable. D’ailleurs, cette campagne de presse avait été initiée en Mai 2010 plus de trois ans après le début de l’enquête, dans le cadre de l’instrumentalisation de l’outil médiatique contre moi au même titre que l’instrumentalisation de la justice et de l’administration. C’est pourquoi cette campagne médiatique se poursuivra même après l’acceptation de mon opposition le 20/12/2010 à ce jugement par défaut qui a été de ce fait annulé sans que je ne sois toutefois rejugé à la même date comme cela prévu par la loi. Par la suite, j’ai appris que ce report de l’affaire au 24/01/2011 avait été décidé par la présidence de la république que j’avais à nouveau saisie pour la sixième fois de cette injustice. Ce report sera salutaire pour moi car il avait coïncidé avec le déclenchement de la révolution tunisienne et la chute de l’ancien régime. Dès lors, l’affaire est sortie du cadre des interférences de toutes sortes et de l’instrumentalisation des institutions pour revenir dans le strict cadre judiciaire qui a tranché en ma faveur par un jugement de non lieu prononcé le 21/02/2011 par la même chambre qui m’avait préalablement condamné à cette lourde peine privative de liberté. En réalité, l’affaire n’aurait sans doute jamais connu ce dénouement heureux sans la révolution du peuple Tunisien– qui a libéré la justice de l’emprise de l’ancien régime – d’autant plus que ce dossier aura été jusqu’à la fin géré au niveau de la présidence de la république selon des sources concordantes fiables.

3.— Observations finales :

Je souhaite à la fin de ce témoignage rendre hommage aux nouveaux responsables qui ont pris en charge la destinée du ministère lesquels ont tenu dès le début à se démarquer de cette affaire même s’ils n’étaient plus en mesure d’influer sur le cours de la procédure judiciaire qui devait aller à son terme. A ce propos je tiens à remercier tout particulièrement M. Ahmed Ounais qui aux pires moments de cette injustice –alors que la révolution tunisienne était encore un rêve lointain – a tenu à me contacter pour me soutenir et se solidariser avec moi. Je souhaite aussi remercier mes collègues diplomates qui pour la plupart ont souffert en silence au même titre que moi de cette injustice, car au-delà de ma personne, ils étaient conscients que c’est tout le corps diplomatique que l’on a cherché à souiller et à offenser . D’ailleurs, mon cas n’est malheureusement pas unique aux affaires étrangères et d’autres fonctionnaires –toutes catégories confondues- ont eu à subir à des degrés divers la persécution et l’acharnement maladif mis par Abdelwaheb Abdallah à avilir et à marginaliser les diplomates professionnels et les fonctionnaires du ministère.

Mais les préjudices occasionnés à la diplomatie Tunisienne –durant la période d’exercice d’Abdelwaheb Abdallah en tant que ministre des Affaires étrangères – dépassent le cadre de la gestion administrative abusive de la carrière des diplomates. C’est en effet la dignité et l’éthique de la fonction de diplomate qui a été entachée sous l’ancien régime du fait de la perversion de la diplomatie tunisienne et son détournement de sa vocation première au bénéfice d’intérêts privés liés à la famille présidentielle. C’est pour cela que les diplomates se sont identifiés à la révolution Tunisienne et l’ont vécue comme une libération, une renaissance et un acte fondateur d’une Tunisie nouvelle dotée d’une diplomatie active fidèle aux principes de la révolution fondée sur les valeurs universelles de liberté, de démocratie et des droits de l’homme et orientée vers la promotion des intérêts supérieurs du peuple Tunisien .

Ahmed Ben Mustapha