Retournement de situation en Libye, solidarité oligarchique dans les pays du Golfe et élan tempéré au Yémen. Les peuples arabes aspirant à emprunter le chemin de leurs pairs tunisiens et égyptiens semblent être à court de moyens. Si leurs ambitions à la liberté et à la dignité sont stoppées nettes, la lueur d’espoir pour la démocratie dans le Monde arabe pourrait s’éteindre. Y compris en Tunisie et en Egypte. Surtout en Tunisie et en Egypte.

L’Histoire bégaie. La chronique actuelle du Monde arabe ne diffère pas pour autant de celle du XIXème siècle. A l’époque, Tunisiens et Egyptiens s’cheminaient, déjà, vers une tendance réformiste, non seulement dans la modernisation de leurs établissements culturels ou dans la consolidation de leurs relations scientifiques avec l’Occident mais, aussi et surtout, dans l’institutionnalisation de l’approche avant-gardiste. Ainsi, la Tunisie promulguera-t-elle la première Constitution arabe en 1861, après avoir institué, quelques années plus tôt, un Pacte de la Paix sociale (Ahd Al Aman), tandis qu’en Egypte, une expérience parlementaire, la première du genre dans toute la région, verra le jour en 1866.

Liberté de presse : une obsession bien ancrée

Cette période coïncida avec les prémices de l’édition. A long terme, Tunisiens et Egyptiens en tireront profit. A ce titre, l’Histoire immortalisera deux faits marquants.

A Tunis, Abderrahmane Snadli, directeur du premier quotidien tunisien Azzohra connaitra les affres de la confiscation pour son franc-parler. En 1904, son journal est saisi pour avoir stigmatisé les autorités beylicales, accusées de torture dans les prisons.

Au Caire, les journalistes, assiégés par un gouvernement intolérant, lanceront dès 1909 une campagne pour la défense de la liberté de la presse. Entamée dans les salons de l’élite cairote, la campagne s’étendra aux étudiants d’Al Azhar ainsi qu’au citoyen lambda.

Institutionnalisation apparente ou l’ossature d’un Etat

En 1952, l’Egypte opte pour le système républicain, après la déposition du Roi Farouk par les Officiers libres. La Tunisie lui emboite le pas, en 1957. Plus d’un demi-siècle plus tard et jusqu’au crépuscule des régimes Ben Ali et Moubarak, le bilan des deux républiques est des plus mitigés : absence de toute forme participative à la politique, répression en toute impunité des forces de protestation et bafouage des libertés. Cependant, des deux régimes déchus, aussi démocratiquement déficitaires soient-ils, l’on héritera l’ossature d’un Etat. Si l’on s’achemine vers une Deuxième république, aussi bien en Tunisie qu’en

Egypte, il n’en est pas moins que les contours du système seront maintenus, quoique sous d’autres appellations et avec de nouvelles prérogatives ou aux moyens de compétences plus larges. Autrement dit, les deux Etats entreprendront la remise en valeur des institutions qui existent déjà en lui insufflant une nouvelle doctrine, à même de consolider de vraies et solides pratiques démocratiques.

Des révolutions d’homogénéité

L’apparente institutionnalisation de l’Etat, ayant mené à une forme de citoyenneté quoique restreinte, a pesé lourd dans les révolutions tunisienne et égyptienne, au profit du citoyen justement. En effet, aucune forme d’exclusion ni d’hégémonie à résonnance cultocommunautariste ou encore tribale n’a été enregistrée durant les manifestations, les foules aussi hétérogènes soient-elles, s’étant fondues dans un seul et unique projet : sauver l’Etat.

Et, même les débats houleux qui ont suivi la chute des deux régimes, entre Coptes et Musulmans, en Egypte, ou encore entre Laïcs et Islamistes, en Tunisie, finiront par s’atténuer à la consécration de l’Etat de droit et des institutions, œuvre par tous, de tous et pour tous.

Non-Etat et hétérogénéité

Aujourd’hui que la transition commence à prendre forme, non sans dégâts ni atermoiements, sommes-nous face aux exceptions tunisienne et égyptienne ? Nul ne doute qu’au plan populaire, il y a une avidité de recouvrir ses droits. Cependant, il serait imprudent de ne pas prendre en considération un certain nombre de dissimilitudes.

A l’exception du Maroc, dont l’Histoire moderne et contemporaine s’apparente à celle de la Tunisie et de l’Egypte, ne serait-ce que dans leur tendance réformiste et le fondement de l’ossature d’un Etat – quoique sous une monarchie vacillant entre absolutisme et des formes intermédiaires de participation politique -, la majorité des régimes arabes détiennent encore des cartes, “justifiées” par l’hétérogénéité et/ou le non-Etat pouvant servir à l’anéantissement de toute démarche populaire, aussi pacifique ou pacifiée soit-elle.

En Mauritanie, tout comme en Syrie, en Irak, au Soudan du Nord, au Yémen, au Liban ou en Libye, le tribalisme et/ou le communautarisme battent leur plein. Pis, le système se base sur la négation même de l’Etat et de ses institutions, aussi bien dans sa configuration politique que dans sa perception du territoire national. La moindre tentative de changement risque, donc, de servir d’alibi pour une guerre entre tribus et/ou communautés ou entre aires géographiques.

En Jordanie, outre le tribalisme, il y a le problème nationaliste. Dans la perspective d’une révolte, l’institution royale peut raviver les tensions entre Jordaniens de souche et Jordaniens d’origine palestinienne par de simples manipulations. Le Front de l’Action Islamique, principal parti d’opposition, souffre lui-même de cette “difformité”.

Quant à l’Algérie, l’équation mettant le Front de Libération Nationale face aux généraux ou les connivences entre certains ténors des deux grands appareils de l’Etat pèse lourd sur un éventuel soulèvement populaire. Ajoutons à cela le mauvais souvenir de la guerre civile des années 1990 qui hante encore – et toujours – les esprits.

Les pays du Golfe, enfin, semblent plus que jamais solidaires. En Arabie Saoudite, ainsi qu’au Bahreïn, au Koweït et, à un moindre degré, au Qatar, aux Emirats Arabes Unies et à Oman, on brandit l’argument iranien et le “danger” de chiisation. En outre, les relations familiales entre les différentes monarchies ne fait qu’ancrer cette solidarité. Au détriment de la volonté des peuples et leurs aspirations au changement.

Tunisie-Egypte : outsiders ?

Cet état des choses explique la timidité des réactions officielles arabes à la chute des régimes de Ben Ali et de Moubarak, contrairement à la spontanéité des scènes de liesse populaire qui ont éclaté un peu partout, du Maroc au Bahreïn, en passant par le Liban et la Jordanie. Dès lors, il serait légitime d’avancer que Tunisiens et Egyptiens se retrouvent dans une sphère officiellement hostile. Ce serait même un facteur préjudiciable à ne pas négliger dans le chantier de reconstruction des deux Etats débarrassés de leurs dictateurs. Et, partant, seul l’aboutissement final au changement dans les pays arabes pourrait desserrer l’étau autour de Tunis et du Caire. Car, le statu quo risque bien de mettre les deux pays en quarantaine, aussi bien au plan politique que financier. D’ailleurs, l’on pense, déjà, aux lendemains d’une éventuelle survie de Kadhafi a la révolte libyenne.