Par Mehdi Khodjet El Khil.

A partir des données de la banque mondiale il est possible d’analyser la dette extérieure de la Tunisie comme jamais personne ne nous l’a encore présentée. Le recours à l’endettement d’un état comme la Tunisie est-il une nécessité de principe et un besoin systématique tel que le défend le néolibéralisme ? Ou bien le recours à l’endettement est une réponse à une nécessité d’extrême urgence ? L’endettement est-il une aide ou un frein au développement de la Tunisie?

A. La méthode classique de l’analyse de la dette

Habituellement, les spécialistes économiques présentent l’évolution de l’endettement de la Tunisie en pourcentage du produit intérieur brut (%PIB). L’objectif de cette démarche consiste à intégrer dans l’analyse l’évolution de l’inflation. La banque mondiale elle-même analyse l’évolution de la dette, non pas en % du PIB, mais en % du RNB (Revenu National Brut ou GNI pour Gross National Income, en anglais).

 



 
A voir ces graphiques, les spécialistes expliqueront qu’il y a de quoi rester serein! En effet, on pourrait se dire que l’endettement de la Tunisie n’est pas en croissance et même qu’il est en diminution tout au cours de la dernière décennie. On pourrait également se dire que finalement le service de la dette n’a aucun poids sur l’économie du pays puisqu’il représente moins de 10% du PIB ou du RNB. Enfin on pourrait même prétendre que les intérêts sont négligeables et que dans cette situation globale, la Tunisie n’a rien à craindre de son endettement parce qu’il n’y a rien d’excessif. Lorsque l’on voit ce graphique on pourrait se demander pourquoi ne pas continuer à s’endetter?

Oui mais voilà, tout cela est trompeur et ne représente absolument pas la réalité de ce que représente la dette extérieure de la Tunisie, son poids réel sur l’économie ou sur les revenus du peuple tunisien.

B. La méthode alternative d’analyse de la dette

L’analyse qui présente l’évolution de la dette en % du PIB ou du RNB, n’est ni rigoureuse, ni objective. Bien qu’elle soit souvent adoptée pour rendre le débat accessible aux néophytes, elle ne rend service à personne car elle fausse complètement le débat et contribue à divulguer une information biaisée. Cette présentation de la dette (en% du PIB), sous prétexte qu’elle corrige de facto l’inflation, ne rend pas compte de la réelle évolution de l’endettement de la Tunisie (cette remarque est valable pour l’ensemble des pays de la planète !). Elle renseigne uniquement sur la capacité d’un pays à contracter de nouvelles dettes, comme si le recours à l’endettement était une nécessité de principe et un besoin systématique tel que le défend le néolibéralisme. En réalité aucune dette n’est souhaitable. Un pays doit recourir à un endettement uniquement en cas d’extrême nécessité, ce qui est rarement le cas.

Une méthode alternative de présenter l’évolution de la dette extérieure de la Tunisie est de représenter l’évolution du service de la dette en la comparant à l’évolution du capital et des intérêts des créances. Cette façon de procéder nécessite également que l’inflation soit prise en compte pour donner une représentation exacte et non biaisée des tendances que l’on souhaite instruire.



 
Le service de la dette représente la somme du capital de la créance et de ses intérêts. Il est très simple de les corriger de l’inflation; d’ailleurs l’ensemble de ces données sont fournies par la banque mondiale.. Une fois ce travail accompli, l’analyse comparée du service de la dette, du capital et des intérêts, démontre le recours à un endettement croissant dans sa tendance, particulièrement sur la période comprise entre 1976 et 2007. Cette méthode révèle avec exactitude l’évolution de l’endettement, ce qui n’est pas le cas pour les représentations classiques habituelles.

Comment se fait-il que la Tunisie ait recours à un endettement croissant, alors que le FMI n’a cessé de vanter le miracle économique tunisien et de présenter le pays comme un exemple à suivre partout en Afrique et en particulier au Maghreb ? Un miracle économique ne devrait-il pas affranchir un pays de son endettement et le rendre financièrement autonome et souverain? La réponse réside dans le fait que le miracle était un mirage : Si la Tunisie a connu une période de croissance soutenue c’est parce qu’elle s’est financée au travers d’un endettement soutenu qui, non seulement créé le mirage de la croissance, mais au contraire est de nature contreproductive comme nous le montrerons au fil de cet article.

Pour analyser de manière objective et rigoureuse ce que représente l’endettement de la Tunisie, il convient d’étudier l’évolution du stock de la dette avec et sans les intérêts. Mais qu’est-ce que le stock de la dette, me diriez-vous ? Le stock de la dette comprend l’encours (dette due non échue), les arriérés (dette due et échue mais non payée) en capital et en intérêts, ainsi que les intérêts de retard. Pour faire simple, le stock de la dette est la somme d’argent qu’il reste à payer pour honorer ses emprunts vis-à-vis de ses créanciers. Sur les graphiques suivants, il a donc été comparé l’évolution du stock de la dette entre 1970 et 2009, en faisant la distinction entre le stock avec les intérêts et le stock sans les intérêts. Le premier graphique représente ces données en % PIB, le second en dinars tunisiens.



 


 

L’évolution du stock de la dette (avec et sans les intérêts) exprimé en % du PIB, ne permet pas d’évaluer une tendance, ni de constater les valeurs réelle. Nous allons donc nous pencher sur la représentation alternative de l’évolution du stock de la dette (avec et sans les intérêts) exprimé en Dinars Tunisien. En bleu : la courbe de l’évolution du stock de la dette, avec les intérêts, réclamé par les créancièrs années après année. En rouge : la courbe de ce que serait la dette extérieure de la Tunisie si elle avait été exemptée des intérêts. On peut alors constater, pour l’année 2009, que les créanciers réclament à la Tunisie 28 426,7MTND de dette dont 8 802,7 MTND (30,97% du stock de la dette) pour le capital et 19 623,9 MTND (69.03% du stock de la dette) pour les intérêts.

C. L’enjeu des intérêts dans la dette

Avec la méthode alternative, on peut prendre conscience de l’évolution réelle du stock de la dette et s’apercevoir alors de la différence qu’apporte le paiement des intérêts sur celle-ci en l’évaluant en TND plutôt qu’en %. La différence est immense : En 2009, La Tunisie devait payer 2,23 fois le capital de sa créance uniquement pour honorer les intérêts sur sa dette; autrement dit, sur les 40 dernières années, les intérêts ont englouti plus de deux fois la somme qui a été prêtée à la Tunisie. Comment dans ces conditions peut-on dire que l’endettement d’un pays permet son développement ? L’endettement est un outil pour spolier les économies et les richesses d’un pays, par l’intermédiaire des intérêts qui sont appliqués par les créanciers et qui s’enrichissent avec, à chaque nouvelle dette contractée.

Il est possible de visualiser l’évolution du coût des intérêts, année après année, en étudiant le graphique n°2 : L’analyse comparée du service de la dette, du capital et des intérêts.



 

Grace à la méthode d’analyse alternative, on est en mesure de s’apercevoir que sur la période comprise entre 1976 et 2009, les intérêts payés représentent approximativement 60% du capital de la dette extérieure contractée par la Tunisie. Autrement dit, pour 100 dinars empruntés, 160 dinars sont remboursés, soit 100 dinars pour le capital et 60 dinars pour les intérêts ! C’est tout simplement extravagant et ça dure depuis 40 ans !

Mais comment estimer encore plus précisément le rôle que jouent les intérêts dans le service de la dette extérieure de la Tunisie? Pour répondre à cette question, il est judicieux de calculer et de visualiser les cumuls depuis 1970 à 2009 du capital, des intérêts et du service de la dette !



 

Ce graphique démontre que, pour un endettement continu et régulier, les paiements des intérêts évoluent plus vite que le capital et par conséquent, plus vite que le service de la dette dans son ensemble. Cette affirmation peut être vérifiée en comparant les trois équations de tendance qui accompagnent chacune des trois courbes des cumuls. Autrement dit, les sommes payées pour honorer les intérêts seront à terme et mathématiquement plus importantes que les sommes payées pour rembourser le capital. Ceci explique pourquoi la Tunisie doit payer près de deux fois le montant du capital de sa dette uniquement pour honorer les intérêts qui lui sont appliqués. Ainsi l’endettement, sous sa forme actuelle, n’a jamais servi le développement de la Tunisie, mais il a servi à la spolier par le biais des contrats bancaires privés et des intérêts qui lui ont été appliqués.

La seule chose qui empêche le système financier actuel de s’écrouler c’est l’emprunt défensif : c’est à dire emprunter mécaniquement encore plus vite que ce que coute les intérêts pour arriver à payer le stock de la dette. C’est ainsi que la Tunisie court directement au surendettement car son économie a été et est encore basée sur la dette pour son développement plutôt que sur l’investissement intérieur.

D. Le poids des intérêts sur l’économie nationale

On peut encore se poser bien des questions ; par exemple, quel est le poids réel de la dette sur l’économie Tunisienne ? Pour cela on peut étudier la loi de finance pour l’exercice 2011, le dernier héritage laissé par la dictature de Ben Ali. Je vous renvoie au précèdent article du groupe de réflexion sur la dette tunisienne publié sur notre blog, ici : http://dettetunisie.over-blog.com/categorie-11860457.html

Plus en amont dans cette article, nous avons démontré que pour l’année 2009, les créanciers réclament à la Tunisie 19 623,9 MTND (69.03% du stock de la dette) d’intérêts sur la dette extérieure du pays. Mais quels est la somme des intérêts qui ont déjà était payé depuis 1990 (3 ans après la survenue de la dictature) et que représente le poids de ses intérêts par rapport aux dépense de l’état ?

Si l’on compare le cumul des paiements des intérêts de la dette depuis 1990 à 2009, on s’aperçoit qu’il dépasse les dépenses réalisé par l’état et ce depuis 1998. Ceci illustre le frein au développement que représente le paiement des seuls intérêts de la dette extérieure sur les investissements intérieurs qu’aurait pu être réalisé par l’état tunisien. Depuis, 1990, année initiale correspondant à l’existence des données de dépenses de l’état à la banque mondiale, la Tunisie a payé 16 715,7 MTND pour le paiement des intérêts uniquement. Je vous laisse imaginer les investissements au profit du peuple tunisien qui aurait dû être réalisés avec cette somme, sans engendrer de nouvel endettement.

E. Conclusion :

La politique néolibérale imposée à la Tunisie depuis l’instauration en 1987 de la dictature de Ben Ali, a accéléré l’endettement du pays au point de le rendre quasi-dépendant des créanciers par le truchement des intérêts. L’accélération de l’endettement a conduit au faux miracle économique que nous connaissons par la mise en place du mirage de la croissance basé sur la dette et non sur la réelle économie. Ainsi la dette reste encore aujourd’hui un frein au développement de notre pays. L’annulation de la part odieuse et illégitime pourra nous affranchir d’une partie de celle-ci. Ce droit est un fait qui permettra aux tunisiens de relever aussi bien la tête que l’économie du pays. Mais au-delà de cette démarche légitime, il est bon de redéfinir nos besoins et nos orientations économiques. Le recours à un endettement doit être justifié non par principe, mais en priorité par des valeurs de souveraineté, d’autogestion et d’autodétermination. Nous devons prendre conscience que les intérêts de nos créances sont un fardeau pour l’investissement intérieur et qu’ils contribuent à l’appauvrissement. Le recours à la dette doit rester une nécessité d’extrême urgence et non une solution de facilité dont les conséquences malheureuses seront payées par nos enfants ! D’autres pays ont déjà pris les devants du problème…