Par Mohamed Ben M’Barek

Dans cet article, je tenterais, le plus objectivement possible, dans la plus grande neutralité politique possible, de souligner le long chemin qui sépare la Tunisie d’un fonctionnement démocratique normal, les risques que cela fait courir à notre économie et je terminerais sur le rôle que peuvent avoir les sondages d’opinions qu’il faudrait, à mon sens, multiplier et réglementer.

Récemment encore, 19/04/2011, la Coface a revu à la baisse la notation de la Tunisie alors que le japon a simplement vu sa note mise sous surveillance négative.

Voilà la situation. Elle fait l’unanimité chez les experts mondiaux et les agences de notation que nous l’acceptions ou non, que ça nous plaise ou non. Personne ne le dit mais c’est comme ça. La révolution bouleverse les perspectives économiques plus qu’un séisme échelle 8,9 accompagné d’un Méga-Tsunami et d’une bonne grosse catastrophe nucléaire.

Que nous faut il de plus pour comprendre où nous en sommes ?

La Belgique est en plein chaos politique. Depuis plusieurs mois, elle est dirigée par un gouvernement provisoire. Mais l’économie belge n’inquiète personne.

L’économie mondiale a totale confiance dans le belge et le japonais, même séismisé, tsunamisé et irradié. Tous deux sont des espèces d’électeurs connues et répertoriés.

Le Tunisien, en revanche, est une espèce d’électeur totalement inconnue. Non seulement rien ne garanti qu’il votera intelligent, mais même la démocratie n’est même pas confirmée en Tunisie.

Aussi choquant que puisse être la baisse de la notation Tunisienne sur le plan moral des principes et des libertés après une sortie d’une dictature, c’est un fait économique d’une grande importance et un message très clair :

« Nous, économie mondiale, nous doutons fortement de votre capacité, vous les Tunisiens, à vous organiser démocratiquement, auto diriger et garantir la pérennité de nos investissements. Vous les Tunisiens, vous n’êtes pas un partenaire économique fiable. ».

Si l’économie internationale est suffisamment organisée pour envoyer ce message, l’économie interne ne l’est pas mais n’en pense pas moins. Les promoteurs ont déjà suspendu en grande majorité leurs projets d’investissements et les banquiers sont de plus en plus frileux.

Le peuple tunisien doit répondre à ce message. C’est urgent.

Qui dit investissement dit automatiquement vision moyen et long terme. La Tunisie actuelle est incapable d’offrir une vision à moyen et long terme aux investisseurs Tunisiens et étrangers. Les investissements devraient continuer leur processus de ralentissement jusqu’à l’arrêt quasi-total dans les pires scénarios.

Il ne faut pas être leurré par les bons résultats paradoxaux du commerce extérieur Tunisien car ils sont le résultat d’entreprises créées avant le 14 Janvier. Peut être ont elles bénéficiés de l’amélioration de l’image de la Tunisie ?

Sans création d’emplois, la destruction d’emplois agit librement surtout dans un contexte de contestation sociale. La résultante ne peut être qu’une augmentation dramatique du chômage.

Ce que nous observons n’est qu’un début. Oui, le début d’un grand cercle vicieux qui durera aussi longtemps que durera le provisoire. Les cercles vicieux sont dangereux et cette situation peut se prolonger si le peuple tunisien choisit une orientation politique économiquement jugée déraisonnable.

Quelque soit les particularités de la révolution Tunisienne, l’histoire des révolutions et surtout de ce qui a succédé incite à l’attentisme :
Tant que nous serons en situation provisoire, les acteurs économiques resteront en stand-by et la machine ne redémarrera pas.

Que pense le peuple Tunisien ? Quel est son positionnement économique ? Pour qui votera t-il ? Que feront les futurs gouvernements ? La révolution sera-t-elle volée ?

Voilà les questions fondamentales auxquelles les acteurs économiques attendent des réponses avant d’agir. 50 ans que le peuple ne s’est pas exprimé et le silence radio est encore total. Certes, dans les médias, des opinions émergent ici et là. Mais ce n’est que l’opinion de personnes choisis selon on ne sait quels critères. Le peuple, lui, n’émet aucun signal.

Le 24 Juillet, le peuple Tunisien émettra un premier signal.

Il y aura ensuite un second silence radio, de durée indéfinie, jusqu’à ce que la constituante rédige une constitution. Au bout de cette période, qui durerait entre 6 mois et 3 ans, un référendum aura lieu pour valider le premier projet de constitution. Puis, si la réponse au référendum est positive ( ?) d’autres élections auront lieu, après bien sûr, l’autre débat sur le mode de scrutin pour les députés et éventuellement les sénateurs. Sans même le moindre petit référendum sur quoi ce soit (l’Egypte en a déjà fait un), sans la moindre petite élection, la Tunisie a choisie comme priorité nationale un débat de durée indéfinie sur des textes juridiques abscons pour la majorité des Tunisiens. Tant que la constitution n’est pas approuvée, le Tunisien sera privé de droit de vote.

Le seul signal électoral ayant une date garantie, celui du 24 Juillet, sera économiquement difficilement interprétable dans le contexte politique actuel. Le thème principal, la constitution, est neutre, incolore et inodore en matière de choix socio économiques. Pour ne rien arranger, le signal socio économique qui pourra y être décelé sera immédiatement brouillé par le mode de scrutin le plus performant en la matière.

Interpréter le résultat des urnes dans les démocraties confirmées est toujours difficile. En Tunisie ce sera quasi impossible le 25 Juillet. Devant l’ingouvernabilité annoncée du pays, faute d’alternative sérieuse, nombreux ceux qui anticipent déjà la reconduction de Beji Caid Essebsi.

Sans entrer dans la polémique entourant le mode de scrutin, il est évident que la constituante sera plus une représentation des Tunisiens privilégiant la variété des opinions que le poids réel de chaque opinion. Le risque que les privilégiés par le mode de scrutin, profitant des pleins pouvoirs qui leur sont octroyés, essayent de préserver un mode de scrutin à qui ils doivent leur élection est réel. Revenir à un mode de scrutin majoritaire dans les prochaines élections est désormais une étape de plus à surmonter pour la démocratie Tunisienne.

Plus grave est la forme que prend le paysage politique en Tunisie. Il suffit d’observer les débats actuels pour constater que le principal axe de segmentation politique qui a été imposé par on ne sait qui et on ne sait comment est la laïcité et les islamistes. La Tunisie actuelle, du moins ce qu’on voudrait nous faire croire, s’organise en laïcs, islamistes, anti les deux, et sans opinions. Plusieurs voix s’élèvent pour que les partis dits républicains organisent un front en sacrifiant ainsi leurs opinions socio économiques. Au vu des challenges auxquels doit faire face la Tunisie, tout cela est symptomatique d’une grande médiocrité générale du débat politique.

Une enquête, confirmant d’autres, révèle que les priorités pour les Tunisiens sont dans l’ordre : le chômage, la sécurité, le niveau de vie, la corruption gouvernementale etc. La laïcité, la religion et la constitution n’apparaissent même pas dans les onze premiers thèmes, montrant ainsi le décalage immense entre le peuple et le microcosme médiatico-élitico-politique.

Étonnamment, de tous les acteurs de la démocratie, le peuple semble être le plus clairvoyant en matière de priorités, paraît afficher une grande unité et rechigne à tomber dans les pièges de la division et des faux débats.

Alors que les préoccupations des Tunisiens telles que mises en avant par les sondages sont un appel à une segmentation du paysage politique selon des axes dignes des démocraties confirmées, le microcosme médiatico-élitico-politique, volontairement ou involontairement, l’en prive et essaye d’imposer, avant même que le moindre vote n’ait lieu, une segmentation que la Tunisie a déjà payé très cher, quasi indécelable en janvier : Islamistes contre anti islamistes. Une vision manichéenne à la sauce Bushéenne que de nombreux d’entre nous ne croyait exister que dans l’imaginaire occidental.

Heureusement, comme le peuple, la plupart des partis nouvellement créés, seuls véritables nouveaux venus dans le paysage politique, refusent de s’enfermer dans ce clivage suicidaire.

Il est vital, indispensable, d’accélérer le processus qui devrait aboutir à un paysage politique représentatif du peuple Tunisien. Le dialogue entre le peuple tunisien et les partis doit s’intensifier. S’il faut, à chaque fois, attendre des élections pour passer à une étape suivante, il nous faudra des décennies avant d’atteindre un équilibre sur un paysage politique représentatif où les électorats et les partis se rencontrent sur des visions et des idées.

Sur le plan économique, la Tunisie ne pourra pas attendre aussi longtemps.

Les sondages d’opinion sont un moyen d’accélérer ce processus. Quelque soit les reproches que l’on peut faire à ce procédé, il est certainement plus démocratique que tout miser sur des médias qui se cherchent lorsqu’ils ne sont pas orientés.

Les sondages d’opinion, avec de bonnes questions, peuvent entamer un dialogue entre le peuple et les partis et donner au moins des bases concrètes à l’introspection des experts auto proclamés en toute chose.

Par exemple, il est incompréhensible que sur un sujet comme la référence à l’islam dans la constitution qui a envahi nos télés, nos radios, nos journaux et notre internet, aucun sondage d’opinion n’est venu donner une idée sur ce que pense le peuple.

Les sondages ont un rôle important dans toutes les démocraties. Ils sont toujours contestés mais personne ne peut s’empêcher de les regarder. Ils constituent un accélérateur de formation d’opinions et c’est pour cela qu’on la suspecte, très probablement à raison, mais sans preuves, comme un moyen de la manipuler.

Les sondages d’opinions en Tunisie, faute d’expérience dans le domaine, seront loin de la réalité mais ils seront indicatifs. Plus important que les valeurs obtenues, l’évolution à travers le temps des résultats dégagera des tendances qui, elles, seront plus significatives.

Beaucoup de Tunisiens sont perplexes et inquiets devant la prolifération des partis. Mais est ce le plus important ?
Ne serait –il pas plus judicieux de réfléchir en termes de base électorale ? Les partis islamistes se partageront l’électorat islamiste, les centristes l’électorat centriste, les libéraux de gauche l’électorat libéral de gauche, les libéraux de droite l’électorat libéral de droite etc.
En faite, le vainqueur dans les élections sera celui qui aura (ou saura se construire) la base électorale la plus large sauf dispersion des partis.
Les sondages sont potentiellement capables d’identifier les bases électorales en présence (segmenter politiquement les tunisiens pour être plus technique) et sont par conséquent capables de faire des prévisions quant aux tendances majeures de l’économie Tunisienne.
Il ne faut jamais oublier qu’en démocratie, c’est aux partis de s’adapter aux électeurs et non le contraire et que hormis les électeurs Nahdaouis et RCDistes, les autres sont forcément un peu perdus.
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Beaucoup d’eau peut couler sous les ponts avant que les opinions majoritaires susceptibles de rassembler dans un second tour puissent émerger. Beaucoup d’eau peut couler sous les ponts avant d’atteindre un équilibre politique avec un paysage politique clair, représentatif du peuple Tunisien, s’organisant autour de programmes socio-économiques mûrs.

Les sondages peuvent aider à dissiper une partie de ce brouillard, dégager les grandes tendances de l’électorat Tunisien et donner une vision à moyen terme en attendant que les partis s’organisent en conséquence.

Comme en Belgique, nous pourrions espérer ainsi restreindre le chaos au domaine politique. N’oublions pas aussi que tout gouvernement, aussi provisoire qu’il soit, ne pourra s’empêcher de regarder les sondages. A défaut de s’y conformer, il s’agit d’un véritable baromètre qui incitera les gouvernements à mieux justifier leur politique.

Il est vrai que les tunisiens n’ont pas une culture politique très avancée. La plupart d’entre eux, y compris les « élites », on du mal à définir des notions comme libéralisme, socialisme, capitalisme, gauche ou droite. Le rôle de l’état, son fonctionnement, ses latitudes budgétaires sont encore des choses abstraites.

Toujours est t-il que de bons sondeurs peuvent contourner certaines difficultés.

Par exemple, en posant aux Tunisiens des questions du type :

-Quel pays représente un modèle économique à suivre pour la Tunisie ?
-Quel pays représente un modèle politique à suivre pour la Tunisie ?

Selon que les réponses mettent en avant l’Iran, l’Arabie saoudite, la France, la Suède, les USA ou autres nous aurons déjà une grossière idée, pas si imprécise que ça, des aspirations du peuple Tunisien.
Aussi ridicule que cela puisse paraître, à terme, dans une configuration idéale, bien avant la constitution d’un paysage politique, si les réponses aux sondages sont jugées bonnes et fiables par les principaux acteurs économiques, cela pourrait suffire à redémarrer l’économie car l’économie, c’est avant tout de la confiance. Le manque de confiance est la principale maladie dont souffre notre économie.

Les sondages sont un mal nécessaire. Ils peuvent êtres manipulés en vue d’influencer l’opinion (en réalité les résultats de cette manipulation sont assez imprévisibles). Pour cette raison, il est indispensable qu’une sorte de commission (eh oui encore une) les réglemente. Une assistance technique étrangère, surtout pour l’aspect caution de neutralité politique, est souhaitable.

Les sondages font partie du paysage politique dans toutes les démocraties. S’y plonger dès maintenant ne serait qu’une anticipation de la Tunisie démocratique. Nous n’en avions jamais eu tout simplement parce que les dictateurs n’aiment pas les sondages.

Que le peuple puisse se prononcer fait peur à tout le monde, y compris au peuple lui-même. Mais en démocratie nous ne pourrons pas y échapper. La seule chose que nous pouvons espérer est d’accélérer le film de la phase cafouillage politique. Les sondages sont une forme d’expression populaire et il n’est pas impossible qu’elle soit la seule dans un horizon de 4 ans.

Enfin, les sondages d’opinion, dans le contexte actuel, peuvent avoir un rôle pédagogique indéniable. En posant des questions, ils sont susceptibles à terme de forcer les indécis (partis ou électeurs) à prendre position sur des sujets que le débat politique, laissé à l’état sauvage, peut éluder pour de multiples raisons. Quitte à les forcer, les Tunisiens doivent apprendre désormais à donner leurs opinions, écouter celles de leurs concitoyens et s’y positionner.

Sondez, sondez, sondez, sur tout et, s’il le faut, sur n’importe quoi.

Il n’y a rien de véritable, l’opinion de tous fait l’opinion de chacun. (Democrite).