L’allocution de Mr Fouad Mbazaa, Président de la République par intérim, le 30 avril 2011, à l’occasion de la fête des travailleurs, a véhiculé une vision de l’avenir social et économique de la Tunisie tout aussi rassurante qu’optimiste. Un discours qui contraste avec l’esprit du programme économique et social à court terme du Gouvernement Provisoire qui a annoncé un avenir moins radieux, sinon dramatique, pour des centaines de milliers de salariés à défaut de mesures d’urgence. Ce programme en 17 points étant élaboré par des technocrates, il se peut que l’optimisme ne soit pas de rigueur chez ces techniciens de la décision politique. Reste qu’un programme gouvernemental ne pourrait être le reflet des humeurs mais plutôt de l’esprit de celui qui le conçoit. De la finalité qui le sous-tend. Voici l’esprit de ce programme tel que présenté par Mr Elyes Jouini .

« De la peine, des larmes et de la sueur ». C’est sous ce titre peu optimiste, que Mr Elyes Jouini a publié le 10/04/2011 un article sur le site www.leaders.com.tn dans lequel il expose les trois vérités de ce programme en citant à l’appui Winston Churchill. Rappelons que Mr E. Jouini a été du 27 janvier au 1er mars 2011 ministre chargé des réformes économiques et sociales dans le gouvernement Mohamed Ghannouchi. Son opinion personnelle, sa vision de l’avenir, prend par conséquent plus d’intérêt si on considère qu’elle reflète celle d’un ancien ministre technocrate qui était chargé de poser les jalons des réformes stratégiques cruciales pour la Tunisie postrévolutionnaire. Un pionnier du programme du Gouvernement Provisoire.

Dans cet article, le lecteur est d’abord éclairé sur le programme d’action pour la réalisation des réformes tant attendues après le 14 janvier. A partir d’une approche incompréhensible pour le profane, ce programme repose sur trois piliers : « peine, larmes et sueur ». D’ailleurs c’est ce que l’auteur affirme être « le discours de vérité » et l’essence même du plan d’action de l’actuel gouvernement Caid Essebsi en général. Pour les incrédules voici ce qu’avance d’emblée et sans détours Mr Jouini : « Je n’ai rien d’autre à offrir que du sang, de la peine, des larmes et de la sueur” c’est avec ces mots que Churchill s’adresse à la Chambre des Communes le 13 mai 1940 pour y présenter son plan d’action gouvernementale. Aujourd’hui, c’est ce même discours de vérité que le gouvernement commence à tenir ».

Mais pourquoi le Gouvernement devrait-il tenir un discours de vérité gris et résigné en pleine euphorie révolutionnaire? Nous gâcher la fête. En quoi les propos de Churchill aux pires moments de l’histoire de l’Angleterre qualifieraient-ils une nouvelle ère de l’histoire de la Tunisie pleine de promesses et d’espoir ? Le lecteur chercherait en vain les contours de cette blitzkrieg qui nous menace et qui justifie un tel discours pour le moins inquiétant. On lui indique juste que « ce discours de vérité, il est possible de le tenir en Tunisie en raison même de la maturité de notre société et de nos structures économiques. » ( ?) ! La seule certitude dans ce conflit annoncé par Mr E. Jouini c’est qu’il importe peu contre qui on va se battre du moment que la victoire est assurée. Et il cite encore W. Churchill : « la victoire, la victoire à tout prix, la victoire en dépit de la terreur, la victoire aussi long et dur que soit le chemin qui nous y mènera ; car sans victoire, il n’y a pas de survie ».

Coutumièrement, les technocrates, les personnes qui possèdent les compétences techniques, sont habitués à manier des chiffres et des courbes. Le maniement des citations est une discipline qui peut parfois leur être rebutante. C’est pourquoi on va se placer sur leur terrain de prédilection pour essayer de pénétrer dans les arcanes de leurs pensées et les rendre accessibles aux communs des mortels.

La menace, selon Mr. E. Jouini c’est un collapsus économique, c’est-à-dire un écroulement économique subit. En effet, il estime que de 520 000 chômeurs en 2010 ce nombre pourrait atteindre 700 000 en juillet 2011, juste au moment des élections de la Constituante. Alors que le Ministre du Développement Régional affirme ne pas disposer de statistiques fiables, cette projection est empruntée au Ministre de la Formation Professionnelle et de l’Emploi qui a déclaré la perte de 10 000 emplois pendant la révolution auxquels s’ajoutent plus de 30 000 travailleurs rentrés de Lybie. Mais comme ça ne fait pas le compte pour en faire une catastrophe, soit 40% de chômeurs en plus par rapport au 13 janvier, il faudra inclure 80 000 autres emplois menacés tous secteurs confondus. Cette argumentation est aussi étayée par la « catastrophe » annoncée par le Ministre du Tourisme et du Commerce relative au secteur touristique qui emploie 400 000 personnes et contribue à hauteur de 7% du PIB. Sombre tableau si on inclut encore les expectatives d’une croissance quasi nulle au lieu des 5% prévus pour 2011 selon les déclarations du Ministre des Finances.

Pourtant en consultant les chiffres publiés par l’Institut National de la Statistique, cet alarmisme partagé par bon nombre d’actuels ministres technocrates est dans une large mesure injustifié. Durant le 1er trimestre 2011 notre balance commerciale s’est améliorée comparativement à la même période 2010. Le taux de couverture est passé de 73,1% à 79,2% avec une amélioration nette des exportations de 10,3%. Même la régression de 12% de l’indice d’ensemble de la production industrielle pour les 2 premiers mois 2011 est due à la conjoncture extra économique et surtout aux problèmes très spécifiques du secteur minier. En aucun cela ne correspond à un trend baissier ou une débâcle économique annoncée. Il est vrai que la révolution « n’a pas de prix mais qu’en revanche elle a un coût ». Mais la Tunisie, contre vents et marées, est économiquement bien mieux portante depuis que Ben Ali en a été chassé.

Même si on admet l’improbable et l’impensable, une crise de type 1929 chez nous, le rôle d’un gouvernement de technocrates, c’est-à-dire de l’Etat, c’est de l’empêcher sinon à quoi servirait un gouvernement. Mais l’ancien ministre déclare que « la solution ne viendra pas de l’Etat seul …et qu’il nous faut donc attirer des capitaux ». Mais qui serait disposé à investir chez nous si le Gouvernement lui-même et la Banque Centrale crient à hue et à dia, à qui veut les entendre, que notre économie menace de s’écrouler ? Comment attirer les 5 milliards de dinars qui, selon le Ministre des Finances, seraient nécessaires pour renflouer notre économie nationale si les sirènes d’alarmes sont tirées de toutes parts ? C’est comme si on voulait rassurer un marché financier en annonçant un crach inéluctable.

Mais Mr Jouini, connu aussi pour être « le sauveur des patrons », suggère, pour défaire ce nœud gordien, qu’il faudrait d’abord payer nos dettes extérieures « et ce n’est pas en proclamant unilatéralement l’annulation de la dette que l’on rassurera les investisseurs ».Voici donc dévoilé ce discours de vérité salvateur, cette trilogie « de la peine, des larmes et de la sueur ». Le peuple devrait suer et peiner pour payer ces dettes même si ces dettes ont été contractées par un régime odieux. En vertu de quel principe ou modélisation macroéconomique, diriez-vous, la richesse est créée à partir du paiement de la dette des autres ? Eh bien, et c’est là la subtilité du raisonnement, car ici on ne parle plus d’économique mais de principes éthiques. Pour créer la richesse en attirant de nouveaux capitaux, il faudrait juste que le peuple tunisien déclare « ..qu’il n’a qu’une seule parole…et qu’il honore la dette tout en poursuivant ceux qui ont abusé de sa confiance pour récupérer jusqu’au dernier dinar » ! A partir des ressources morales du peuple tunisien on peut avoir des ressources financières…et Mr E. Jouini affirme plus loin qu’il ne s’agit point d’idéologie.

Maintenant on comprend mieux son recours récurrent aux citations de W. Churchill. Dans la lignée des ministres technocrates du Gouvernement Provisoire, il amplifie l’atmosphère de terreur pour faire du paiement de la dette extérieure puis le surendettement une condition sine qua non de ce qu’il appelle « la survie ». D’ailleurs Mr Jaloul Ayed, Ministre des Finances, va plus loin en laissant entendre qu’il y va de notre souveraineté nationale. Une capitulation sans conditions au lieu de la victoire annoncée.

Alors que la Tunisie s’est attirée la sympathie du monde entier y compris des milieux financiers étrangers qui ne ratent pas une occasion pour nous exprimer leur soutien, le Gouvernement ne veut ni rapatrier nos fonds subtilisés ni négocier nos dettes indument contractées. Même pas un réechelonnement ou un moratoire comme cela s’est toujours pratiqué. Si le refus de négocier la dette extérieure est un choix stratégique qui n’est pas du ressort d’un gouvernement provisoire alors il n’est pas de son ressort non plus de recourir à l’endettement à long terme dans un contexte de « manque de visibilité ».

Cela sans compter que ces fonds seraient injectés à la hâte et en pure perte dans les circuits non épurés où règne encore la bureaucratie, l’incompétence et la corruption ; le système benaliste étant encore en place. « Attirer les capitaux », comme aime bien le répéter Mr E. Jouini, n’attirerait que des ennuis en défaut de la bonne gouvernance. Les programmes de développement de Ben Ali sont dans le texte plus audacieux que le programme à court terme en 17 points de l’actuel gouvernement provisoire. Et pourtant, cela a conduit à faire de la Tunisie un pays déshérité. Faute de nous soulager de nos peines, les mesures d’urgence financées par l’endettement, nous soulageront de nos sous puisqu’elles s’exercent dans le cadre des mécanismes de l’ancien régime. Et cela les technocrates le savent. Au point de nous demander s’ils ne sont là qu’en tant que représentants de nos créanciers.

Le gouvernement pouvait négocier la dette contractée par le régime benaliste en faisant appel au principe juridique de « la dette odieuse », c’est-à-dire la non reconnaissance par l’Etat, lors d’une transition démocratique, des dettes contractées par un régime dictatorial ayant servi contre les intérêts des citoyens. Mais la position des technocrates du gouvernement fait peu de cas des intérêts des citoyens et préfère capituler.

Cette attitude irresponsable ne mène qu’ à une chose. Et comme Mr E. Jouini aime bien citer W. Churchill, nous lui emboitons le pas en citant encore ce dernier pour qualifier cette attitude du Gouvernement : « Vous avez eu le choix entre la guerre et le déshonneur. Vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre ».

Notes :

1- Winston Churchill était Premier Ministre britannique lors de la deuxième guerre mondiale 1939-45