Par Sofiane Reguigui (Tunisie),

Devant le suicide collectif, quotidien et médiatisé de certains compatriotes, suicide d’autant plus révoltant, qu’il se déroule dans l’indifférence et ou l’impuissance de la société civile, des gouvernements et surtout des médias. Quand les médias décident d’en parler, c’est souvent d’une manière stéréotypée.

1. Les images des RET (Refugiés Economiques Tunisiens)

Dans la majorité des JT (1), les reportages s’alignent sur la « propagande » officielle et « l’angle » du traitement (images & discours) de ce feuilleton tragique est souvent celui de la police.

En absence de caméra « subjective » ou neutre on voit souvent ;

  • des cartes et des graphiques qui font peur
  • des « Barbares » qui envahissent « Lampedusa », filmés de loin, d’en haut, de la terre ferme et souvent par la police italienne.
  • des pauvres, sales, affamés, sauvés, nourris, soignés et aidés par une police souvent humaine & généreuse même si elle n’arrive pas à comprendre les raisons qui ont poussé ces jeunes à prendre ces risques.
  • Des cadavres d’OHNI, (objets humains non identifiés) échoués sur les plages, une fin « logique » et presque « normale » puisque ces OHNI l’avaient bien cherchée et ou méritée !
  • Des mères, qui pleurent leurs enfants, des officiels qui donnent des leçons de morale ( et d’’hypocrisie), la Garde côtière tunisienne qui exhibe ses nouveaux « outils de travail» (navires)- l’équivalent des matraques de Mme Michèle Alliot-Marie- généreusement offerts par les polices italienne ou française pour bien manager, à la source, des jeunes tunisiens décidés à « voyager ».



2. Le discours officiel

Considérant qu’il s’agit d’« immigration illégale » et que tout le monde est d’accord pour la dénoncer, les médias ne se gênent pas à relayer la propagande gouvernementale adressée, depuis des années, aux jeunes chômeurs tunisiens leur demandant de ne plus risquer leur vie, alors que ces derniers ne se considèrent pas en vie et même après avoir fait la révolution.

Ce discours officiel ne vise pas à résoudre le problème mais à le dépolitiser. En effet, ce discours refuse de reconnaitre qu’il s’agit bien d’un problème de politique publique qui ne peut être traité par le tapage médiatique mais plutôt par un paquet de mesures « révolutionnaires » (urgentes, adaptées continuellement mise à jour, dûment suivie par une cellule de crise multi départementale …).

Le discours officiel tunisien, se base sur des faits réels pour arriver à des « leçons de morale » ; il considère cette immigration illégale (et selon TV nationale, illégitime !! ) et ces jeunes, victimes des « passeurs », présentés comme véritable mafia qui profite de ce business. En outre, ce discours laisse entendre qu’il y aurait beaucoup de criminels et de recherchés parmi les « clandos » , mais ce qu’on ne dit pas, c’est qu’il y a de plus en plus, de diplômés de l’enseignement supérieur.

3. L’aspect juridique

La focalisation sur l’aspect « illégal » de cette immigration diabolise des jeunes, pleins d’énergie et d’ambition, qui n’ont fait qu’exercer leur droit non pas de voyager ( un luxe pour eux ) mais de « survivre ». Cette focalisation est d’autant plus ridicule qu’elle est inefficace.

Cet aspect « d’illégalité » n’est autre que l’arbre qui cache la forêt et semble évacuer un « problème de conscience » en :

  • Renversant les responsabilités : ce n’est plus le gouvernement qui est responsable de ces suicides mais les victimes elles mêmes sinon leurs passeurs.
  • Réduisant un problème politico-social majeur à sa imension individuelle, ce qui transforme le problème en un simple « fait divers » qui concerne des cas de « délit de passage de frontière illégalement ».

En outre, cette qualification juridique ne correspond ni à la réalité du phénomène ni à sa perception sociale, il s’agit dans les faits de « réfugiés économiques » dont l’action fait partie intégrante du droit à la (sur)vie ; rares sont les jeunes tunisiens qui parlent du droit à la liberté de circulation, ici on parle de « harka » un mot qui veut dire à la fois « brûlure » , « migration clandestine » ( harka) ou immolation ( lorsque le verbe devient pronominal ).

4. RET est un problème international

Mieux encore, le drame des RET est un problème de politique internationale qui dans sa dimension humaine doit être traité par la société internationale et ses institutions spécialisées (notamment le HCR ). Je dirai même que c’est un problème moral.

Si l’union européenne veut, réellement, se rattraper vis-à-vis de l’histoire qui s’accélère au sud de la méditerranée et semble balayer tous ses alliés et ses certitudes diplomatiques, elle doit réserver à ces refugiés économiques (au nombre de 20000 seulement) un traitement spécial, similaire à ce qui a été fait pour les refugiés des pays de l’est suite à la chute de mur de Berlin.

A force d’entendre parler, dans certains médias italiens et français, de l’immigration comme d’un « grave problème national », on a tendance à croire qu’il s’agit de centaine de milliers de réfugiés !

Que le front national continue à avancer des « préjugés » racistes tout en ignorant les belles trajectoires de la deuxième génération qui se multiplient et se diversifient et dépassent de loin le cas des footballeurs surdoués, je peux le comprendre mais lors des médias « neutres » véhiculent le même discours je ne peux que m’étonner.

Le traitement actuel du problème des « RET » est non seulement scandaleux mais grave car ce problème, peut facilement intégrer le discours des mouvements extrémistes. Bref ces « déportés » posent un vrais problème éthique pour la communauté internationale, que le nouveau chef d’el Qaidaa, serait content d’instrumentaliser.

5. Discours officiel et Médias

Qu’un extrémiste italien de droite défende Lampedusa et les lois sur l’immigration, je peux le comprendre mais qu’un journaliste tunisien oublie qu’il n’y a rien de plus important que la vie humaine et qu’il n’y rien plus noble et plus urgent que de « sauver une vie humaine » c’est, pour moi, incompréhensible. Tant pis pour le droit international, s’il n’a pas encore prévu des mesure pour éviter pour protéger les RET. C’est à lui d’évoluer !

Pour ceux qui semblent avoir la mémoire courte, la révolution tunisienne n’était à l’origine qu’un élan (émotionnel) de solidarité avec un jeune qui a été poussé au « suicide », puis avec d’autres jeunes qui ont frappé à la porte de l’histoire.

Je n’oublierai jamais qu’ils ils y avaient beaucoup d’intellectuels des deux coté de la méditerranée qui nous « conseillaient » de préserver notre calme, de respecter les institutions, le président « élu », les lois et de laisser la police « faire son travail ». Les jeunes tunisiens ont eu le courage de dire « NON » et le mur de la honte est tombé et avec lui la complicité troublante des occidentaux est dévoilée.

6. La responsabilité de l’Union européenne

Il faut, aujourd’hui, que l’union Européenne assume ses responsabilités historiques si elle veut réellement jouer un rôle dans l’après chute du mur arabe.

La solidarité européenne ne peut en aucun cas se réduire à une simple aide financière. Accueillir les RET est le revers de la médaille de « l’ingérence humanitaire ». En effet, Sauver des vies menacées par Gaddafi, ou des vies de « RET » reste toujours sauver des vies humaines dans une conjoncture régionale très particulière.

Et c’est cette même conjoncture particulière qui oblige la Tunisie à bien accueillir les « refugiés Libyens » y compris ceux qui ont franchi la frontière « illégalement » et même si, leur nombre et surtout la relation de certains d’entre eux avec le terrorisme, constituent une vraie menace pour la sécurité d’un pays comme la Tunisie déjà fragilisée par quatre mois de révolution.

Peut on en Tunisie réserver aux centaines de milliers refugiés de la Lybie le même traitement réservé par l’Italie ou la France aux 20000 RET ? Vous allez me répondre qu’en Lybie il s’agit d’une guerre civile et il y a un arsenal de lois et de conventions internationales qui réglementent la situation des refugiés en état de guerre, certes, mais la Tunisie est aussi en état de guerre contre le chômage, la corruption, les dettes, et l’immigration des libyens …guerre dont l’Europe en est quelque part responsable.

  • historiquement : car les tunisiens attendent encore de l’union européenne, et notamment de la France, des excuses et des compensations pour, non seulement le soutien apporté à ZABA, mais aussi pour tous les crimes commis avant pendant et après la colonisation.
  • moralement : car toutes les valeurs positives de la modernité occidentale ont été remises en cause ces deux dernières décennies surtout à cause des guerres en Afghanistan, Irak et Palestine.

La protection des RET pourrait être un bon début de réconciliation historique et un démenti pour tous ceux qui prônent le choc des civilisations.

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Notes :

1- L’excellent reportage de France 24 du 15.05.2011, est l’exception qui confirme la règle.