L’histoire coloniale de la Tunisie ou du moins plusieurs ponts de cette histoire restent à construire. Voilà ce que nous pouvons en déduire au regard des différentes lectures proposées par l’historiographie tunisienne contemporaine. D’aucun sait l’importance accordée à l’étude des différentes péripéties du mouvement national dans les enseignements réservés à l’histoire décernés aux élèves du secondaire et particulièrement aux futurs bacheliers, mais personne n’a posé la question de l’intérêt que peut recouvrir un éventuel retour sur l’engagement de la colonisation dans le projet de représentation cartographique de l’espace géographique tunisien ainsi que sur les procédés qu’elle a pu utiliser pour assigner à ce territoire une nouvelle identité rattachée à un passé oublié de son histoire antéislamique.

Les études universitaires spécialisées en histoire, et indépendamment du champ de recherche diversifié qu’elles ont pu investir, n’ont pas cru utile elles aussi de faire la lumière sur la dynamique introduite par les travaux de prospection et d’exploration du territoire de la Régence de Tunis effectués aussi bien au cours de l’ère précoloniale que pendant celle de la colonisation.

Ce n’est certes pas peu de chose que de prôner un retour sur une historiographie coloniale dont les écrits ont souffert de la partialité déconcertante de la majorité de leurs auteurs, mais toute volonté de comprendre l’indexation de la Tunisie à une antiquité occidentale inventée en Europe toute au plus au cours du XVIIIème siècle, ne peut faire l’économie d’un tel retour.

Avant d’élucider une telle énigme, tentant tout d’abord de donner une brève définition de ce que l’Occident entend aujourd’hui par antiquité.

Sur le plan politique l’antiquité inaugurerait le système de la polis de la « démocratie » de la « liberté » et de l’autorité de la loi. Economiquement parlant, l’antiquité est une période distinct, fondé sur l’esclavage, sur la redistribution, mais non sur le marché ou sur le commerce. Sur le plan de la communication, l’antiquité grecque, avec son langage indo-européen, a permis la mise en place de l’alphabet qu’une grande partie du monde occidental continue à utiliser aujourd’hui.

Les deux expériences grecque et romaine ont toujours représenté pour les défenseurs d’une séparation entre archaïsme et antiquité l’aube même de l’ « histoire » et cela à cause de l’adoption de l’écriture alphabétique.

L’un des premiers thèmes abordés par l’écriture grecque fut la guerre contre la Perse qui aboutit à cette distinction d’ordre qualitatif entre l’Europe et l’Asie dont nous ne cessons depuis de mesurer les conséquences sur l’histoire intellectuelle et politique. Sur le plan linguistique, l’Europe est devenue la patrie des « Aryens », c’est-à-dire de ceux qui parlaient les langues indo-européennes venues d’Asie. L’Asie occidentale accueillait en revanche les peuples parlant les langues sémitiques.

Voilà exprimé en quelques mots ce que l’Occident entend par « Antiquité ».

Mais pourquoi n’a-t-on pas appliqué ce concept à l’étude des autres civilisations comme celle du Proche-Orient de l’Inde ou de la Chine ? Eston fondé à exclure ainsi le reste du monde et en faire ainsi de la civilisation occidentale une exception ?

L’historiographie sur la recherche archéologique en Tunisie, est l’un des sujets le moins traité aussi bien par les spécialistes d’histoire et de civilisations antiques que par leur homologues contemporanéistes. En effet peu de travaux ont ciblé au cours des vingt dernières années un tel sujet. La raison est peut être à cherchée dans l’excès de cloisonnement en terme de recherche entre différentes spécialités, archéologiques et historiques d’une part et historiennes spécialisées toutes périodes confondues de l’autre.

L’intérêt pour de telles recherches réside essentiellement dans l’éclairage qu’elles peuvent apportées quant au contexte spécifique de ce que nous ne dédaignerons pas de qualifier de bricolage littéraire facilitant l’indexation de l’histoire antéislamique de la Tunisie à une antiquité inventée par la modernité occidentale.

Dans l’esprit des instigateurs et des régisseurs de cette politique coloniale, engagés une compagne de prospection ou une fouille archéologique c’est avant tout contribuer à faire renaitre une Tunisie romaine ensevelie sous les décombre d’une islamisation et d’une arabisation conquérante.

Les traces qui permettent la reconstitution de cette présence latine en Afrique représentent à ne pas douter l’une des sources fondamentale d’inspiration pour le projet d’établissement et de colonisation française en Tunisie. L’on cherchait à mettre en exergue les gros monuments, indiquant le passé romano-chrétien de l’Afrique (théâtres, amphithéâtres, Forums, thermes, basilique, catacombes sépultures…etc.), mais aussi à œuvrer à restituer le tracé des anciennes voiries pour construire de nouveaux réseaux routiers, à se réapproprier le génie romain rattaché aux travaux hydrauliques dans le but de réussir une colonisation agricole rentable, rappelant l’opulence de l’Afrique romaine d’antan.

Aventuriers, prospecteurs, militaires, ecclésiastiques, administrateurs, architectes et comparses paraissent complètement acquis à une « archéologie appliquée », retenant la leçon de jadis pour réaliser les objectifs de naguère. On prônait avec insistance de restaurer les ouvrages hydrauliques romains, pour permettre aux nouveaux colons français de s’installer aux endroits ou il était possible de réutiliser les procédés romains dans l’extraction de l’eau de sources et des rivières. On appelait les colons à pratiquer l’arboriculture dans les plaines du littoral tunisien, arguant que les romains avaient jadis su faire de ce pays un immense verger et une forêt d’arbres fruitiers. Les centaines d’établissements agricoles, fermes, moulin à huile et à blé, qui parsemaient la compagne disposaient de citernes, de puits et de canalisations permettant de propager l’eau sur toute l’étendue de leur exploitations.

Les tendances des ecclésiastiques à travers cette entreprise de restauration du passé antique de la Tunisie passaient forcement par la résurrection de la Carthage chrétienne. On se souvient de la cession vers 1830 par le Bey Hussein (1824 – 1835) d’un terrain à Carthage au profit des autorités consulaires françaises pour la construction d’un monument commémorant la mort de Louis XI ou « Saint Louis ». La glorieuse église de Carthage prendra son essor plus tard de cette particule de terrain sous l’égide du Cardinal Lavigerie, qui allait se servir des vestiges romains qui peuplent le pays pour légitimer la conquête française. Un mois après l’établissement du protectorat le saint siège charge le même Cardinal d’une mission de « résurrection de la Tunisie Chrétienne », sa réussite impliqua l’obtention de la Tunisie du titre d’archidiocèse de Carthage puis de métropole de l’Afrique, couvrant ainsi en 1930 et à l’amphithéâtre romain de Carthage le trentième congrès eucharistique international.

Malgré la diversité des mobiles et objectifs spécifiques des ces explorateurs la perspective générale est la même, elle vise la renaissance et la restauration du passé antique de la Tunisie comme il était à l’époque romaine. Il est donc clair que l’évocation de l’archéologie et des enjeux de la reconnaissance archéologique et épigraphique de la Tunisie nous impose d’examiner de plus près l’idéologie, les présupposés et l’intérêt que requiert de telles pratiques. L’alliance intime entre archéologie et colonisation illustre parfaitement la règle de conduite respectée pendant un siècle et qui consiste à mettre l’archéologie au service de la colonisation.

Tout au long de la période précoloniale les missions archéologiques françaises menées en Tunisie, ont contribué largement à préparer le pays à la colonisation, alors que dés l’établissement du protectorat les pratiques de représentations cartographiques, de l’archéologie et de l’épigraphie ont bien affermi la mise sous tutelle occidentale de la Tunisie. C’est là peut être ou on devrait saluer une initiative peu connu entreprise par des jeunes nationalistes tunisiens et pas des moindres (Habib Bourguiba, Bahi Ladghem, et Taieb Mhiri…) de répertorier et d’étudier, dans le cadre de l’association des anciens élèves du collège Sadiki, les épitaphes arabes du cimetière d’al-Gorgâni, projet bloqué par les autorités coloniales et repris bien plus tard par le regretté Mostafa Zbiss.

D’un autre côté la colonisation parait aussi profitable au développement de la prospection archéologique et à l’appropriation des techniques de représentation cartographique. C’est dans le cadre de la colonisation qu’il fondé des « institutions-relais » permettant d’initier la recherche cartographique, archéologique et épigraphique. (Service des Antiquités et des Arts pendant de l’INAA et actuel INP pour restaurer, sauvegarder et conserver les objets d’antiquité et Service topographique pour établir les cartes d’état-major).

Si on ne doit pas perdre de vue les dégâts causés au patrimoine tunisien durant toute l’époque coloniale par le réemploi abusif des matériaux ou de la « pierre antique » ainsi que par le transfert des documents archéologiques et objets d’art vers les musées français, contribuant de la sorte à enrichir leurs collections (mosaïques, stèles votives, sarcophages, inscriptions vases de vers, statuts en marbre…etc.), force est de souligner l’importance de lever les tabous sur cette période délicate de notre histoire ou une nette volonté de faire table rase avec les liens qui nous unissent aux civilisations africaines et moyennes orientales n’ a pas empêché -quoi qu’en disent les détracteurs- de rendre possible -même a travers la lucarne réductrice de l’héritage romano-chrétien- une profonde et salutaire réhabilitation du passé antéislamique de la Tunisie.