La remémoration d’un 11 septembre – 10 ans après –, souligné à grands traits par certains milieux, ainsi que l’affirmation de mouvements d’obédience islamique sur la scène politique libérée de certains pays arabes, récemment débarrassés de leurs despotes, ont incité plusieurs médias, souvent soutenus par des milieux conservateurs, à recycler le thème de la polarité Islam-Occident et de le remettre à l’ordre du jour sous forme de polémique, avec tous les clichés habituels d’un antagonisme façonné par une caste d’intellectuels et de politiciens aux idées arrêtées.

Loin de soutenir une analyse rigoureuse et rationnelle, cette polémique semble plutôt exprimer une attitude normative et paternaliste, au point de faire fi des échanges et des influences réciproques entre ces deux supposés mondes depuis des siècles, au regard de certains considérés comme intrinsèquement irréconciliables.

Un retour sur l’histoire s’impose, dans une volonté d’identifier les différends sur lesquels on insiste souvent et de casser ce fossé imaginaire si souvent évoqué par les adeptes du choc des civilisations.

Pourquoi faire de l’Islam et de l’Occident deux mondes antinomiques ?

Penser l’islam et l’Occident en termes de découpage et d’opposition semble pour le moins réducteur. D’une part, les deux notions ne sont pas faciles à circonscrire et à définir clairement ; d’autre part, au fil des siècles, les échanges et les apports ont été nombreux entre ce que certains ont appelé « Terre de l’islam » de ce qu’il est convenu de désigner « Occident ». C’est-à-dire l’Europe et son voisinage du sud de la Méditerranée, vu comme le monde arabe à majorité musulmane.

D’entrée de jeu, il faut rappeler que, bien que les musulmans des pays arabes ne représentent qu’environ 18 % des musulmans du monde, l’islam et l’arabité demeurent fortement liés dans l’imaginaire collectif, aussi bien en Occident que dans le monde arabe, d’où une confusion fréquente entre ces deux notions.

Des jalons historiques qui influencent encore le présent – L’héritage social et historique, et les rapports  – trop souvent conflictuels – qui existent entre « Occident et Islam », ont créé des malentendus et des préjugés qui brouillent parfois la communication et l’entente, et débordent de leur cadre géographique.

D’un côté, les Européens ont très tôt développé la peur du Sarrazin envahisseur de l’Occident, et de l’autre, les Arabes ont nourri un réflexe de crainte des Croisés, un spectre qui revient les hanter à travers les siècles. Les événements historiques et politiques ont consolidé ces sentiments et ancré les amalgames qui consistent, chez certains Arabes musulmans, à confondre occidental avec chrétien, croisé, colonialiste, impérialiste, voire mécréant, et de l’autre côté,  dans certains milieux occidentaux, à associer Arabe à musulman, intégriste, islamiste, obscurantiste, voire même, ces derniers temps, terroriste.

Sans aller jusqu’à qualifier d’opposition intrinsèque entre ces deux entités les malentendus entre monde arabe (Orient ou islam) et Europe (Occident), il y a lieu de constater que des germes de controverses et de conflits ont toujours existé. D’abord, l’expansion de l’islam des premiers siècles aux territoires de la chrétienté, et les croisades qui ont suivi, ont installé une méfiance réciproque, demeurée en filigrane dans les relations entre les deux mondes, voire même le fond d’une concurrence idéologique et religieuse.

Le colonialisme européen en terre arabe, depuis le  XIXe siècle, a de plus apporté son lot de méfiance, de guerres et de rancœur d’un côté comme de l’autre. Finalement, la conduite politique contemporaine de certaines puissances occidentales à l’égard du monde arabe, et récemment à l’encontre d’autres populations musulmanes, a largement contribué à détériorer encore plus les relations entre Arabes et Occidentaux, représentés désormais non seulement par l’Europe, mais aussi par les États-Unis. Cette situation apporte de l’eau au moulin des extrémistes musulmans ayant déclaré la guerre aux « ennemis de l’islam ». 
Les malentendus, probablement d’origine religieuse, ont pu trouver une continuité – et un renforcement – dans l’histoire et la politique, ce qui n’est pas pour faciliter les rapprochements entre les deux mondes.

Pour plusieurs, la discorde couve toujours. Discorde qui pousse certains à déclarer que l’Occident fait face à un ennemi – du moins potentiel – qu’est l’islam et à décréter le choc des civilisations, théorie à connotation belliqueuse qui semble occulter la très grande diversité au sein de l’Occident et des terres musulmanes, et qui considère l’Occident et l’islam comme deux blocs homogènes, clos et foncièrement opposés.

Cette discorde n’empêche toutefois pas de constater – et c’est un gage d’optimisme – que l’Europe et le Monde arabe se sont, au fil des siècles, nourris mutuellement de leurs savoirs, cultures et patrimoines.

La pensée arabe et son rayonnement

Les origines – Dès les débuts de la propagation de la langue arabe comme langue liturgique et véhicule de la connaissance sous l’étendard de l’islam, un vaste mouvement de traduction du savoir antique grec gagne les principaux centres urbains. Ce mouvement se penche surtout sur les textes scientifiques et philosophiques qui passent du grec à l’arabe, parfois à travers le syriaque et les institutions de la chrétienté arabe du Proche-Orient. Mentionnons que ce mouvement est déjà présent au Proche-Orient ancien et qu’il a pris de l’ampleur à partir de la deuxième moitié du VIe siècle, suite à l’expulsion d’intellectuels de la Grèce par l’empereur Justinien, qui a mis fin aux activités de la célèbre Académie de Platon à Athènes et a interdit la philosophie, jugée incompatible avec le dogme chrétien.

La généralisation de la langue arabe et sa normalisation au VIIIe siècle donnent une nouvelle impulsion à l’acquisition du savoir qui s’étend à d’autres traductions, à partir du grec et du copte, d’ouvrages touchant divers domaines, tels que la médecine, l’astrologie, l’alchimie.

Cette tradition atteint un haut degré de production et de rigueur intellectuelle sous le Califat abbaside (750 jusqu’au milieu du Xe), à Bagdad, devenue une grande cité et la capitale réputée du savoir de tout l’Orient, où les lettrés nourrissent l’essor des sciences et de la philosophie arabe. Al-Kindi (801-873), qui a adopté la philosophie aristotélicienne, et Al-Farabi (872– 950), qui s’est attaché à démontrer les liens entre raison et révélation, furent deux de ses plus grands représentants.

C’est lors de cette période que le courant rationaliste, dit moutazilite, de type « anarchiste » selon le sens contemporain du terme, s’est développé. Ce courant cherche à démontrer la compatibilité de la doctrine islamique avec la logique et le rationalisme grec, dont Al Jahiz (776-869), créateur de la prose arabe, est l’un des plus illustres représentants et qui défend une culture arabe qui soit une synthèse de la tradition arabe et de la pensée grecque.

L’expansion de la philosophie arabe en Andalousie – Dès la fin du Xe siècle, les ouvrages de philosophie et de logique sont introduits en Andalousie et contribuent à l’essor de nouvelles théories et écoles de pensée qui ne se limitent pas à la philosophie et auxquelles participent des lettrés de toutes confessions, dont Ibn Roshd (1150-1198), était l’un des plus illustres rationalistes, cherchant à séparer clairement la foi et la science, et connu pour avoir élaboré une théorie aristotélicienne constituant un chef-d’œuvre de cohérence. Son œuvre, traduite en latin au XIIIe, siècle a eu un grand retentissement en Europe, à tel point que certains la considèrent comme l’élément fondateur de la pensée laïque en Europe de l’Ouest. Ces échanges et écoles divers démontrent l’appropriation par les Arabes du savoir antique, surtout la philosophie grecque, le développement de nouvelles sciences et théories philosophiques, ainsi que le passage d’une partie de ce patrimoine à l’Europe, avant et lors de la Renaissance européenne. L’Europe a, par la suite, repris le flambeau du savoir.

La torpeur du Monde arabe – Le Monde arabe connaît par la suite une phase de stagnation intellectuelle et de déclin,  à quelques exceptions près, telle que l’œuvre de Ibn Khaldoun (1332– 1406), un classique de sociologie, alors que la pensée « islamique » a continué à se développer ailleurs, dans d’autres territoires islamisés en Asie centrale et dans la péninsule indienne, voire au-delà, pendant le XVIe et le XVIIe siècles, sans oublier Istanbul, qui a connu un rayonnement culturel et une puissance politique pendant cette période.

Les populations arabes, illettrées ou peu instruites, sont restées indifférentes envers cette stagnation, tout comme envers l’Europe qui entame une réforme profonde, nourrissant l’idée que leur civilisation, devenue exclusivement islamique, ne peut qu’être supérieure à l’Occident « barbare ».

Les Réformateurs arabes

Les tentatives de rattrapage de l’Occident – À la fin du XVIIIe siècle, le Monde arabe, par l’entremise de ses élites, constate avec effroi l’état de son retard sur tous les plans par rapport à l’Europe, puissante et redevenue menaçante, le savoir étant désormais européen et dans des langues européennes que les Arabes ignorent, et l’islam étant resté figé dans ses propres modes de pensée.

La plupart des historiens considèrent l’expédition d’Égypte de Bonaparte en 1798 comme un choc de la modernité en terre arabe et le début d’un nouvel affrontement avec l’islam. Lors de cette période, Muhammad Ali, gouverneur d’Égypte (1805-1849), s’est laissé séduire par les appels à la modernisation de type européen. Le pays s’est fortement endetté auprès de ces deux nouvelles puissances, jusqu’à la faillite et la mise sous tutelle franco-britannique de l’Égypte.

À la suite de ces efforts de modernisation et des tentatives de sécularisation de certaines institutions, naissent en guise de contestation, dès le début du XIXe siècle, des mouvements réformateurs d’obédience religieuse qui se dressent contre la modernité européenne.

Le courant panislamique et la modernité – Dans l’esprit de mettre la religion au service de la politique, apparaît un courant panislamique qui, tout en étant admiratif de la modernité européenne, se veut un contre-projet civilisationnel par rapport à l’Occident moderne, dont Al Afghani (1838-1897) et Mohammad Abduh (1849-1905) sont parmi les représentants.

Ce courant considère que le lien religieux peut encore constituer un pilier pour les musulmans pour s’unir et se réformer et que l’islam, étant une fraternité politico-religieuse, se place au-dessus des nationalismes, tels qu’ils existent en Europe. Ses porte-étendards relisent l’islam à la lumière des attributs de la modernité européenne et tentent de trouver des réponses aux maux de la société à partir du Coran et des préceptes religieux, mais sans remettre en question le dogme religieux ni l’idée de sa supériorité. Ce faisant, ils cherchent à établir un modèle politique alternatif qui ne sépare pas l’instance du religieux et celle du politique. Ils reprennent les critiques formulées par les libres penseurs européens envers le christianisme, mais défendent l’islam comme une religion réaliste et purement rationnelle.

Se basant sur un dogme à la fois réformiste et fondamentaliste, ils prônent un retour aux pieux anciens (salaf) et à une supposée pureté des débuts de l’islam, sans apporter de véritables solutions pratiques aux problèmes de leur époque, ni procéder à une rénovation ou à une quelconque rupture avec les interprétations rigides des siècles précédents.

Le courant de renaissance arabe et la modernité – En parallèle à ces mouvements de « renouveau » religieux, se développe un courant de renaissance (nahdha) arabe, prônant l’unité des Arabes sur une base nationale, culturelle et patriotique, au-delà de toute considération religieuse, à l’instar des États-nations européens. Ce courant, moderniste et plutôt séculier, adhère pleinement aux valeurs de la modernité européenne et voit dans ces valeurs une voie de salut pour le Monde arabe. Un des pionniers et piliers de cette renaissance arabe est Boutros Al Boustani (1819-1883), qui a écrit un Discours sur la société et la comparaison entre les coutumes des Arabes et des Occidentaux. Ce courant a continué à se développer sur une base intellectuelle, sociale et culturelle panarabe.

La concomitance des courants – Entre les courants panarabe et panislamique, une animosité s’est installée dès le début, perpétuant le conflit idéologique entre arabité et islamité, qu’il serait trop long d’analyser ici. Néanmoins, il faut préciser que les courants nationaliste arabe et religieux n’ont pas évolué séparément et ont toujours été concomitants et perméables, souvent en puisant l’un dans les idées et théories de l’autre, pour arriver à ses fins, surtout lorsqu’il était question de l’appropriation de la science moderne ou du statut de la langue arabe.

L’islam et les fondements du pouvoir – Se basant sur les idées et courants provenant de l’Europe, d’autres grands réformateurs arabes ont tenté de faire pénétrer de nouveaux concepts libérateurs, tels que Khaireddine (1822-1890) en Tunisie et Abderrahman al Kawakibi (1855-1902) en Syrie ou Qassim Amin (1863-1908) en Égypte, auteur d’un livre audacieux intitulé L’islam ou la libération de la femme, mais on ne peut manquer d’invoquer un grand réformateur du XXe siècle, Ali Abderraziq (1888-1966) et son livre L’islam et les fondements du pouvoir, édité au Caire en 1925.

Abderraziq affirme que « rien n’interdit aux musulmans de détruire ce système qui les a avilis et les a endormis sous sa poigne et rien ne les empêche d’édifier leur État et leur système de gouvernement sur la base des dernières créations de la raison humaine et sur la base de systèmes dont la solidité a été prouvée et que les nations ont désignés comme étant parmi les meilleurs ». Sa réflexion, fortement imprégnée de modernité européenne libératrice de l’individu et des institutions, visait l’idée de l’autonomie du politique vis-à-vis de la religion, manifestant un tournant majeur dans la pensée arabe contemporaine. Ce penseur, condamné et exclu par les autorités religieuses depuis l’édition de son livre, continue à subir, même après sa mort, les foudres des extrémistes.

À méditer – Au regard de l’histoire, des rencontres et des migrations, la classique « opposition » entre l’Europe et le Monde arabe est beaucoup plus subtile et complexe qu’on ne le laisse souvent supposer. Elle puise ses racines dans des faits politiques et historiques anciens et contemporains, et la religion s’est greffée de facto à cette situation, comme un facteur important de mobilisation des masses dans les deux « camps », entraînant d’autres populations dans son sillage.

Au XXe siècle, on a assisté à un flot de courants de pensée dans le monde arabe en provenance de l’Europe : philosophique, artistique, mais surtout politique, avec le socialisme, le communisme, le nationalisme, etc. Le dernier en date est la tentative actuelle de conversion démocratique de certains mouvements politiques dits islamiques au modèle de la démocratie chrétienne européenne. Les échanges ne s’arrêteront jamais. Les rencontres dans le respect de la différence non plus.