Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Par Habib Kaltoum.

A la date du 09-11-2011, un article intitulé ‘’On nous a volés une fois… pas deux !’’ m’a été publié ici même. Toujours consultable sur nawaat, l’article en question avait été en réalité rédigé au mois de février dernier, la révolution à peine née ; j’y tenais à retracer certaines péripéties de l’histoire tunisienne, et j’y plaidais pour l’élaboration de ce que j’appelais ‘’Mouâhada Watanya’’ (Pacte National) qui, dans mon esprit, devait permettre une refondation du mode de gouvernance politique, et, au-delà, jeter les bases d’une citoyenneté nouvelle.

En ce début du mois de février dernier, comme beaucoup d’exilés, je rentrais dans mon cher pays. J’étais empli de fierté, tout excité d’aller humer de près ce ‘’parfum nouveau’’ dont tout le monde parlait. Etant originaire de Metlaoui, ville ouvrière du bassin minier, mon article, écrit dans la foulée de mes retrouvailles post-révolution, faisait alors l’écho d’un ressentiment largement partagé par les gens du Sud concernant leur condition de citoyens de ‘’seconde zone’’, et leur aspiration à voir les choses enfin changer.

Certains des lecteurs, s’apercevant par eux-mêmes de l’antériorité de certains faits rapportés en comparaison avec la date de parution, ont émis dans leurs commentaires le souhait de me voir revenir sur mon analyse et donner mon sentiment sur l’évolution de la situation depuis. C’est donc avec plaisir, et avec toute la modestie qui s’impose, que je m’exécute ici à leur demande. Les remerciant, d’abord de leur gentillesse, et de me permettre ainsi, à défaut d’une analyse académique structurée, d’avancer quelques réflexions sujettes à discussion.

Par souci de transparence, chers amis lecteurs, je me permets de vous ramener avec moi un peu plus d’une vingtaine d’années en arrière. Alors étudiant à Tunis, je militais au sein de ‘’El Ittijah El Islami’’ qui, quelques années plus tard, allait faire la place au mouvement d’Ennahdha d’aujourd’hui. J’étais jeune, beau, et un peu con bien sûr ! Plus qu’un militant de la base, je faisais partie des meneurs sur la place estudiantine, et l’une de ces petites plumes attitrées à la rédaction des fameuses moualakâts (posters muraux) qui tapissaient les murs des universités à l’époque. J’avais un certain talent dans l’écriture, et plus particulièrement dans l’art d’inventer des slogans ! J’étais aussi bon orateur, un de ceux qui savaient comment chauffer les foules ! Usant sans modération d’un vocabulaire savamment épicé, que j’accompagnais d’un gestuel théâtral maintes fois travaillé devant ma glace ! Seule la forme comptait. Car, question fond, évidemment, ça résonnait plutôt vide ! Tout mon savoir politico-philosophico-culturel tenait en peu de choses, quelques argumentations stéréotypées, que j’allais piocher dans ma petite encyclopédie de ‘’livres jaunes’’…
Parti comme j’étais parti, et avec toutes les qualités qui étaient les miennes, sans doute étais-je fait pour être ‘’un bon petit dictateur’’ ! Les aléas de la vie allaient pourtant en décider tout autrement. Se jouant avec le cours des choses, et jusqu’à bousculer une vie qui paraissait toute tracée. Un échec dans mes études, et me voilà contraint, du jour au lendemain, à m’exiler en France. Happé dans le tumulte de la vie, je n’avais plus alors de temps pour m’occuper de politique. Je passais mes nuits à travailler dans les hôtels parisiens, et, le jour venu, je partais cirer les bancs de l’université. Et c’est durant mes rares moments de détente en fin d’après-midi, attablé dans les cafés, que je découvris Le Monde. Le journal Le Monde. Bien que de formation scientifique, ma curiosité et ma soif grandissantes allaient par la suite me conduire à faire connaissance avec Camus, Sartre, Gide, Céline et bien d’autres. Peu à peu ma culture s’étoffait, mon langage prenait du relief, et mon esprit s’ouvrait alors à un monde que je ne m’imaginais pas aussi vaste !

Je ne sais, chers amis lecteurs, si cela vous surprend de me voir vous parler ainsi de ces choses-là dans cet espace destiné en premier aux analyses politiques, et sans doute moins aux confessions intimes ! Pourquoi diable je vous raconte tout ça ?… A dire vrai, cela relève d’abord de l’exercice de style ; un exercice qui m’est propre et qui consiste à construire mes écrits en partant toujours d’un fait divers ou d’une anecdote vécue. Mais, plus sérieusement, je crois pouvoir vous dire que si j’évoque ici mon propre parcours, c’est que j’ai la conviction que nos petites histoires à nous, la mienne comprise, finissent toujours par verser les unes dans les autres, pour n’en faire au bout du compte qu’une. Une seule. La grande Histoire. Celle qui scelle nos petits destins d’hommes et de femmes, en apparence si distincts, en un même et unique destin !

Il y a encore quelques semaines, ici même, je ne pouvais m’empêcher de déplorer ‘’le dramatique déficit de Culture’’ dont souffre notre peuple ! M’y efforçant d’expliquer que les décennies de dictature y étaient pour beaucoup. Et je ne parlais pas là seulement de ‘’culture démocratique’’, mais de Culture tout court. Cette Culture qui offre à tout homme la profondeur nécessaire qui éclaire sa vision des choses, et qui, au-delà, l’aide à mieux appréhender les changements qui se présentent à lui. L’absence de ce ‘’contre poids’’ culturel, fait que beaucoup de petites gens, dans ma bouche ceci n’est nullement une insulte, c’est même tout le contraire, lorsqu’ils se trouvent confrontés à des choix cruciaux, choisissent de faire confiance, le plus souvent, à l’instinct plutôt qu’à la raison. Par manque de capacité d’analyse propre, ils préfèrent ainsi laisser le soin, sur simple procuration, à tout tiers qui leur paraitrait plus apte à décider à leur place. La religion, l’islam en faisant partie, se voit être dans pareil contexte la première de ces refuges. Le recours à l’islam est de surcroît tout à fait compréhensible s’agissant de sociétés comme la nôtre ayant souffert pendant de longues décennies (colonialisme, puis dictature politique) d’un dépeçage culturel et identitaire soutenu. La prédominance d’un discours se voulant moralisateur, comme celui ressassé à longueur de journée par toute cette cohorte de prédicateurs ‘’made in Golf’’, ne faisant qu’appuyer encore le recours à un tel processus. Et c’est ce qui explique que ce soient, en toute logique, les partis islamistes, portes drapeau de l’islam politisé, qui à l’arrivée en tirent le plus profit, en Tunisie et ailleurs, et ce au moyen même d’élections tout ce qu’il y a de ‘’démocratiques’’ !

Le comble dans cette histoire, et il me tient à cœur de le souligner très fort, est que l’islam n’y est pour rien ! Il se trouve même, ma modeste culture coranique m’autorise à le penser, que l’islam, et sans doute en opposition aux autres religions, est la religion de la raison. Elle l’est, par essence même. Quand le prophète, à plusieurs reprises échaudé par la difficulté qu’il avait de convaincre les réticents, implorait Allah pour lui fournir quelques preuves appuyant sa messianité (entendons, quelques miracles !), il ne recevait comme réponse de la part du divin créateur que ceci : « Koul lahoum innamâ ana bacharoun mithloukoum» (Dites-leur, je ne suis qu’un homme comme vous…).

Invariablement la même réponse (plusieurs versets l’attestent). Et c’est là, à mon humble avis, qu’est la quintessence de l’islam. L’islam est la religion de l’Homme. En faisant prophète un des leurs, un homme comme tous les hommes, avec ses doutes et ses interrogations, Dieu voulait libérer (définitivement) les hommes ! Comme s’il leur accordait (enfin !) le droit de s’affranchir de ses stricts préceptes pour s’autogérer eux mêmes. Renvoyant ainsi l’homme à lui-même, en ne lui laissant de salut que dans alijtihad (à la racine de ce mot il y a jouhd, c.a.d effort !). Faire l’effort de penser par soi-même. Là est la philosophie de l’islam : rendre l’Homme maitre de son destin. Et c’est partant de là, en toute logique, qu’il revendique son universalité.

Les élections tenues le 23 Octobre dernier ont constitué un défit, à plus d’un niveau, à l’ensemble de la société tunisienne. Un défit que celle-ci a su emporter avec une discipline qui a étonné plus d’un. En ce sens, ces élections représentent en elles mêmes une réussite indéniable sur le long chemin de l’apprentissage démocratique. Et seul un aigri grincheux pourrait le contester… Démocrate, épris de liberté, je ne peux que m’y soumettre. Mais ma déception reste toutefois grande. Une déception qui s’est vu naître et grandir en moi au fil des jours, jusqu’à me convaincre à suivre ces élections en simple spectateur ! Moi qui toute ma vie n’avais jamais voté. Jamais, jamais… Encore une fois, je ne pouvais m’empêcher de m’y abstenir ! Je ne sais si je devrai avoir honte en vous le confessant, mais voilà ! Je ne m’y sentais tout simplement pas !

Ce n’était pourtant pas faute d’avoir essayé de m’en convaincre et de m’y investir. Patriote, désireux de prendre part à la marche de l’histoire, je n’ai cessé durant tous ces derniers mois d’arpenter différentes régions de mon cher pays. De Tozeur à Bizerte, en passant par Kasserine, Sousse, Tunis. Moi-même chômeur (encore et toujours!), je prenais mon temps pour observer et écouter. Partageant ça et là mon café avec des amis d’infortune, beaucoup d’entre eux chômeurs comme moi, et qui, à tour de rôle, tenaient à me parler de leur désarroi, me confiant avec leurs mots à eux ce ressentiment de désenchantement et d’amertume qui les accable. Des irréductibles révoltés qui ne décolèrent toujours pas, persuadés qu’ils sont que ‘’leur révolution’’ leur a été, purement et simplement, confisquée !… Et comment ne pas les comprendre ? Ceux-là, les mêmes, certains en portent encore des stigmates sur leur corps, qui, armés de leur seul courage et leur insolence, ont su transcender leur peur pour aller se porter au-devant des milices de Ben Ali et de ses snipers. Servant alors de premiers éclaireurs à la contestation, et payant au final de leur sang le plus lourd tribut à ce qui allait se muer en une belle et magnifique révolution… Cela a eu lieu il y a à peine quelques mois. Mais certains semblent pourtant l’avoir déjà oublié !

Bien nombreux même sont ceux qui n’aiment pas qu’on leur rappelle, comme si cela gênait quelque part, que pas un seul ‘’bureaucrate cravaté’’ n’avait offert son âme pour la révolution ! Que pire encore, beaucoup de ceux-là, le temps se chargera de les démasquer, étaient la veille encore assis dans les salons feutrés à papoter et à manigancer avec des amis peu recommandables ! Ces bureaucrates-là, ‘’islamistes nés au petit matin du 15 janvier’’ inclus (et ils sont bien nombreux ceux-là !), sont pourtant aujourd’hui partout, à se faire beau devant les objectifs et à parader d’un plateau télé à l’autre. Porte-parole d’une révolution qu’ils n’ont fait qu’épouser à l’heure où Ben Ali prenait la fuite ! Tout juste les cadavres enterrés, les révoltés étaient invités à leur céder la place. Langue de bois et costumes trois pièces de sortie, ils pouvaient alors se livrer à leur show… Parmi ceux-là, je tiens à les citer en premier, des avocats et des magistrats qui, dés le lendemain de la libération, se sont vu ‘’remettre la clé’’ de tout l’espace médiatique pour se l’accaparer presque exclusivement, poussant alors le culot jusqu’à réclamer un soi-disant ‘’Droit à l’immunité’. Rien que ça ! Un droit qui s’apparente en réalité plus à un passe-droit, et qu’ils cherchent à s’octroyer dans le seul but de précipiter le cours des choses pour prendre le peuple et ses institutions à revers, se sachant au fond d’eux mêmes qu’ils avaient des choses à se reprocher ? Ceux-là mêmes en effet qui, il n’y a pas si longtemps, exemple parmi d’autres pioché dans le lourd registre des faits divers, ne se privaient pas d’envoyer un père de famille croupir un an dans les prisons de Ben Ali pour avoir présenté un maudit chèque sans provision d’une valeur de quatre-vingt dinars ! Ceux-là mêmes qui, lâches comme ils étaient, et comme ils le sont toujours, n’osaient pourtant pas lever le petit doigt lorsqu’ils voyaient de leurs yeux les liasses d’argent, détournées au peuple, filer d’une main sale à l’autre !

Mais que ces juges et avocats se rassurent ; ils sont loin d’être les seuls à se conduire de la sorte. Bon nombre d’autres corporations, je cite pêle-mêle l’exemple des médecins de la CNAM ou encore les aiguilleurs du trafic aérien, des catégories socioprofessionnelles qui sont loin d’être mal loties, mais qui n’ont pourtant pas attendu pour formuler leurs listes de réclamations. Des prétentions pour le moins déplacées et honteuses dans le contexte actuel. Tous se comportant comme si la révolution n’était qu’une foire aux surenchères de toutes sortes ! Que d’exemples qui témoignent de l’absence de tous sens de responsabilité, et, au-delà, d’un manque flagrant de ‘’conscience civique »… La révolution n’aurait-elle pas dû être d’abord un ‘’dynamitage’’ profond des vieilles mentalités, avant même de se concrétiser dans les pratiques ? Et le bon sens n’aurait-il pas dicté à tout patriote de s’abstenir de ‘’se la jouer perso ‘’, et de manifester plutôt une solidarité plus que nécessaire en ces temps si difficiles ? Une conscience qui, hélas, jusqu’à ce jour demeure absente chez beaucoup de nos concitoyens, comme du discours des dirigeants politiques censés donner l’exemple. Une absence de solidarité qui contraste avec l’élan de générosité que je ressens tous les jours chez cette jeunesse, démunie de tout, mais pourtant toujours partageuse, toujours prête au sacrifice… Une jeunesse, je vous supplierai de me croire, chez laquelle j’avais flairé, il y a de ça trois ans déjà, l’imminence d’une ‘’déflagration historique’’ ! Une jeunesse, dois-je le rappeler, que l’on continue toujours à regarder se jetant à la mer pour un périple plus que hasardeux. Oubliant qu’un pays ne peut aucunement prétendre bâtir un avenir en se débarrassant honteusement de sa jeunesse !

L’éternel optimiste que je suis s’entêtera à le rester. Encore et toujours ! Me refusant à verser dans la critique pour la critique, je me défends de vouloir exercer une quelconque wisaya sur quiconque, et encore moins de m’ériger en donneur de leçons ! Mes propos ne sont ici que l’expression de mes états d’âme d’homme quelque peu amer, déçu d’avoir peut-être trop rêvé ! Déçu d’avoir longtemps attendu, pour enfin m’entendre parler de sixième calife, de niqab, et de je ne sais quelle grotesque histoire de pauvres jeunes filles devenues mères, par leur seule faute bien sûr (!), et qu’il serait si urgent de punir… Moi qui aurais tellement aimé, et j’y insiste, dans ce contexte de crise mondialisée, m’entendre parler plutôt de solidarité. Une solidarité qui prendrait par exemple la forme d’un ‘’impôt révolutionnaire’’, chacun offrant un petit pourcentage de son salaire pour constituer une cagnotte (appelons-la comme on veut !), de quoi aider nos jeunes à lancer leur projets ou nos petits agriculteurs à développer leur exploitations (…aux dernières nouvelles, il paraît qu’on y vient !). J’aurais aimé m’entendre dire, avec le courage que tout homme politique responsable se doit d’incarner, comment allait-on procéder pour épurer -le mot n’est pas de trop- une administration gangrénée par la corruption, un appareil sécuritaire bâti et éduqué sur la répression et l’usage de la torture, sans oublier une justice là encore longtemps instrumentalisée et qu’il serait plus que souhaitable de repenser en profondeur. J’aurais aimé aussi m’entendre parler de l’usage du référendum d’initiative populaire, seul outil à mes yeux qui garantie au peuple de garder la main face à des politiciens calculateurs (à commencer par le choix de la Constitution en cours de rédaction), et de sauvegarder une souveraineté si chèrement acquise… Tant de choses que j’aurais aimé entendre, mais qui, hélas, ne me sont pas parvenues à l’oreille !

Dans l’article cité en tout début, rédigé, je le reprécise, au mois de février dernier, j’écrivais déjà ceci : « La démocratie, nous devons tous en convenir, ne peut aucunement se décréter d’un trait de plume. Elle ne peut non plus prendre pleinement forme du jour ou lendemain. Il s’agit là d’un processus ‘’civilisationnel’’, lent et long, impliquant un profond changement dans les mentalités comme dans les pratiques, et devant faire appel à des institutions aptes à le conduire.» Nous n’en sommes, hélas, pas là encore. Et il reste bien du chemin à faire… Les bureaucrates semblent avoir à nouveau la main. Au milieu de tout un concert de blabla et de discours vidés de tout projet, et sur fond de sourires carnassiers, nourris de leurs seules petites ambitions (Marzouki lui-même finissant par y succomber… Quel déception !) A croire qu’il y aurait du déjà vu ! Les têtes changent, le fond peu… Et en attendant, le petit peuple, lui, devra encore composer avec son désespoir !

Démocrates, au risque de me répéter, car là encore je l’ai déjà écrit quelque part, la révolution est loin d’être finie. Et les temps à venir s’annoncent plus incertains qu’on ne le pense… Jeunesse de Tunisie, tu te dois de garder l’œil grand ouvert. Car toute révolution, aussi belle soit-elle, n’est jamais à l’abri des faux pas et des récupérateurs toujours à l’affût. Tel doit être le mot d’ordre : rester vigilants, vigilants… De peur que l’on ne se réveille un jour, tout groggy comme un assommé revenant à lui, à nous frotter le crâne et à nous demander : « Mais qu’ont-ils donc fait de nos rêves ?