Abdessalem Jrad : ex-Secrétaire Général de l'UGTT

Il aura donc fallu attendre une année entière après que le peuple tunisien se soit soulevé pour se débarrasser de son dictateur pour voir les dignitaires de l’UGTT se décider enfin à se réunir. Une année qui a vu tout un monde s’écrouler, et durant laquelle la Tunisie libre n’a cessé de se débattre dans ses soubresauts sociaux et politiques, sans pourtant que l’UGTT ne daigne bouger le petit doigt pour proposer quoi que ce soit au petit peuple des travailleurs, et encore moins manifester un quelconque début d’autocritique !

L’histoire de cet UGTT-là est assurément peu consensuelle. Le glorieux y côtoie le glauque ! Et elle mériterait sans doute que des chercheurs attitrés à ce genre d’études, compétents et impartiaux, s’y penchent sérieusement. Car il y a de quoi faire ! Et que l’on ne s’y trompe surtout pas ; derrière les photos de l’icône Hachad que l’on ressort de la naphtaline et que l’on agite à tout vent, il y a tant de visages de traîtres à la cause ouvrière qui se dissimulent, et des décennies d’histoire poussiéreuses et mal éclairées qu’il faudrait un jour remettre à nu.

Pour avoir travaillé durant plusieurs années dans le milieu de la recherche scientifique, je sais, par métier, que toute étude sérieuse sur un sujet donné exige une méthodologie, des moyens et du temps. Ce n’est pas ma prétention ici. Ne connaissant pas grand chose à la sociologie, et ayant vécu suffisamment longtemps éloigné de la Tunisie, je ne me sens nullement apte à mener un tel projet. Je ne parlerai donc ici qu’en mon nom propre, ne me reposant que sur des faits liés à une situation bien précise. Mon intervention devant être considérée comme relevant du simple témoignage, sans nulle autre prétention.


l’UGTT sous l’ère « benaliste »
L’histoire de l’UGTT a toujours été en étroite liaison avec l’histoire tout court de notre pays. Dans ses épopées de combats et de bravoure, comme dans ses heures d’oppression et de compromission les plus sombres. Et à défaut de dérouler toute l’histoire de l’UGTT sous l’ère « benaliste », je me contenterai d’évoquer un chapitre singulier de cette histoire, que je considère néanmoins comme révélateur de la conduite d’une époque, et qui est celui du bassin minier. Un cas d’école que je connais jusque dans ses détails les plus sordides, et qu’il me parait instructif d’exposer ici.
Au cœur du scandale, car il y a bien eu scandale, il y a l’histoire d’un homme. Un certain Amara Abbassi (je ferai remarquer au passage à mes chers amis lecteurs que dans mes nombreux écrits publiés ici même ou dans la presse tunisienne, je me refusais jusqu’ici de divulguer des noms. Une discrétion qui ne me semble pas s’imposer ici. Un homme, pour l’avoir approché, je vous le décrirais comme quelqu’un de culture tout juste basique, à la morale « flottante » au gré des courants. Sans scrupule aucun, corrompu jusqu’à la moelle. Ancien petite main de la défunte UGTT de Habib Achour (défunte, car c’était à mes yeux une tout autre UGTT), notre homme n’avait pas réfléchi deux secondes lorsque Ben Ali, prenant le pouvoir en 1987, a fait appel aux syndicalistes qui voulaient bien collaborer avec lui à venir le rejoindre. Allait alors naître ce jour-là un détonnant mélange des genres, traduit sur le terrain par une connivence contre nature UGTT-RCD, inédit dans l’histoire de notre pays, et ô combien dévastateur à l’arrivée!

S’appuyant sur ce qui s’apparentait plus à une opération de bourrage d’urnes qu’à de véritables élections, l’homme en question fut alors parachuté du jour au lendemain député de la ville de Metlaoui, cœur du bassin minier et berceau de toutes les contestations ouvrières, tout en gardant la mainmise sur l’antenne régionale de l’UGTT de Gafsa. Un rôle politico-syndical plus que déroutant et qu’il n’allait plus cesser de jouer durant les 23 ans de règne de son maître.

Menant sa vie de pacha dans la fraîcheur de la Marsa, il semblait si bien s’y sentir au point qu’on ne l’apercevait que rarement dans la région qu’il était pourtant censé représenter. Une complicité à différents niveaux lui assurait de continuer à toucher des émoluments pour divers postes fictifs qu’il était supposé occuper. Il a fallu ainsi attendre le lendemain du 14 Janvier dernier pour que les jeunes internautes, à qui j’adresse ici un chaleureux salut, aillent débusquer la liste des richesses amassées par ledit « député des gueules noires » ; parmi celles-ci, pour ne citer que ça, un complexe hôtelier à Djerba… C’est ce qui s’appelle « se faire du gras sur le dos des maigres »!

Un mélange des genres qui s’est imposé en un mode de gestion des affaires, marquant de son empreinte tous les domaines de la vie locale. Car ce micmac juteux ne s’est évidemment pas limité à la seule personne de cet Amara Abbassi. Ce dernier ne faisant que mener sa barque, à distance, supplié sur place par une poignée de « Rcdistes syndiqués » (ou à moins que ce soient plutôt des Ugttistes benalisés) qui lui faisaient allégeance, tout en profitant de son soutien et de sa protection pour mener en toute impunité leurs propres petits trafics à eux. Une bande de petits malfrats, n’ayant eux aussi que très peu d’instruction (j’en ai comptés 70 % parmi eux qui n’ont pas le certificat primaire), et qui, tout comme lui, n’avaient de culture syndicale que ce que leur immaturité cérébrale et leur basse moralité le leur dictaient ! Usant de leur double casquette, passant tour à tour des carrières minières au siège du 7 novembre pour s’échanger les consignes et manigancer leurs basses œuvres.

Main basse sur la Compagnie des Phosphates de Gafsa

Sans foi ni loi, allant dans leur désir de faire main basse sur tout, jusqu’à intervenir pour falsifier les résultats des quelques supposés concours que la CPG (Compagnie des Phosphates de Gafsa) avait consenti à organiser pour contenir quelque peu la colère des jeunes chômeurs de la région qui ne cessait de s’amplifier.

Se partageant à l’arrivée la quasi-totalité des postes entre eux, dans ce qui mériterait d’être enregistré dans le Guiness Book des records, comme s’agissant de la plus large et plus grotesque fraude jamais rapportée dans toute l’histoire des concours ! Tout ce que l’on n’avait jusque-là jamais fait en matière de triche, de copinage et de « renvoi d’ascenseur ».
Un poste pour le petit neveu par ci, un poste pour la belle soeur par là… Et que je te place, et que tu me replaces … Un cas de fraude qui, beaucoup de nos compatriotes l’ignorent, allait provoquer l’exaspération de milliers de jeunes qui se sentaient lésés, et finissant par embraser les rues de Moularès, Rédeyef et Metlaoui en 2008…

Eh oui, l’histoire gagne à être toujours revue et corrigée ; la révolte de 2008 a bien été d’abord dirigée contre « les pourris » de l’UGTT, avant de se muer par la suite en un soulèvement contestataire de tout le système benaliste.
Je ne parlerai pas ici, ce serait trop long sinon, de la gestion d’un marché autrement plus lucratif encore, celui de la sous-traitance. Une combine qui semblait avoir été tout spécialement importée -et alors qu’aucune logique ne justifiait le recours à une telle pratique au sein de la CPG- pour se servir directement dans la caisse et s’enrichir entre copains.

La cupidité insatiable de certains les menant jusqu’à s’accaparer la parcelle de terrain délimitant le siège de l’UGTT local de Metlaoui pour se construire leurs petites boutiques (… Et que l’on ne vienne surtout pas contester la véracité de ce que je décris ici, auquel cas je n’hésiterai pas alors à livrer toute la liste des noms, avec l’inventaire détaillé des délits qui leur sont imputés !)

Tout un ensemble d’exactions, de dépassements et de vol de biens publics (car la CPG, n’en déplaise à certains, demeure toujours une société publique) qui échappaient à tout contrôle, et encore moins à la punition. Une gestion désastreuse qui ne faisait que s’étendre au fil des années et qui a fini par toucher aux fondements qui assuraient la citoyenneté et la cohésion sociale au sein de la ville ; parvenant à semer les soupçons et les insinuations entre communautés d’une même cité, et jusqu’à finir par faire « très mal » à cette ville.

L’apogée du malheur devant inéluctablement survenir avec la cascade de heurts violents qu’a connus la ville et qui ont conduit jusqu’aux lynchages et aux meurtres…

Metlaoui, une ville rebelle qui s’est maintes fois dressée contre l’oppresseur colonial et qui a su élever plus tard sa voix pour dénoncer les dictatureurs ; une ville dans laquelle je suis né et grandi, et que j’ai toujours connue accueillante et généreuse.

Congrès de Tabarka
Je ne suis sans doute pas le seul à avoir exprimé ma stupéfaction de voir qu’une institution aussi enracinée que l’UGTT, et alors que les circonstances plus qu’exceptionnelles le lui réclamaient fortement, restait durant tous ces mois sans réelle réaction. La tenue d’un congrès extraordinaire dans la foulée de la révolution aurait été plus que souhaitable pour répondre aux défis imposés par la Révolution, et se hisser ainsi à hauteur de l’histoire. Ce n’en fut rien ! Et la conduite du congrès de Tabarka ces derniers jours ne parait pas avoir dissipé ce malaise ; venant même à mes yeux confirmer, à posteriori, ce que beaucoup soupçonnaient. Des heures de tractations conduites dans le secret des nuits arrosées de Tabarka, pour accoucher finalement d’une nouvelle classe dirigeante, pas si neuve que ça, et d’une ligne de conduite là encore aux contours toujours confus…

Les dirigeants de l’UGTT, roublards, rompus de longue date à l’exercice de retournement de veste et du « laisser couler », n’ont fait qu’attendre pour faire passer « le plus gros de la tempête ». Jouant la montre, et préférant se soutenir les uns et les autres pour éviter un éventuel « effet domino » qui les aurait vus alors tous chuter l’un à la suite de l’autre…

Là où le peuple a su faire sa révolution, au prix du sang et de beaucoup de souffrances, les dignitaires de l’UGTT, eux, se sont donc contentés de « péter dans leur bain » Tout juste de quoi faire quelques vaguelettes dans l’eau, et histoire de nous montrer qu’ils sont toujours là.

Sacré bonhomme que ce Jrad Quelqu’un en apparence si pépère que ce Jrad, si jovial… En apparence seulement ! Car, avec son air débonnaire et son kabbous plaqué sur le crâne, il me rappelle étrangement cet épicier de quartier, à qui l’on sourit tous et lui confit nos petits secrets, mais qui ne s’embarrasse pourtant pas à nous arnaquer par derrière en nous vendant de la patate moisie au prix de la truffe !