Une révolution ne fait pas le printemps. Quoi que puissent croire les plus naïfs, sous la chape de plomb du discours dominant. La révolution n’est pas l’avènement d’un « nouveau », elle est l’avènement d’un « autre ». En l’occurrence, un autre ordre. Entre la Tunisie d’avant le 14 janvier 2011 et celle d’après le 14 janvier 2012, il s’agit d’altérité, mais c’est une altérité jumelle. L’oligarchie (politique, financière, médiatique) a progressivement mutée, altérant certains de ses caractères fondamentaux, en en gardant d’autres intacts. Le pouvoir lui, ne s’est nullement désenclavé.

Entre hier et aujourd’hui, l’ordre est resté autoritaire, arbitraire et élitaire. La minorité au pouvoir manie la matraque et la majorité prend des coups. La plèbe a fait la révolution et c’est l’oligarchie qui en récolte les fruits. Mensonges d’Etat, répression et torture, arrangements politico-financiers, interventionnisme étranger, propagande et manipulation généralisées et systématiques, opérations sous faux pavillon, etc., ont conduit aux pratiques dictatoriales observées ces dernières semaines par un énième gouvernement de transition et non-élu (plus particulièrement par le parti néo-rcd Al Nahdha).
Nominations arbitraires, noyautage des institutions publiques, confusion entre parti, gouvernement et état… La méthode destourienne fait de vieux os et des émules rétrogrades. Le pourri qu’il y avait au royaume de Ben Ali continue à pourrir de plus belle au royaume des califes en costumes.

Hamlet était-il révolutionnaire ?

La nuit du 6 au 7 novembre 1987 : une mauvaise adaptation tunisienne d’ « Hamlet » commence. Le général Ben Ali joue le rôle de Claudius, celui qui tue son grand frère pour être roi à sa place, qui n’a pour but que rester le plus longtemps possible au pouvoir et qui ne fait que propager la corruption, la décadence et la pourriture au sein de son royaume. La population est Hamlet, qui s’atermoie longtemps avant de passer à l’acte et destituer Claudius. Or, à cause de sa procrastination, de ses incertitudes et de son tiraillement, il succombe aussi à son plan et le royaume est pris par un Fortinbras, un prince ennemi, un emir du Qatar : les intérêts géopolitiques et géostratégies exogènes.

Politiquement, la rivalité entre Clodius (le gouvernant, l’ordre) et Hamlet (le gouverné, le contre-ordre) aboutit à la prise de pouvoir par Fortinbras (l’autre gouvernant, l’autre ordre). La révolution est soubassante qui se joue entre Hamlet et Claudius. Niestsche suppose que « L’homme dionysiaque et Hamlet ont jeté un vrai regard au fond de l’essence des choses et ils n’ont plus désormais que dégoût pour l’action. La connaissance la tue parce que l’action exige qu’on se voile dans l’illusion… » Cependant, malgré la prégnance du politique dans l’enchevêtrement extrêmement complexe échafaudé par Shakespeare, il n’existe aucune trace évidente des visées politiques d’Hamlet dans ses différents monologues qui ponctuent la pièce. L’ambigüité est d’autant plus extrême donc quant à ses visées et son action – ou sa non-action – mises dans une perspective politique.

Hamlet semble s’interroger sur la portée métaphysique de la vengeance qu’il est amené à entreprendre en occultant le coup d’Etat politique qui lui est intrinsèque. Mais l’on peut supposer aussi à contrario, que la question politique est réglée dans l’esprit d’un Hamlet par essence révolutionnaire. Hamlet n’a aucun doute sur le dessein politique, c’est la légitimité théorique de ce dessein qu’il cherche dans les questionnements sur la vie, la mort, la vengeance, les liens du sang, l’amour, etc. L’on peut même aller encore plus loin comme le font certains analystes contemporains et avancer une autre hypothèse. Ce n’est pas Claudius le frère qui a assassiné Hamlet père (avance John Dover Wilson). Mais qui donc ? C’est Hamlet fils qui a tué son père (répond Pierre Bayard).

Meurtre du Père

Tout commence par un article paru dans une revue littéraire anglaise en 1917. Dans cet article, un certain Walter Wilson Greg, spécialiste de Shakespeare, expose ce qu’il considère comme une terrible faiblesse de la pièce. Durant la fameuse scène dite de la « souricière », Hamlet organise un spectacle en l’honneur de son oncle. Il demande aux comédiens de jouer deux fois une scène de meurtre d’après les détails que le spectre du père d’Hamlet donne à son fils sur son propre assassinat. Hamlet qui s’interroge sur la réalité du spectre et de ses propos, utilise cette ruse pour confondre son oncle. Pendant que les comédiens rejouent la scène telle que racontée par le spectre d’abord sous forme de pantomime, puis sous forme théâtrale, Hamlet observe les réactions de Claudius. Ce qui est étrange, et que Greg considère comme une incohérence dramaturgique notable, c’est que le roi ne réagit nullement quand il voit le meurtre qu’il aurait commis joué en pantomime mais qu’il s’emporte de colère et quitte le spectacle quand il le voit joué en théâtre.

En pleine Grande Guerre, John Dover Wilson lit cet article dans un train. Totalement fasciné par cette « incohérence » et sentant d’instinct que jamais plus sa vie ni les études shakespeariennes n’allaient être les mêmes à partir de ce moment, il allait consacrer totalement les vingt années suivantes de son existence à l’étude d’Hamlet et à proposer une réponse à l’article : ce n’était pas une « incohérence ». Shakespeare voulait nous dire quelque chose que personne n’avait vu jusqu’à ce moment-là : ce n’est pas Claudius qui est l’auteur du meurtre de Hamlet père.

Plusieurs décennies plus tard, psychanalyste spécialiste de littérature, Pierre Bayard part de ce postulat pour arriver à une réponse fascinante : c’est bien Hamlet fils qui a tué son père. La pièce de Shakespeare ne serait en fin de compte que l’histoire d’un esprit perturbé, d’un parricide maquillé, qu’une manipulation vertigineuse d’Hamlet.

Mais pourquoi Hamlet aurait-il tué son père ? Bayard répond essentiellement par le fait que Hamlet père aurait couché avec Ophélie, la fiancée déclarée de Hamlet fils. D’où par exemple l’agressivité constante d’Hamlet envers Ophélie malgré leur liaison officielle. Comportement qui finira par la pousser vers la mort. Quand par ailleurs l’on sait la relation extrême qui unit Hamlet fils à sa mère Gertrude (il avoue lui-même de façon à peine voilée avoir du désir pour elle) l’on ne peut que tomber dans le paradigme œdipien parfait. D’ailleurs Freud avait tout d’abord pensé à faire de Hamlet le modèle de son complexe enfantin à la place d’Œdipe.

Le père est mort. Vive le Père.

On peut par ailleurs ajouter un autre argument à cette étonnante lecture psychanalytique de Bayard : Hamlet fils a tué Hamlet père puis s’est consacré tout entier à l’assassinat de son oncle pour des raisons politiques. Hamlet voulait le pouvoir, il voulait être roi du Danemark au prix d’un sang qui est le sien. Il voulait autant le pouvoir que Bourguiba, puis que Ben Ali. L’on sait toute la prégnance d’une certaine idée paternaliste dans les rapports de pouvoir entre gouvernants et gouvernés dans les régimes despotiques arabes. Les despotes édifient tous une figure de père de la nation pour ancrer leur pouvoir dans une sorte d’inconscient collectif ancestral insurmontable, le « père archaïque » de Freud.
Le désir du meurtre du père ne s’exprimant systématiquement que d’une manière symbolique, les despotes s’en accommodent fort bien. Ben Ali a tué le père et a pris sa place. Ben Ali a été tué mais qui a pris sa place ? Quel père est en train d’être édifier en vue de perpétuer l’avilissement du peuple au pouvoir en place ?

La révolution tunisienne s’est construite autour de la figure de Bouazizi, un immolé par le feu. Fethi Benslama rappelle « qu’en Arabe, Bou est le père ; aziz est ce qui est cher, noble, considéré, précieux, sans prix ; tandis que le suffixe î indique le possessif. Bouazizi désigne dans l’idiome tunisien, littéralement : « père qui m’est cher », la référence généalogique est clairement convoquée ». Si cette figure quelque peu païenne du père qui s’immole par le feu est celle de la révolution, la contre-révolution a placé une figure ultime de père à la tête de son pouvoir : allah en personne.

Bourguiba d’abord, puis Ben Ali, ont érigé une figure d’un père surhumain, tantôt légitimée grâce à l’indépendance, tantôt assénée par la force. Aujourd’hui, l’autorité du pouvoir en place divinise cette figure du père. Le guide n’est plus suprême : il est le suprême des suprêmes. Dieu est le guide. Les pères humains sont morts. Vive le père divin.

Hamlet-Machine

La réécriture (au sens barthésien du terme) « Hamlet-Machine » (1977) de Heiner Müller est aussi dense et complexe que l’œuvre tutélaire de Shakespeare. Le dramaturge est-allemand y éclate, condense, actualise, s’approprie l’original à tel point qu’il se transforme inéluctablement en une nouvelle pièce, totalement indépendante de celle qui l’a engendrée. Rédigée en pleine déconfiture des idéologies et fin de l’histoire, se situant plus dans le sillage d’Artaud, Becket ou Genet, que Brecht, elle invoque tout naturellement en plus de Hamlet, d’autres figures mythiques (Electre par exemple) et une écriture théâtrale résolument contemporaine.

Ainsi, la pièce qui fait à peine une dizaine de pages commence par un énigmatique « J’étais Hamlet. » Puis un peu plus tard, le personnage d’Hamlet va encore plus loin : « Je suis un comédien, je joue Hamlet. » Müller, qui anticipe sur la théorie de Bayard, pose d’emblée Hamlet comme un personnage en constante représentation, indéniablement schizophrène. Tout le long du texte, Hamlet mais aussi le reste des personnages, ne cessent de changer d’identités : Hamlet devient Ophélie et finit par dire « je ne suis plus Hamlet », Ophélie devient Electre (et c’est sur une tirade d’Electre que s’achève la pièce), Horacio (l’ami du prince Hamlet) devient Claudius.

Témoin de la débâcle du socialisme, Müller, qui contrairement à plusieurs autres artistes, n’a jamais quitté l’Allemagne de l’Est pour celle capitaliste de l’Ouest, place Hamlet dans une Europe déchirée entre un impérialisme triomphant et aliénant et des utopies en totale désintégration. « L’espérance ne s’est pas réalisée », la révolution socialiste a échoué et les révolutions qui lui succèderont échoueront de même, inéluctablement. Le monde est voué à une destruction lente et irrémédiable sous le joug du capitalisme. Ophélie, la femme sacrifiée, transformée elle aussi en figure de la vengeance, termine par ses mots cette vision d’apocalypse :

C’est Electre qui parle. Au cœur de l’obscurité. Sous le soleil de la torture. Aux métropoles du monde. Au nom des victimes. Je rejette toute la semence que j’ai reçue. À bas le bonheur de la soumission. Vive la haine, le mépris, le soulèvement, la mort. Quand elle traversera vos chambres à coucher avec des couteaux de boucher, vous saurez la vérité

.Cette pièce, dont une version en arabe (littéraire et dialectal libanais) a été donnée dans le cadre des Journées Théâtrales de Carthage par la compagnie Zoukak, tout juste trois jours avant le 14 janvier, ne pouvait pas ne pas renvoyer indirectement à l’échec de la révolution tunisienne (surtout que formellement, la mise en scène n’est pas à la hauteur du texte). Car entre une contre-révolution qui commence le jour même de la fuite de Ben Ali, des élections préméditées et exécutées dans le seul but de faire avorter l’insurrection et des célébrations aux forts relents novembristes, il est totalement futile de continuer à scander « la révolution continue ».

Par l’action commune des hommes politiques et des médias principalement, par aussi la lâcheté de la classe moyenne embourgeoisée, la révolution populaire (au sens qualitatif et non quantitatif) est devenue un mythe véhiculée, une marchandise consommée, une utopie non-réalisée d’un désir demeuré désir (pour paraphraser René Char). L’activité politique est construite dans son simple appareil festif par le pouvoir et dénuée ainsi de sa charge subversive (les élections sont systématiquement – pendant des mois avant, pendant et après son déroulement – nommée « noces »).

L’activisme politique contestataire et protestataire (grèves, sit-in, manifestations, occupations, etc.) est de sa part diabolisée, marginalisée quand il n’est pas tout simplement réprimé par le pouvoir politico-médiatico-financier. Ceux qui chantent la révolution et qui feignent de « réaliser ses objectifs » de la même manière que ceux qui continuent de lutter en son nom perpétuent tous les deux la même uchronie à savoir qu’elle a encore une existence réelle. Elle n’a plus qu’une existence fantasmée qui ne se transformera à nouveau en processus, en action révolutionnaire que par la prise de conscience justement de son caractère fantasmé. Dans la guerre qu’est la liberté, la révolution n’est qu’une bataille. La perdre n’empêche pas de la refaire et de la refaire encore jusqu’à la victoire, le but ultime : la liberté.

A l’aversion de l’action d’Hamlet selon Nietzsche dans la phrase citée plus haut, ce dernier écrit quelques lignes plus loin :

C’est ici que survient l’art, lui seul est à même de plier ce dégoût pour l’horreur et l’absurdité de l’existence.

Une révolution est vouée à l’échec, d’une manière ou d’une autre, si elle n’est pas précédée, accompagnée et suivie de sa propre critique. Dés que la révolution devient pouvoir, l’art doit se retourner contre elle comme une mante-religieuse. Une révolution qui n’est qu’actions politiques, économiques, sociales, n’est pas une révolution, c’est la perpétuation violente de la tyrannie. Une action révolutionnaire pure est un corps mort. Une action révolutionnaire engendrée par la poésie est l’essence même de la liberté. Le corps doit être le muscle du verbe et non pas le verbe du muscle.

Bibliographie :
« Hamlet (ou La Tragique Histoire d’Hamlet, prince de Danemark) » William Shakespeare
« Hamlet-Machine » Hainer Müller
« Pour comprendre Hamlet – Enquête à Elseneur » John Dover Wilson
« Enquête sur Hamlet – Le dialogue de sourds » Pierre Bayard
« Soudain, la révolution ! Géopsychanalyse d’un soulèvement » Fethi Ben Slama
« La naissance de la tragédie (enfantée par l’esprit de la musique) » Friedrich Nietzsche
N.B. : Les citations en français de « Hamlet-Machine » parue dans cet article sont de Jean Jourdheuil dans la traduction française du texte parue en 1979 aux Editions de Minuit.