La polyphonie est un concept linguistique développé par le théoricien russe Mikhaïl Bakhtine afin d’analyser les différentes voix qui existent dans les discours littéraires et quotidiens. Par la polyphonie, (poly : plusieurs, phonie : voix) certains auteurs ironisent sur les idéologies régnantes en les adoptant d’une façon parodique dans leurs textes. Par exemple, quand un auteur fait parler un personnage bourgeois ridicule, il adopte sa voix, sa façon de parler, son vocabulaire, son statut social, pour mieux se moquer de lui. La polyphonie, en gros, s’opère par les différentes voix qui se superposent : celle de l’auteur et celle de son personnage. Ce phénomène discursif existe aussi dans la parole quotidienne. Nous ne pouvons communiquer sans rapporter, à un moment ou à un autre, d’autres discours. Lorsque nous disons : « un tel a dit… », c’est l’autre qui parle à travers nous. Mais lorsque nous disons « un tel a dit… » , nous avons aussi le choix énonciatif d’adopter plusieurs point de vues par rapport à ce qu’il a dit : on peut le rallonger, le raccourcir, le simplifier, y ajouter des mensonges, le rendre crédible, grossir ses traits… On ne rapporte jamais exactement la parole de l’autre.

L’un des procédés rhétoriques des prédicateurs musulmans est de jouer sur cette dimension de la polyphonie. D’abord, il faut préciser que leur discours est généralement un monologue dans lequel ils expliquent leur point de vue sur la religion. Un point de vue sous-tendu par leur appartenance à un courant au sein de l’islam. Ces interventions qui se veulent médiatiques à souhait pour toucher un maximum d’auditeurs, peuvent se présenter sous deux formes : des émissions télévisées de prêche ou bien des interventions dans des grandes salles, face à un public nombreux venu les acclamer et les écouter. Cette dernière forme est communément appelée « Mouhadhara », conférence, terme généralement usé dans le milieu universitaire, qui signifie, à l’origine, la rencontre entre un public et un spécialiste d’une matière donnée, ayant un but pédagogique. Le conférencier en est le centre. C’est de lui qu’émane le savoir pendant qu’un public attentif apprend et découvre des champs de connaissance. L’un de ces conférenciers prédicateurs, le cheikh Wajdi Ghanim, est venu en Tunisie pour une série de rencontres qui ont été de vrais succès publics et médiatiques. Après avoir vu l’une de ses conférences dans la mosquée El Ghofran à Cité Intilaka, une question principale se pose : peut-on appeler ce genre d’assemblée « conférence » ? C’est-à-dire, peut-on affirmer que le but de ce prédicateur est simplement de donner des informations, d’expliquer certains sujets théologiques aux auditeurs, d’une façon scientifique et objective, sans pour autant influencer leur comportement ou les inciter à faire quoi que ce soit ? Cette question est d’autant plus légitime que, lorsque son arrivée en Tunisie a été contestée, certains admirateurs de Ghanim ont sorti cet argument : C’est étrange de s’attaquer, avec autant de virulence, à un simple théologien venu professer son savoir dans le cadre d’une « mouhadhara » dans notre pays.

A cette question, une réponse peut se trouver justement dans le maniement du concept de polyphonie. Ghanim démarre son discours par un préambule de 23 minutes. Dans ce préambule, il commence par se présenter, en signalant au passage, avec beaucoup d’humour, qu’il a fait de la prison à cause de ses idées. Argument de poids qui opère une connivence idéologique avec le public et qui va bien dans l’air du temps. Il dit en substance : Attention, nos idées sont révolutionnaires. C’est pour cela que nos ennemis ont peur de nous.

Puis, le ton apparemment humoristique de la conférence est poursuivi par une blague mettant en scène un vieux monsieur de 105 ans qui va chez un assureur pour faire une assurance décès. Pour raconter cette blague, il rapporte le dialogue fictif qui s’est passé entre ces deux personnages. Les blagues dialoguées, procédé narratif au sein de son discours à tendance argumentative, reviendront à plusieurs reprises, simplement parce que c’est un moyen parfait pour attirer l’attention de l’auditoire. En faisant rire, il donne d’emblée une image de bonhomme sympathique, spirituel et délicieux, contrastant avec l’austérité « barbante » à laquelle on s’attendait. Il raconte des blagues avec jubilation, en arguant de les prendre comme des exemples concrets et amusants qui illustrent certains de ses concepts. Sauf que ces blagues sont généralement sans aucun lien avec ce qui était dit. Par exemple, il compare l’inéluctabilité de l’islamisation de la société à une vague que l’on voit venir de loin dans la mer. Et pour mieux illustrer cette idée, il raconte la blague dans laquelle une personne qui nage fait des signes insistants, avec la main, dans une mer agitée. Vient alors un sauveteur à sa rescousse et la personne qui faisait des signes lui dit : « Salem alikoum ». Aucun lien logique entre cette blague et l’idée précédente mais ça fait rire, ça détend. Signalons que ces blagues ne sont pas drôles en elles mêmes : c’est le fait qu’elles viennent d’un spécialiste en charia, venu professer ses enseignements et qui se met soudainement à faire rire. Cette rupture ne peut être qu’une preuve de son anticonformisme, de son refus de l’élitisme (d’autant plus qu’il souligne lors du préambule qu’il a fait des études universitaires approfondies en la question) et c’est pour cela qu’on rit volontiers.

A partir de là, un comique outrancier est étrangement développé dans un discours que l’on imaginait, au départ, sérieux puisqu’il traite du rapport entre l’individu et la religion musulmane. Ghanim provoquera à plusieurs moments une hilarité générale qui s’apparente plus aux one man show des acteurs comiques qu’à une leçon de théologie : mimiques ridicules, imitations, jeux de mots grivois, gestes grotesques. Tous ces éléments ont pour but de se mettre dans la peau des autres, d’adopter leur voix, pour faire rire à leurs dépens. En sachant que le peuple aime bien qu’on le fasse rire des choses qui le frustrent. Les autre, ce sont les « ennemis » de la religion musulmane, c’est-à-dire les mauvais théologiens, les dictateurs, les mécréants, les laïcs, les occidentaux, les démocrates. Remarquons qu’il met dans le même sac, au fil du discours, les dictateurs et les laïcs. Ce procédé sémantique vise à faire ressortir, par télescopage, le cliché classique de la criminalité des laïcs et de la laïcité des dictateurs. Bref, il se transforme régulièrement en acteur qui se met dans la peau des autres pour exposer leur point de vue. Mais cette transformation n’est pas vraiment de l’actors studio. Elle est volontairement grotesque et simplificatrice. Par exemple, pour imiter un laïc, il prend un air idiot ou efféminé. Il réduit la voix de l’autre à un discours incohérent, enfantin, démuni de toute logique, teinté d’une perversion louche. Le fait est que dans un monologue, mode discursif apprécié par les prédicateurs, l’adversaire est absent. Il ne peut pas se défendre. On peut lui faire dire tout et n’importe quoi. Ce qui compte c’est de satisfaire la foule, de la rassurer dans ses certitudes et de séduire ceux qui étaient réticents.

Par contre, lorsqu’il s’agit d’exposer ses arguments, Ghanim change soudainement de ton en devenant grandiloquent. Il profère des tirades avec une voix caverneuse en pointant un doigt inquisiteur. La voix chaleureuse et souriante disparait pour laisser place à une autre, vindicative, qui ne plaisante pas en citant le Coran, qui souligne bien les mots qui font peur. L’un des leitmotivs (un élément de discours qui se répète) du Ghanim sérieux est l’injonction « istanna » qu’il profère à son ennemi imaginaire après avoir imité son argumentation grotesque. Dans ce terme « istanna », “attends”, il y a toute une sémantique paternaliste : attends, mécréant, soit plus raisonnable, réfléchis avant de dire n’importe quoi. Je t’arrête car j’ai bien étudié la question avant toi. Je connais tes arguments par cœur. Tu n’as aucune légitimité de parler de religion. C’est moi qui détiens la vérité. Toi tu n’es qu’un pauvre enfant égaré, influencé par l’occident.

Et la parole polyphonique de Ghanim pourrait être alors comparée au théâtre de guignol. Dans ces spectacles, il y a toujours un méchant qui est hué par les enfants. Les enfants ici, c’est un public à tendance guerrière (il n’y a que des voix mâles qui crient) Il est là soit pour rire du méchant anti-islam soit pour répéter « Allah akbar », « Takbir », mots impersonnels, qui ont été proférés des millions de fois par d’autres voix. Personne dans l’assemblée ne contestera le théâtre de Ghanim, parce que tout le monde est déjà convaincu. On ne vient pas pour connaitre, pour apprendre, pour réfléchir sur la théologie. On vient pour se moquer des pourfendeurs d’Allah et se sentir bien dans sa peau au sein la collectivité hurlante. On vient pour détester encore plus les autres, pour jubiler en voyant Ghanim pointer du doigt « les ennemis » comme il les appelle. Et lorsqu’à travers une rhétorique ambigüe, celui-ci en arrive à son idée centrale : ceux qui ne sont pas pour la charia doivent mourir, nous sommes sûrs que ce n’est plus une conférence mais une apologie radicale qui appelle au meurtre. On peut donc dire que ce genre de mouhadhara n’est pas purement théologique. Elles ont des visées politiques bien précises qui consistent à passer au stade de la galvanisation des corps contre les ennemis de l’islam. Réveiller ces milers de gens qui se retrouvent dans un seul cri menaçant (Allah Akbar), pour s’entrainer à éteindre la voix grossière des mécréants qui sont tous associés, bien entendu, au « diable ».

La polyphonie chez les prédicateurs favorise l’ambiguïté et la coexistence de plusieurs messages dans un but purement démagogique. Elle tend à masquer les incitations à la haine, au meurtre et à la mutilation, objectif véritable de la parole de Wajdi Ghanim, à la faveur d’une certaine respectabilité scientifique indiscutable. Et l’on peut dire que le choix du terme générique Mouhadhara por désigner ce genre de discours fait partie de cette stratégie.