Lundi 27 février 2012, 11h00 du matin, le téléphone sonne. A peine mon interlocuteur, un patient, a-t-il commencé de parler que mon coeur s’est instinctivement serré : sa voix ressemblait à un membre de la Police Politique de Sousse, M. B., qui avait l’habitude de me téléphoner, parfois pour des conseils médicaux, d’autres pour s’enquérir des sujets de certaines réunions syndicales (de Formation Médicale Continue !) mais essentiellement pour vérifier si j’étais bien à mon cabinet…

Non, je n’étais pas encore guéri !

En fait, ma réaction était probablement préparée par plusieurs petits “évènements”. D’abord, il y a quelques mois, un de mes amis, ancien exilé politique, m’avait parlé avec insistance de ce devoir de mémoire ayant pour but de réconcilier d’abord la victime avec elle-même, puis, avec la société. Ensuite, tour à tour, j’ai entendu Olfa Youssef parler, lors de la première conférence de Tariq Ramadan le 25 février 2012 à Tunis, de ce qu’elle appelle “résilience”, terme qu’elle a considéré adapté à la situation, à propos des anciennes victimes du Benalisme (je l’appuie pour son utilisation et je le reprends à mon compte) puis j’ai lu sa lettre ouverte à Hammadi Jebali ; enfin, le PARDON du numéro 162 du journal “Mouatinoun” a fini par fissurer la carapace qui me protégeait et qui m’a fait ressentir, durant une grosse fraction de seconde, une anxiété jamais réellement dépassée.

C’est pourquoi je choisis de me dévoiler totalement aux yeux de mes amis et même de ma famille proche qui ne sait pas grand chose sur une bonne partie de ce que j’ai vécu. Je me rends compte que j’en ai besoin pour tourner définitivement cette lourde page de ma vie qui m’a marqué à jamais.

Avant de commencer, je voudrais souligner qu’une partie du moins ce qui va suivre avait été adressée à une amie en France, L.T., après l’arrestation de feu Zouhair Yahyaoui, webmaster de TUNeZINE afin de l’utiliser au cas où je serais arrêté. Des dates et des périodes ont du être été changées, d’autres évènements me sont revenus à l’esprit après la révolution, quand j’ai revu certains de mes anciens compagnons d’infortune.

Je ne suis pas un militant islamiste ; je n’ai jamais appartenu à Ennahdha ou à un quelconque parti politique. Je suis proche politiquement du CPR, idéologiquement de ce qu’on appelle du vague nom “d’islamisme progressiste” et j’ai une grande sympathie pour Ennahdha et plus précisément pour mes amis nahdhaouis avec lesquels j’ai partagé tant de souffrances : le capital sympathie acquis en 20 mois de vie commune, 24 heures sur 24, est immense et même s’il est parfois écorné, je ne vois rien qui puisse le détruire.

Mon histoire est bien insignifiante comparée à celle d’autres mais chaque souffrance est unique et bien que plus de 20 ans se soient écoulées, tous ses événements demeurent ancrés dans ma tête. C’est que ma vie en a été totalement chamboulée.

Je m’appelle Foued Bouzaouache, je suis né en 1966 et je suis actuellement médecin généraliste de libre pratique à Messadine. Depuis janvier 2008, je suis le Secrétaire Général du Conseil Régional de l’Ordre des Médecins du Centre, réélu pour un deuxième et dernier mandat en janvier 2012.

En 1987, je finissais assez brillamment mes études médicales à la Faculté de Médecine de Sousse. Après un an d’internat, je me suis marié, en octobre 89, avec une jeune étudiante, devenue secrétaire médicale depuis et deux mois après, j’ai passé avec succès le concours de résidanat (j’aime me rappeler que j’étais, à 23 ans, l’un des plus jeunes résidents de l’histoire de la Tunisie : ça fait du bien à l’ego) pour commencer mes stages de spécialité en Biologie Clinique, option Parasitologie, en juin 1990. Mon fils aîné est né en septembre 90.

Je ne vais pas vous raconter tout le climat malsain qui pesait alors sur la Tunisie. Un des collègues de mon père a été arrêté en avril 1991 en possession d’une publication d’Ennahdha et, sous la torture, croyant qu’on ne chercherait pas noise à mon père vu sa respectabilité, il leur “avoue” que c’était ce dernier qui la lui avait donnée. La police lui a alors adressé une convocation pour qu’il se présente au district de Police de Sousse mais n’ayant que trop entendu parler de la torture systématique, mon père a préféré s’enfuir et se cacher … chez moi. Jusqu’au 22 juin 91. Ce jour là, la police est venue nous arrêter, mon père et moi. C’était le jour de l’Aid el Kébir et j’étais rentré de Tunis où je faisais mes stages dans un laboratoire de recherche renommé à l’Institut Pasteur (le regretté LEEP, Laboratoire d’Epidémiologie et d’Ecologie Parasitaires). Je croyais au début que ce serait l’affaire de quelques heures, puisqu’ils ne pouvaient pas m’en vouloir d’avoir caché mon père. Il s’est avéré que c’était précisément moi qu’ils voulaient : j’avais prêté en Mai 91 ma voiture à l’un de mes amis (pour un mariage) et il s’en serait servi pour transporter des fugitifs (et même des armes, selon la police : deux fusils de chasse ?!) Mon ami avait pris la fuite et n’a jamais été arrêté (c’est lui d’ailleurs qui m’avait parlé du devoir de mémoire et que je citais au premier paragraphe)

Il faut dire que je n’ai pas été torturé, pas même une gifle ni de gros mots : tout ce qu’il y a de plus civilisé sauf que… je suis resté 16 jours au secteur de police de Sousse et j’ai été transféré en prison avec l’accusation suivante : “Association de malfaiteurs et détention de tracts susceptibles de troubler l’ordre public” et, cerise sur le gâteau, j’ai signé une confrontation avec le policier qui disait avoir trouvé les tracts et moi qui réfutais ses dires. Rien à voir avec la raison principale de mon arrestation! Les policiers m’avaient dit alors qu’ils me croyaient innocent mais que c’étaient les ordres…
En fait, cette quinzaine de jours dans les geôles de Sousse était la pire de ma vie : je ne dormais pratiquement pas à cause des cris des prisonniers torturés ; j’ai de mes yeux vu les traces de coups et des liens serrés chez mes co-détenus et j’appréhendais à chaque seconde l’instant où je serai appelé, ce qui n’a eu lieu que deux fois. Je n’oublierai pas ces jours sans me laver, les toilettes non protégées dans la geôle, le calvaire qui ne faisait que débuter de ma mère et de mon épouse qui ne savaient pas grand chose de notre sort à mon père et moi…
Je crois, a posteriori, que je dois le fait de ne pas avoir été torturé (et la relative torture “soft” de ceux qui avaient été arrêtés à cette période) au décès sous la torture à Sousse de l’étudiant Abdelwahed Abdelli, une dizaine de jours environ avant mon arrestation.

Le 8 juillet 1991, j’ai donc été conduit à la prison de Sousse ; en fait, dans tous les documents officiels, j’ai été arrêté le 8 juillet : 16 jours ont été gommés! J’ai depuis appris que c’était courant.

Entretemps, mon père a “bénéficié” d’un non lieu et a été libéré mais, “grâce” au zèle du directeur de l’établissement dans lequel il enseignait (depuis près de 30 ans), pourtant un de ses anciens élèves, il n’a jamais pu reprendre son poste d’enseignant bien qu’il ait porté plainte auprès du tribunal administratif. Il paraît même que la date de dépôt de sa plainte au tribunal administratif a été changée pour que son dossier soit rejeté pour vice de forme ! Il est resté près de 10 ans obligé de pointer de façon biquotidienne aux postes de police et de garde nationale et de déclarer ses déplacements hors du gouvernorat de Sousse !

Les premiers mois, nous (les prisonniers “spéciaux”) étions respectés ; nous étions mis ensemble ; nous étions dispensés du salut “de respect” aux gardiens et nous avions beaucoup de faveurs : lames pour nous raser, couffin non fouillé, visites prolongées, livres, courrier, bref, une prison modèle n’était l’exiguïté et le manque d’hygiène. Certains étudiants avaient même pu, durant quelques jours, passer des examens jusqu’à ce que l’ordre vienne “d’en haut” de les priver de ce droit. Toutefois, vers le début de l’automne et l’affaire du “Stinger”, tout s’est transformé et la vie est devenue très dure pour tous. J’avais, en tant que médecin, un statut particulier et on ne me cassait pas trop les pieds. D’ailleurs, ça se voyait que je n’étais pas vraiment un militant islamiste.

J’ai pu constater en prison les dégâts des tortures qu’avaient subies les islamistes dont j’ai pu recueillir de nombreux témoignages. S. D., un de mes compagnons de chambrée, a été particulièrement torturé lors de son arrestation. Il n’en parle jamais. Son collègue, mon ami F. S., a du utiliser durant des années des béquilles : il s’était fracturé la jambe en fuyant mais ça n’a pas empêché ses tortionnaires de lui faire subir les mêmes délices que ses compagnons. Z. M. s’est vu éclater les genoux et se plaint toujours de maux de tête persistants. X et Y ont été forcés de simuler un acte sexuel entre eux deux jusqu’à éjaculation en plus des décharges électriques sur les parties génitales… Je pourrais citer des dizaines de noms et de faits de torture. Sans parler de ce dont j’ai seulement entendu parler.

Toutefois, parmi tous les évènements que j’ai vécus, deux ont laissé des traces indélébiles dans mon âme et mon cœur.

– Le premier est survenu un jour d’octobre 1991. J’avais passé une fort mauvaise nuit en raison d’un crise d’asthme prolongée de mon compagnon de lit, B. J. (j’avais la chance d’avoir un lit, que je partageais avec ce co-détenu nahdhaoui) Dès le début de la promenade, je suis resté accroché à la grille, attendant le passage du médecin de la prison, Dr J. K. L’ayant vu, je l’ai interpellé en lui disant qu’il y avait un détenu qui était en état de mal asthmatique. Après s’être enquis de la qualité dont j’usais pour lui parler, il m’a répondu que ce n’était pas mes affaires. Moins d’une heure après, j’ai été convoqué au bureau du directeur de la prison avec lequel j’entretenais une bonne relation. Debout à l’entrée, je voyais au fond, assis tous les deux côte à côte, le directeur et Dr J. K. C’était ce dernier qui allait mener l’interrogatoire en me demandant qui j’étais pour avoir osé l’interpeller, si j’avais été jugé ou non et bien d’autres questions tout aussi policières. Après lui avoir répondu, il m’a sèchement signifié qu’en prison je n’étais rien du tout, que je ne devais m’occuper que de ma propre personne et que je devais m’estimer heureux s’il ne m’envoyait pas (lui, le médecin !) à Harboub (près de Medenine) ! Le directeur n’avait pipé mot ! Jamais je n’aurais cru être ainsi humilié et par un confrère de surcroît! J’ai revu plusieurs fois ces dernières années Dr J. K. ; il ne se souvient certainement pas de moi et je ne me suis encore jamais rappelé à son souvenir. J’ai failli le faire dernièrement à l’occasion d’une certaine élection mais je m’en étais ravisé.

– Le deuxième était bien plus traumatisant. Un vendredi de janvier 1992, je crois, alors que nous étions encore tous ensemble et en train de faire la prière du vendredi (la prière en groupe est interdite en prison), la porte s’est brutalement ouverte et l’assaut a été donné alors que nous étions prosternés en pleine prière : coups de pieds, blasphèmes, matraques, livres de Coran jetés, déchirés, écrasés par les brodequins… et puis, transferts forcés de nombreux détenus nahdhaouis et mélange forcé avec des détenus de droit commun. C’était la fin de la période “faste” d’emprisonnement.

Après 16 mois de prison (octobre 92), je passe enfin, avec 5 autres prisonniers dont le cas était très semblable au mien, devant le juge de première instance et, surprise (car c’était vraiment exceptionnel), il nous libère tous les six provisoirement, tellement les dossiers étaient vides et ridicules. Le verdict devait être prononcé le jour même et les avocats nous avaient dit s’attendre à un non lieu. En effet, ceux qui avaient conduit ma voiture en ont eu pour seulement un an (je n’ai jamais revu ma belle Ford Escort) Mais les voies de notre justice est impénétrable : nous apprenons une semaine après que les jugements avaient été annulés (!!) , que le juge avait été muté et que le jugement de première instance était à refaire. Je ne comprends pas encore ce qui s’était passé et si c’était légal. On ne nous a pas alors remis en prison.

J’ai profité de ma liberté provisoire pour rencontrer le ministre de la santé d’alors, Dr Hedi Mhenni, pour lui exposer mon cas et essayer de reprendre le cursus de ma spécialité : c’était un ami de feu mon oncle, Abdellatif Bouzaouache, gynécologue décédé d’un accident de voiture en octobre 90, et je pensais qu’il m’aiderait. J’ai eu droit à un “non” poli mais catégorique avec un “Je ne peux malheureusement rien pour toi”.

Pr Koussay Dellagi, alors directeur de l’Institut Pasteur, a bien essayé d’intervenir en ma faveur mais il a essuyé une fin de non recevoir. Qu’il soit remercié ainsi que mon patron, Pr Riadh Ben Ismail, et qu’il me pardonnent tous les tracas (de la part du Ministère de l’Intérieur notamment) dont j’ai été involontairement la cause pour le LEEP et l’Institut Pasteur à cette époque.

Certains membres de ma famille, sur conseils de personnes haut placées avec lesquelles elles étaient intimes, m’ont prié de faire une demande de “pardon” au président ; pour leur faire plaisir, j’ai bien écrit une lettre au président d’alors mais c’était pour lui exposer mon cas et insister sur mon innocence. Je n’ai eu aucune réponse. Je me suis alors mis à ma thèse. L’affaire continuait son chemin et en re-première instance, nous sommes condamnés pour un chef d’accusation “allégé” : “appartenance à une association non reconnue et détention en vue de distribution de tracts etc.” à 20 mois de prison, confirmés quelques semaines après en appel ! Je me souviendrai toujours de la question posée par le juge à mon avocat à la fin de sa plaidoirie : ”c’est en faveur de quel accusé que vous avez plaidé ?” Mon avocat m’avait regardé et avait souri, me faisant comprendre que c’était cuit, que les jugements étaient certainement prêts et décidés depuis longtemps!

En janvier 1994, début Ramadan, je retourne donc en prison pour accomplir le reliquat de 4 mois. Il faut dire que j’étais chanceux dans mon malheur puisque après quelques jours à Sousse et suite à une “interview” faite par des officiers “lettrés” du Ministère de l’Intérieur (consistant en des questions sur des chapitres d’oeuvres de Rached Ghannouchi qu’ils me lisaient, sur mes croyances religieuses etc. ; je leur avais répondu que j’étais un “néo-mu’tazilite”, ce qui avait semblé les amuser !) j’ai été transféré à la prison de Mornag : les autorités pénitentiaires y tentaient une expérience de “lavage de cerveau” de certains islamistes qui paraissaient moins têtus que d’autres. C’était une belle période : discussions animées, séances de cinéma les mercredis, de théâtre, où des acteurs étaient invités. En fait de “remise sur le droit chemin”, les islamistes emprisonnés, des universitaires pour la plupart, m’avaient épaté quand ils se sont fait un plaisir de hausser les débats à un point auquel je ne m’attendais pas avec les intellectuels et artistes invités pour nous convaincre de leurs idées… Je me suis même pris au jeu et je me suis amusé à intervenir face à un acteur tunisien très célèbre (je peux le dire maintenant : c’était Mohamed Hadaoui, quelqu’un de très cultivé, très poli, très respectueux et très respectable qui m’a laissé un excellent souvenir) mais en lui parlant un français “châtié” comme on n’en fait plus depuis des décennies (en fait, je m’y étais préparé la veille en lisant et relisant un dictionnaire de citations trouvé à la bibliothèque de la prison dont j’étais l’un des rares abonnés vu que la plupart des livres étaient en anglais !)
J’ai entendu dire après ma sortie que l’expérience avait été arrêtée car c’était un échec total!
A Mornag, j’ai aussi eu l’occasion d’apprendre le louvoiement et la manipulation avec l’administration pénitentiaire. En effet, avec un autre prisonnier politique, C. B. qui paraissait, comme moi, différent, l’administration de la prison a voulu jouer à faire de nous des délateurs. La confiance qui régnait entre moi et mon ami C. B. nous a permis de détourner les plans des officiers de la prison : ils croyaient nous utiliser et c’était nous deux qui les manipulions. C’était une aventure angoissante, palpitante, risquée qui a duré environ 2 mois (jusqu’à ma libération) mais nos co-détenus avaient pu avoir un peu “la paix” durant quelque temps et nous en avons tiré, C. B. et moi une certaine impression de “revanche”.

A ma sortie en mai 1994, j’ai demandé par écrit au Ministre de la Santé de me permettre de finir ma spécialité même de façon bénévole mais j’ai essuyé un refus net par un courrier où le Ministre exprimait son regret de ne pouvoir donner suite à ma demande…
Je reprends alors ma thèse, je la soutiens, toujours avec brio (mention “très honorable, avec les félicitations du jury et proposition au prix de thèse”) et j’ouvre la mort dans l’âme un cabinet de médecine générale en octobre 94 (un grand Merci à feu Dr Hachmi Ayari, Allah yarhmou, alors Président du Conseil National de l’Ordre des Médecins…) J’y suis encore. Je gagne très bien ma vie, bien mieux que si j’avais fini ma spécialité. Mais je n’ai pas oublié mes souris et mes psammomys de laboratoire. Mon cœur saigne tous les jours quand j’y pense ou quand je passe devant l’Institut Pasteur : c’était mon rêve d’enfant et je l’avais à peine réalisé qu’on me l’a volé…
Mais en pratiquant la médecine générale, j’ai découvert, grâce à des amis qui ont cru en moi, ma véritable vocation : la médecine de famille et la Formation Médicale Continue ainsi que l’encadrement des futurs médecins. Comme quoi, عسى أن تكرهوا شيئا وهو خير لكم

Je suis resté sept ans à pointer deux fois par jour au poste de police. Sept ans aussi à être réveillé vers deux heures du matin, n’importe quel jour, par les policiers, rien que pour s’assurer que je n’étais pas ailleurs. Jusqu’à récemment, j’étais pris d’une insurmontable angoisse dès que j’entendais une voiture s’arrêter près de chez moi ou une portière claquer. J’ai été aussi durant 10 ans privé de passeport…

En 97, cherchant à me trouver un rôle à jouer dans la société (à part d’être médecin) j’ai été tenté par la vie associative et je suis devenu membre de la section de Sousse du Syndicat Tunisien des Médecine Libéraux. Pour avoir une idée sur l’atmosphère délétère qui pesait alors, juste après les élections du bureau, mon cousin Hatem Achache que j’adore me prend à part et me demande : “qui t’a demandé d’intégrer le STML ?” : il avait peur que je sois envoyé en mission par Ennahdha pour infiltrer le Syndicat ! Heureusement, ses doutes ont été très rapidement dissipés une fois que nous avons appris à nous connaître. J’ai du, des années durant et jusqu’à très récemment, supporter les appels de la police politique pour s’enquérir des sujets de réunion du syndicat et si on y parlait politique.

En 1999, avec la démocratisation d’Internet, j’ai découvert ce qu’on allait appeler la cyberdissidence, caractérisée surtout par ses forums enflammés et, après une courte période sur le forum du CNLT, j’ai intégré l’équipe de feu Zouhair Yahyaoui, Allah yarhmou, jusqu’en 2006, sur TUNeZINE, sous le pseudonyme “Decepticus”. Mes publications étaient souvent reprises par le site Tunisnews.net . Toutefois, vous y trouverez une seule mention de mon nom : une pétition signée en février 2004 sous ma véritable identité en faveur de la reprise des études de Abdellatif Mekki et Jalel Ayed. Je n’ai jamais été questionné à ce propos mais j’ai passé une bonne période prêt à l’être.

Depuis mars 2006, je me suis totalement investi dans mon travail, le syndicalisme et, plus récemment, l’activité ordinale au sein du CROM à Sousse. Jusqu’à la révolution.

Ah! J’oubliais. J’ai été une seule fois “invité” toute une matinée au Ministère de l’Intérieur ; c’était en février 2010. Personne de mon entourage n’est au courant (sauf quelques proches, au cas où) et c’est la première fois que j’en parle. L’unique sujet qui les intéressait était mon activité sur le site de Ahl-alquran : connaissais-je les participants tunisiens ? quelles étaient mes relations avec les Coranistes ? mais rien ni sur mon passé ni sur TUNeZINE ni sur l’opposition ni sur la politique ! J’ai été très bien accueilli et la discussion m’a permis de constater le haut degré d’instruction et de culture de ceux qui avaient été chargés de m’interroger.

Je n’ai pas voulu bénéficier de l’amnistie : je n’ai pas commis d’acte pour lequel je devrais être pardonné. Peut-être penserais-je à une réouverture de mon procès ? Mais je ne crois pas, non : j’ai besoin de tourner très vite et à jamais cette page.

Voilà. C’est en très concentré une vingtaine d’années sous le règne de ZABA. Mon parcours sur le chemin de la résilience a peut-être été un peu long mais j’ai bon espoir que ce processus touche à sa fin.

A chacun son vécu, son expérience personnelle, son impression subjective. Si ça peut aider à exorciser un passé douloureux, à dépasser le statut, légitime pour une période limitée, de victime, je ne saurais trop conseiller à mes anciens compagnons d’infortune, auxquels la fortune sourit mais sournoisement, de faire très rapidement un travail sur eux-mêmes : en parler, nommer les émotions, les souffrances, les peines, les tortionnaires… ceci est un préalable indispensable au pardon qui ne peut venir que de quelqu’un qui s’est retrouvé, qui s’est réconcilié avec lui-même.

Je pense l’avoir fait.

Decepticus, alias Foued Bouzaouache