Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

« Travail, Liberté, Dignité »… L’appel était clair, l’aspiration sans équivoque. Ces trois symboles qui ont porté le soulèvement tunisien contre Ben Ali devaient inéluctablement s’inscrire comme les piliers de la Deuxième République. Force est de constater que l’instrumentalisation de la religion et de l’identité arabo-musulmane a complètement désorienté le débat à peine un an après la Révolution Tunisienne. Alors que le souffle de la liberté semblait porter les germes d’une nouvelle ère de lumières, on ne peut s’empêcher de frissonner en voyant les crocs d’une nouvelle dictature qui rôde autour d’une Tunisie agonisante. Voilà comment, en trois étapes, on risque de priver les tunisiens d’une liberté acquise au prix du sang.

Repousser les limites de l’extrémisme afin de se retrouver au centre

Après la révolution politique, on s’attendait à vivre une révolution intellectuelle. Au moment de rédiger la constitution de ce qui devait être la Deuxième République, on espérait assister à des débats de fond sur les droits du citoyen, la relance économique et autres enjeux essentiels de la Révolution Tunisienne. Hélas, loin de profiter des jouissances du Siècle des Lumières tant espéré, on se retrouve à contempler l’étendue d’un véritable désert intellectuel. C’est ainsi qu’on se retrouve à écouter les propos de W. Ghnim, obscurantiste moyenâgeux qui appelle à l’excision des filles et qui ne se retient pas au moment de prêcher la haine et la violence contre ceux qui n’adhèrent pas à son idéologie fasciste. C’est en ce sens qu’on entend S. Chourou, député de la constituante, appeler au nom de Dieu à « tuer, crucifier voire démembrer ceux qui freinent le travail du gouvernement par le biais des sit-in ». C’est dans ce contexte que l’on assiste à l’obtention du visa de « l’Ordonnancement de la Vertu et de la Prévention du Vice » qui vise à « remédier aux dérives de la société en ayant recours à la religion »… C’est par le biais d’une telle radicalisation du discours que les extrémistes d’antan arrivent aujourd’hui à passer pour des modérés. C’est en poussant les frontières de l’extrémisme que les partis au pouvoir arrivent à nous faire accepter l’inacceptable. Rajoutons à cela une démagogie basée sur le double-discours et un endoctrinement continu qui cristallise la question identitaire autour de la religion et le tour est joué…

En Tunisie, le débat politique n’est pas partagé entre droite et gauche, entre libéraux et protectionnistes… La polarisation du paysage politique fait malheureusement émerger deux courants: “les religieux” et “les autres”, constat grave au corollaire vicieux : on ne vote pas pour les candidats pour leur vision sociale et leur projet économique mais pour leur foi… Cet endoctrinement des masses souligne la douloureuse transition de la Tunisie révolutionnaire qui au lieu de passer à un Etat de Droit se transforme peu à peu en un Etat de l’Arbitraire dans lequel il suffira de parler au nom de la religion pour acquérir une légitimité morale et sociale.

Ancrer sa pérennité dans la durée grâce à un système institutionnel sur mesure

Ephémère est néanmoins cette légitimité morale et sociale. Le maintien au pouvoir ne peut s’inscrire dans la durée que s’il est ancré dans un système institutionnel qui garantit ou du moins facilite sa pérennité. Inscrire la Charia dans la constitution comme source principale de la législation et mettre en place un régime politique sur mesure sont, en ce sens, des moyens efficaces pour parvenir à cette fin.

L’inscription de la Charia comme la source principale de la législation ouvre grand la porte aux dérives. C’est pourtant l’objectif avéré de certains partis au pouvoir. Outre les problèmes liés aux mauvaises interprétations des textes sacrés, une telle mention conduit dangereusement à la sacralisation des autoproclamés “religieux” qui se voient passer du rôle de politique au rôle d’interprète de la parole divine, acquérant ainsi une légitimité injustifiée. Le triste sort de la Révolution iranienne illustre parfaitement ce propos. Pire encore, il n’y a rien de plus facile pour justifier l’injustifiable que de se cacher derrière le couvert de la religion. C’est ainsi que l’on ne s’offusque pas dans certains pays du Moyen-Orient d’interdire les manifestations tout simplement parce qu’elles seraient contraires à l’essence de la Charia selon les dires des dirigeants de ces pays. De quelle liberté et de quelle démocratie pourrait-on parler dans ces conditions ?!

Sur le plan institutionnel, il est important de noter les dangers du régime politique proposé par Ennahdha, parti majoritaire du gouvernement provisoire, qui propose un système avantageant copieusement le parti ayant reçu le plus grand nombre de votes en un tour. Ainsi, ce parti suggère que le Premier Ministre soit obligatoirement choisi dans les rangs du parti ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au Parlement [1] privant ainsi les partis minoritaires de la possibilité de former une coalition majoritaire en sièges et donc susceptible de diriger légitimement le gouvernement. De plus, le programme d’Ennahdha ouvre la porte à une hégémonie partisane dans le cas d’une majorité absolue au parlement, le premier ministre étant issu du parti majoritaire, le Président de la République, celui du Tribunal Constitutionnel et celui de la Cour des comptes étant directement nommés par le parlement [2] dominé par le parti en question… une concentration des pouvoirs dans les mains d’un seul parti qui va à l’encontre de l’essence de la démocratie et des objectifs de la Révolution. Faussement inspiré du parlementarisme britannique, le programme d’Ennahdha propose des motions potentiellement dangereuses et antidémocratiques qui l’avantagent considérablement sur le long terme.

L’avenir nous éclairera un peu plus sur les véritables intentions de ceux qui « visent les générations futures et cherchent à isoler les enfants de l’idéologie de leurs parents » [3].

Ecarter l’opposition du paysage politique sous l’égide du blasphème

Si l’amalgame entre le discours religieux et le discours politique amplifie le rôle des « serviteurs de Dieu » et autres « interprètes de la parole divine », il ne manque pas de rabaisser leurs opposants ainsi que tous ceux qui n’adhèrent pas à leur discours. « Mécréants », « Orphelins de l’Occident », « Orphelins de Ben Ali »… C’est ainsi que les « forces politiques vaincues » sont qualifiées par certains membres du gouvernement provisoire ainsi que leurs partisans dans une ultime tentative de substituer la force de l’argument par l’argument de la force.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ceux qui gouvernent aujourd’hui par l’audace des martyrs se permettent d’opprimer des journalistes à cause d’une photo publiée qui se veut contraire à une morale sélective mais réagissent à peine à l’heure où des salafistes bloquent les universités et cherchent à imposer leurs lois dans les villes isolées… La culpabilité et l’autocensure prendront bientôt le relais sur ce harcèlement moral, traçant un peu plus le chemin vers une nouvelle dictature.

Pour conclure

En guise de conclusion, on insistera sur le fait que cet article, loin de pointer la religion du doigt, ne fait que prendre pour cibles ceux qui, au nom de Dieu, se permettent de véhiculer une conception faussée du sacré. Inscrire la religion au cœur d’un discours politique hypocrite et d’une morale sélective ouvre la porte aux dérives. A l’opposé, considérer les valeurs sacrées comme une référence idéologique et morale n’est en rien contradictoire avec le socle démocratique sur lequel devrait se fonder la Deuxième République.

En définitive, ceux qui ne méritent pas de mourir ont donné leurs vies pour offrir la liberté à ceux qui rêvent de s’enchaîner… Tout le paradoxe d’une révolution qui aura à peine abouti ! Quant à ceux qui n’hésiteront pas à me rappeler que je suis un “Sfer Fassel” en me sortant l’argument de la majorité qui impose sa loi par le biais des urnes, je leur répondrai en citant Alexis de Tocqueville: « Qu’est-ce donc une majorité prise collectivement sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu’on nomme la minorité? Or, si vous admettez qu’un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n’admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? »

Anonymous

Notes :

[1] Point 13 du Programme Ennahdha
[2] Points 27 et 30 du Programme Ennahdha
[3] Référence aux propos de Cheikh Mourou lors de son entretien avec W. Ghnim