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Assemblée constituante tunisienne. Crédit photo : auteur inconnu

Par Yassine Ayari

L’assemblée nationale constituante commence à présent ses travaux sur la partie sans doute la plus difficile de sa mission : donner à la Tunisie une constitution. Tout doit être revu à zéro puisque c’est la constitution qui définit la nature de l’état mais aussi les droits fondamentaux du citoyen. Bref, c’est la toute nouvelle république libérée de la dictature qui doit trouver son cadre juridique de référence et être redéfinie en profondeur. Dans ce contexte, quoi de plus étonnant que ce soient d’abord les questions identitaires qui occupent l’essentiel des débats. Aussi, la grande question du moment est-elle la place de l’islam accordée par cette constitution : faut-il aller jusqu’à inscrire la chariaa dans la constitution, en assurant son application et son interprétation par un « conseil des ulema » ad hoc ?

Comme dans tout débat identitaire, les questions sont souvent mal posées mais traduisent moins la réalité des controverses politiques et partisanes que les contentieux historiques qui restent encore à solder. Il est donc utile de proposer une sortie « par le haut » de cette polémique à la fois en intégrant tous les « non-dits » du débat tel que leur inconscient historique, tout en définissant clairement les termes mis en débat (état, sharia, constitution, etc) pour trouver une formulation qui réconcilie le peuple tunisien de manière pérenne.

Aspect historique : l’échec de la relégation sociale des conservateurs

Lorsque Bourguiba fait rédiger la Constitution de 1959, il prend soin d’évoquer la qualité islamique de l’Etat Tunisien dès l’article premier : « La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain ; sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime la république. » La formulation est suffisamment adroite pour mettre tout le monde d’accord sur un malentendu : l’islam est religion d’état pour les uns, religion de la Tunisie pour les autres. Le statut juridique de l’Islam comme religion d’état ne va donc jamais réellement exister car modéré par l’interprétation qui n’y retient qu’un constat objectif rappelé par la Constitution selon lequel l’Islam est la religion majoritaire.

Pendant ce temps, Bourguiba va mettre en œuvre sa politique culturelle et sa vision de ce que devrait être l’identité tunisienne : fascination de l’Occident, intégration à la francophonie, dévalorisation de la culture arabo-musulmane notamment en privilégiant dans les administrations et à tous les niveaux de responsabilité les étudiants de la Sorbonne sur ceux de la Zitouna puis fermeture pure et simple de l’université de la Zitouna vue alors comme un lieu de régression contre un idéal de modernité imposée par le haut. Le corps religieux placé autoritairement sous la tutelle
de l’état se retrouve au début des années 60 sans aucune structure autonome propre. Dès cette époque, il y aura donc deux Tunisies : d’une part la Tunisie traditionnelle dont les cadres ont été formés à la Zitouna et qui sont désormais sans perspective de carrière, d’autre part la Tunisie francophile, éduquée à la Sorbonne et qui va fournir la nouvelle Nomenklatura émergente.

L’animation et l’éducation de la frange que nous appellerons « islamique et traditionnelle » de la société aura alors lieu loin des mosquées jalousement gérées par l’état. C’est ainsi qu’essaiment en silence les tariqas et autres halaqa, groupes où l’on étudie en petit nombre le Coran et l’arabe classique avec cet idéal qui consiste à reproduire cette « élite des croyants » et « retarder la disparition de l’islam » en Tunisie tandis que même le jeûne du mois de Ramadhan est proscrit dans l’administration. C’est une véritable petite contre-société qui se met en place dans la plus grande discrétion et qui va se structurer tout doucement, de la création de l’association pour la sauvegarde du Coran en 1968 (avec, déjà, Mourou et Ghannouchi) à celle du MTI puis d’Ennahdha.

La stratégie politique de la frange « traditionnelle et conservatrice » de la Tunisie est donc intimement liée à un parcours historique précis et au souci de rendre impossible la relégation sociale subie sous Bourguiba et Ben Ali. Aujourd’hui qu’elle domine politiquement, elle s’imagine que graver la référence à l’Islam dans le marbre de la constitution réalisera cet objectif. Elle semble ne pas réaliser au passage qu’elle reproduit sur la frange « progressiste » les violences de l’autoritarisme qu’elle avait elle-même subies de Bourguiba. C’est sans doute un premier motif pour déconseiller vivement au parti Ennahdha de succomber à la tentation d’introduire la Chariaa dans la constitution puisqu’il ne s’agit pas aujourd’hui de consacrer la victoire idéologique d’un camp sur un autre mais
bien de favoriser une constitution réconciliant les Tunisiens sur ce socle incompressible de droits, de libertés et de dignité qui ont conduit à la révolution.

La Chariaa, un objet aux contours flous

L’inscription de la Chariaa dans la constitution pose par ailleurs problème dans la mesure où personne n’est capable d’en définir les contours là où le juridique exige une référence précise. En effet, personne n’est capable de désigner un objet précis (un texte, un livre), un corpus stable et unanimement reconnu, qui s’appelle « Chariaa » et permettant à chacun de juger sur pièce.

Une approche à travers le droit musulman ne résout pas plus cette difficulté d’identifier un corpus bien défini et bien délimité. La Chariaa que l’on peut traduire par « la voie » n’est ni la loi islamique, ni un code particuliers et bien fixé, ni une jurisprudence mais tout simplement un ensemble de principes issus des sources du droit musulmans. Cet éclairage pourrait simplifier le débat qui nous intéresse dans la mesure où il ne nous resterait plus qu’à extraire et analyser ces principes dont l’essentiel serait pour une part universel, pour une autre part évident en terre d’islam. Cependant, si une partie de ces principes est clairement identifiée comme relevant de l’Islam, une autre est discutable donc en manque de légitimité et ne saurait alors s’imposer avec toute la force de la loi. Il
faudrait donc identifier les sources légitimes d’où pourraient être extrait ce corpus de principes.

Or, la question même des sources du droit musulman (« usul ») pose encore question : est-ce seulement le Coran et la Sunna? Faut-il y ajouter le consensus des ulemas (« ijma’ ») ? Doit-on prendre des distances avec ce qui relève du « qiyas » (jugement par analogie) ? Faut-il accepter les sources complémentaires du droit que d’aucuns jugent trop innovantes car trop interprétatives tel que « el istiçlah » (jugement fondé sur l’intérêt de la collectivité) ?

Bref la Sharia se présente à nous comme un ensemble de principes qui s’imposent en droit islamique mais leur périmètre ainsi que leurs sources sont définies d’autant de manières qu’il y a d’école de pensée juridique du droit musulman (madhab), sinon de spécialistes. En fait, le droit musulman est un droit comme les autres avec ses écoles de pensées, ses divergences entre spécialistes et ses controverses internes. Plus précisément, il y a « des » droits musulmans et non un seul droit musulman qui découlent eux-mêmes de différentes interprétations de ce que devrait être la Chariaa.

C’est ainsi que l’inscription de la sharia dans la constitution apporte plus de problèmes qu’elle n’en règle car, en pratique, il faudra systématiquement favoriser une interprétation sur une autre. Si le débat, el ikhtilaf, est une très bonne chose à l’échelle des débats entre individus, qu’ils soient savants ou simples croyants, il n’est pas applicable dans un tribunal avec un juge qui tranche une décision de manière précise.

Le Prophète et la Constitution de Médine

Paradoxalement, c’est le défenseur le plus radical de la Chariaa dans la Constitution qui comprend le mieux toutes les difficultés que cela pose. En effet, il n’est pas anodin que Sadok Chourou, bien connu pour son érudition, propose tout un ensemble de structures pour compenser les différentes objections que nous présentons ici : « Les législateurs devront se référer à trois piliers essentiels : le Coran, la Sunna et un conseil d’oulémas (savants religieux), dont le rôle sera de trancher sur les points de la chariaa sujets à différentes interprétations ou qui ne trouvent pas une réponse claire dans le Coran ou la Sunna. » Le problème, c’est que dès lors que l’on crée un conseil d’ouléma au sommet du système juridique national, on provoque d’emblée un changement de régime vers une théocratie.

On pourrait également objecter à Chourou que non seulement son modèle ne trouve pas de précédent historique mais qu’en plus, il n’a que peu de rapport avec celui du Prophète de l’Islam face à la même situation lorsqu’il signa la Constitution de Médine. Ce document qui fixe par écrit le pacte liant juifs et musulmans de la ville ne fait aucune référence à la Chariaa ou aux codes islamiques mais est axée sur les liens qui unissent les croyants monothéistes, qu’ils soient juifs ou musulmans.

La cité-état de Médine est une collectivité qui gère une sorte de pacte de vivre ensemble entre ses différentes composantes. En tant que personne morale, cette collectivité ne cherche pas à imposer un code sur un autre, une théologie sur une autre. En extrapolant un peu, on pourrait se dire que très tôt, la compréhension de l’Islam tend vers la défense d’un état qui n’a pas de confession particulière et qui assure le respect des relations sociales sur des codes qui unissent les différentes communautés en présence, ce que de plus en plus de personnalités de l’islam politique désignent par « état civil ».

Revendications identitaires : entre Chariaa, valeurs arabo-musulmanes et universalisme

Cependant, en dehors de Chourou, il semble que les défenseurs de l’inscription de la Chariaa dans la constitution n’ont pas une position aussi bien forgée dans l’univers de la théologie islamique. Pour la plupart d’entre eux, on peut faire le pari qu’il s’agit avant tout d’une revendication identitaire qui peut naviguer dans le populisme mais qui est également constituée par la conviction d’éviter tout retour à la marginalisation de la frange conservatrice.

C’est très probablement cette compréhension de la société tunisienne qui pousse le CPR et le PDP à proposer d’évoquer dans la constitution l’héritage arabo-islamique de la Tunisie, contrairement au Takatol et au PDM qui s’arcboutent sur les « valeurs universelles ».

Comme nous le disions plus haut, cette constitution, dans le contexte tunisien, ne doit pas consacrer la victoire d’un camp politique sur un autre mais plutôt fixer le noyau de valeurs auxquelles adhérent

tous les tunisiens qui ont accompagné la révolution. De ce point de vue, l’introduction de la Chariaa comme source du droit n’est pas nécessaire, sinon impossible, pour des raisons juridiques (l’objet est mal défini), théologiques (l’exemple de la Constitution de Médine), institutionnelles (l’état, y compris du point de vue islamique, n’a pas de religion mais encadre les relations entre les individus) ou politiques (la priorité est de fixer le socle faisant unanimité au lendemain de la révolution pour rassembler tous les tunisiens).

Comprendre les attentes et réconcilier tous les Tunisiens

Alors que faire pour réconcilier tous les Tunisiens ? D’abord ne pas minimiser l’importance et la portée de ce débat. La notion d’indépendance culturelle chère au politologue François Burgat mérite que l’on s’y attarde. Selon nous, il s’agit de se concentrer sur un modèle de valeurs et sources d’inspiration assurant :

-la reconnaissance des valeurs historiques et culturelles de la Tunisie ainsi que l’influence qu’elles
auront nécessairement sur le législateur.

-leur vocation à participer à l’universel et l’enrichir

-leur fonction dans la société tunisienne, qui ne se limite ni au folklore, ni au passé

Forts de cela, nous estimons intéressant que la Constitution évoque l’éthique islamique à côté des valeurs. Par exemple : « La Tunisie est un état civil et social qui ne fait pas de différences entre les citoyens. Son régime est la République. Sa langue est l’arabe. Elle est modelée par les valeurs arabo- islamiques. Elle s’inspire notamment de l’éthique islamique et des valeurs universelles. »

Tout est dans l’éthique. Se contenter d’évoquer « les valeurs », c’est mettre un autocollant « halal » sur une constitution qui pourra aussi bien défendre les libertés que la dictature. Les valeurs ne doivent pas être une caution mais ont un sens si elles sont interrogées à chaque étape du débat publique et politique par des individus. Voilà pourquoi l’éthique islamique tient ici une place importante à côté des valeurs universelles défendues dans nombre de traités signés par la Tunisie. Ce n’est pas une morale normative fermée et fixée mais un comportement basé sur des valeurs précises et que l’on interroge à chaque instant. C’est la possibilité de mettre des valeurs en application tout en donnant à la réflexion et au libre arbitre la place qu’ils méritent.